De quel art écologique avons-nous besoin ?

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De quel art écologique avons-nous besoin ?

Le 19 Juil 2021
Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR
Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR
Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR
Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
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Le 22 juin 2020, alors que l’Espagne est offi­cielle­ment décon­finée depuis un jour, l’Opéra Liceu de Barcelone, en parte­nar­i­at avec la galerie d’art Max Estrel­la, réou­vre ses portes et pro­pose un Con­cert pour le Biocène, à l’initiative de l’artiste Euge­nio Ampu­dia. La démarche artis­tique est pour le moins peu com­mune, au regard de l’assistance con­vo­quée (le mot est choisi à des­sein) : 2292 plantes, soit la jauge de la salle de spec­ta­cle, pour lesquelles « le quatuor à cordes UceLi Quar­tet inter­prètera […] le “Crisan­te­mi“ de Puc­ci­ni1 ». Les plantes seront ensuite « offertes, avec un cer­ti­fi­cat de l’artiste, à 2 292 per­son­nes qui ont été sur les lignes de front de la san­té, le front le plus dur d’une bataille sans précé­dent pour nos généra­tions, en recon­nais­sance de leur tra­vail2 », annonce le pro­gramme. Nous, pub­lic humain, sommes invités à suiv­re l’événement dif­fusé en direct sur Inter­net, ou à vision­ner la vidéo réal­isée a pos­te­ri­ori par Euge­nio Ampu­dia. 

Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020.2
Euge­nio Ampu­dia, Concier­to para el bio­ceno (con­cert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR

            Le con­cert est spon­sorisé par la fon­da­tion de la banque La Caixa, l’assurance de san­té DKV Seguros ain­si que l’entreprise de fret inter­na­tion­al Air­pharm SAU, spé­cial­isée dans le secteur chim­i­co-phar­ma­ceu­tique, la médecine vétéri­naire, les cos­mé­tiques et les com­plé­ments ali­men­taires. Il entend amen­er les per­son­nes humaines à repenser leur rap­port à la nature au moment de leur retour à l’activité post-con­fine­ment, et par là même à inter­roger l’état de la con­di­tion humaine au temps du coro­n­avirus. La démarche tout autant que l’œuvre inci­tent à envis­ager de nou­velles « dépen­dances inter-espèces comme la seule voie pos­si­ble vers une nou­velle ère de véri­ta­ble engage­ment écoso­cial3 » et affir­ment la néces­sité de pass­er d’une pen­sée anthro­pocen­trée du monde à sa con­cep­tion bio­cen­trée, focal­isée sur l’ensemble des formes de vie. Le Con­cert pour le Biocène est aus­si l’occasion pour Euge­nio Ampu­dia d’interroger le con­cept d’empathie et notre capac­ité à en éprou­ver pour d’autres espèces que la nôtre. Con­sid­éré comme « un engage­ment fort en faveur de l’environnement4 », le con­cert sera aus­si le moyen de faire « acte de générosité5 » et de recon­nais­sance envers le per­son­nel soignant.

            Ain­si, l’œuvre affiche autant sa démarche artis­tique que ses inten­tions sociales et morales. La pre­mière se déploie de telle sorte à faire événe­ment, événe­ment tant artis­tique que poli­tique, qui s’inscrit de manière explicite et inten­tion­nelle dans un con­texte poli­tique, social et écologique par­ti­c­uli­er : la sor­tie d’un con­fine­ment de plusieurs mois dans une époque de syn­démie6. Je pour­rais m’attacher à analyser l’œuvre qui nous est des­tinée à nous, humain·e·s (la trans­mis­sion en direct et la réal­i­sa­tion vidéo) ; aux plantes de juger de l’expérience spec­tac­u­laire qui leur était des­tinée. Mais c’est bien la démarche et les inten­tions de l’œuvre qui sont mis­es en avant par la com­mu­ni­ca­tion pro­duite autour du Con­cert pour le Biocène, tant par le Liceu que par la presse ; c’est donc ces dernières que j’interrogerai ici, en posant la ques­tion suiv­ante : de quel art écologique avons-nous besoin ? 

Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020.3
Euge­nio Ampu­dia, Concier­to para el bio­ceno (con­cert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR

            L’« engage­ment écoso­cial7 » souhaité fait référence par fil­i­a­tion à la pen­sée de l’écologie sociale, prin­ci­pale­ment portée par Mur­ray Bookchin, philosophe, mil­i­tant et essay­iste écol­o­giste lib­er­taire améri­cain. Celui-ci démon­tre les liens inex­tri­ca­bles entre la dom­i­na­tion de la nature et celle de l’humain par l’humain. Quelle rela­tion le Con­cert pour le Biocène entre­tient-il avec son con­texte social et la nature, représen­tée par les plantes ? Si les bien­faits de la musique ont sci­en­tifique­ment été prou­vés, les plantes restent con­sid­érées comme des moyens et non des fins : des pépinières où elles sont mis­es en pot, elles sont ensuite amenées à l’opéra pour pass­er dans d’autres mains humaines, per­me­t­tant au pas­sage de grat­i­fi­er une démarche d’artiste. Aux plantes, con­traintes d’intégrer un mode d’être humain qu’est la sphère artis­tique, est don­né une sorte de plus-val­ue cul­turelle, ou un cap­i­tal cul­turel et sym­bol­ique visant par là à val­oris­er tout aus­si sym­bol­ique­ment les soignant·e·s et leur tra­vail. Or, leur demande n’avait, en juin dernier, et encore aujourd’hui, rien de sym­bol­ique : les soignant·e·s demandaient des moyens sup­plé­men­taires et de meilleurs salaires jugés dignes, impli­quant de met­tre au jour les caus­es pro­fondes de la sit­u­a­tion syn­démique vécue et non de la panser sym­bol­ique­ment. Si nous voulons chang­er de par­a­digme et pass­er à une pen­sée bio­cen­trée, il n’y a pas d’autre choix que d’interroger les dom­i­na­tions humaines et les caus­es sociales de la rela­tion que le Cap­i­talocène8 a entretenue jusqu’ici avec le vivant.

            Par ailleurs, le con­cert par­ticipe inévitable­ment à l’acceptabilité sociale de ses spon­sors, en ren­dant « crédi­ble leur men­songe selon lequel elles [ces entre­pris­es] se soucient de toute autre chose que de faire des prof­its, en détru­isant des vies humaines et non-humaines si néces­saire9 ». Cette néces­sité de ré-envis­ager notre rela­tion au vivant incomberait aus­si à l’art dans les pro­duc­tions qui le déter­mi­nent, en prenant en compte les capac­ités de ses acteur·ice·s culturel·le·s, et non par oblig­a­tion moral­isatrice et cul­pa­bil­isante. Ce con­cert n’est-il pas, après tout, pen­sé pour la vie ? 

Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020.5
Euge­nio Ampu­dia, Concier­to para el bio­ceno (con­cert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR

            L’événement sem­ble finale­ment se rap­procher d’une « vision mécan­iste et instru­men­tale de la nature, conçue comme un milieu pas­sif com­posé d’objets tels qu’animaux, plantes, minéraux et autres, qui doivent sim­ple­ment être traités de telle manière qu’ils ren­dent mieux ser­vice à leur util­isa­teur humain10 ». Le désir de sor­tir de l’anthropocentrisme pour­rait se man­i­fester par le mou­ve­ment inverse, celui d’aller à la ren­con­tre du vivant plutôt que l’emmener dans le monde humain. Pourquoi ne pas inter­roger l’empathie en mêlant les deux publics ou en allant à la ren­con­tre du végé­tal, en jouant dehors, plutôt que de le con­train­dre à venir ? Car, comme le dit Isabelle Stengers, c’est bien « la nature [qui] nous intéresse alors que nous n’intéressons pas la nature ». Elle n’a pas demandé de con­cert ; c’est nous qui avons besoin de la com­pren­dre, d’apprendre d’elle et de la con­naître si nous voulons sur­vivre.

Eugenio Ampudia, Concierto para el bioceno (concert pour le Biocène), Barcelone, 2020.1
Euge­nio Ampu­dia, Concier­to para el bio­ceno (con­cert pour le Biocène), Barcelone, 2020. DR

Bib­li­ogra­phie

  • Bookchin, Mur­ray, L’écologie sociale : penser la lib­erté au-delà de l’humain, Mar­seille, Wild­pro­ject, 2020, p. 53.
  • Frémeaux, Isabelle et Jor­dan, John, « Quelle cul­ture voulons-nous nour­rir ? », Ter­restres [en ligne], 2020. https://www.terrestres.org/2020/08/04/quelle-culture-voulons-nous-nourrir/.
  • Malm, Andreas, L’anthropocène con­tre l’his­toire : le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à l’ère du cap­i­tal, Paris, La Fab­rique, 2017.
  • Stengers, Isabelle, « Faire avec Gaïa : pour une cul­ture de la non-symétrie », Mul­ti­tudes, n°24, 2006.
  • Stiegler, Bar­bara, De la démoc­ra­tie en pandémie : san­té, recherche, édu­ca­tion, Paris, Gal­li­mard, 2021.

  1. https://www.liceubarcelona.cat/en/concierto_bioceno. « the UceLi Quar­tet string quar­tet per­forms Puccini’s “Crisan­te­mi” for this ver­dant pub­lic, brought in from local nurs­eries. » ↩︎
  2. Ibid. « …the plants will be donat­ed with a cer­tifi­cate from the artist to 2,292 peo­ple who have been on the health­care front­lines, the tough­est front in a bat­tle unprece­dent­ed for our gen­er­a­tions, in recog­ni­tion of their work. » ↩︎
  3. Ibid., Blan­ca de la Torre, comis­aria, « las depen­den­cias entre especies como el úni­co camino posi­ble hacia una nue­va era de ver­dadero com­pro­miso ecoso­cial ». ↩︎
  4. Ibid., Alber­to de Juan. Galería Max Estrel­la, « un fuerte com­pro­miso con el medio ambi­ente ». ↩︎
  5. Ibid., Alber­to de Juan. Galería Max Estrel­la, « un acto de gen­erosi­dad ». ↩︎
  6. Je choi­sis la nom­i­na­tion de syn­démie plutôt que celle de pandémie, tout comme le sci­en­tifique Richard Hor­ton, repris par Bar­bara Stiegler, De la démoc­ra­tie en pandémie, Paris, Gal­li­mard, 2021. La syn­démie y est définie comme « une mal­adie causée par les iné­gal­ités sociales et par la crise écologique enten­due au sens large », p. 3.  ↩︎
  7. Blan­ca de la Torre, op. cit. ↩︎
  8. Con­cept pro­posé par Andreas Malm, le Cap­i­talocène cri­tique l’Anthropocène qui impute à l’entièreté de l’espèce humaine la respon­s­abil­ité du dérè­gle­ment cli­ma­tique. Le Cap­i­talocène induit quant à lui l’idée que l’activité humaine au sein du mode de pro­duc­tion cap­i­tal­iste est respon­s­able. ↩︎
  9. Isabelle Frémeaux et John Jor­dan, « Quelle cul­ture voulons-nous nour­rir ? », Ter­restres [en ligne], 2020. https://www.terrestres.org/2020/08/04/quelle-culture-voulons-nous-nourrir/. ↩︎
  10. Mur­ray Bookchin, L’écologie sociale : penser la lib­erté au-delà de l’humain, Mar­seille, Wild­pro­ject, 2020, p. 53. [11] Isabelle Stengers, « Faire avec Gaïa : pour une cul­ture de la non-symétrie », Mul­ti­tudes, n°24, 2006. ↩︎
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