Éloge de l’austérité

Opéra
Réflexion

Éloge de l’austérité

Le 22 Sep 2021
Isabelle Huppert, dans Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger, mise en scène de Claude Régy, Opéra Bastille, 1992. Photo Jacquelin.

A

rticle réservé aux abonné.es
Isabelle Huppert, dans Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger, mise en scène de Claude Régy, Opéra Bastille, 1992. Photo Jacquelin.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

Ger­ard Morti­er, face aux men­aces de grève per­sis­tantes, racon­tait un soir, entre amis : « J’ai décidé de ne plus enlever le plateau de la danse par crainte qu’ils ne veuil­lent plus le remon­ter et je me suis résigné à don­ner des opéras en ver­sion con­cert. Georges, venez‑y ! » J’ai hon­oré son invi­ta­tion qui me touchait et j’y suis allé plusieurs fois. L’expérience m’a séduit et ne restait pas sans con­séquences sur le spec­ta­teur que j’étais, fam­i­li­er du théâtre et dilet­tante de l’opéra. C’est ce dont briève­ment j’entends par­ler ici. 

L’opéra rangé par­mi les spec­ta­cles ringards des temps mod­ernes s’est sauvé par le théâtre. Et il doit l’essor qu’il a con­nu à Strehler, à Chéreau dont les spec­ta­cles inouïs ont séduit non sans sus­citer des remous… Pour preuve l’accueil tumultueux fait à la tétralo­gie de Chéreau à Bayreuth qui, avec le temps, s’est con­ver­ti en tri­om­phe final. Et le recours aux met­teurs en scène de théâtre finit par s’ériger en option et stratégie priv­ilégiées des grands directeurs issus de la mou­vance de Morti­er – l’histoire est con­nue. Et bien­v­enue. 

Dans les soirées de ver­sions de con­cert, je me repo­sais du théâtre, non pas celui pro­posé par ses fig­ures exem­plaires, mais le théâtre accrocheur des met­teurs en scène qui rédui­saient leur tra­vail à des implants et des greffes pré­cip­ités. Et cela à ren­fort de scéno­gra­phies qui, surtout elles, engendraient des éton­nements aus­si bien que des rejets bruyants. Un exer­ci­ce a con­t­a­m­iné la mise en scène de l’opéra et, pour le désign­er, on peut emprunter le titre d’un livre célèbre, Les habits neufs du Prési­dent1. Ain­si l’on a procédé à ce que l’on peut diag­nos­ti­quer comme étant le temps com­pressé. Le temps sans his­toire ni durée. Un temps réduit à des signes explicites du quo­ti­di­en, vari­ante affichée d’une volon­té de mod­erniser et de banalis­er. Ren­dre con­tem­po­raine une œuvre implique des efforts autrement plus décisifs que ce trav­es­tisse­ment pré­cip­ité qui engen­dre de la déri­sion : le Vieux est embal­lé comme un pro­duit vend­able, qui assure une « médi­ati­sa­tion » agres­sive. Les exem­ples abon­dent. 

La ver­sion de con­cert, par son austérité implicite, écar­tait tout ce fatras de gad­gets qui brouille ou par­a­site l’approche de l’opéra – car si le bon théâtre l’exalte, le mau­vais le détéri­ore. Je ne suis pas devenu pour autant un par­ti­san de l’absence de représen­ta­tion mais, de même que Jacques Copeau jadis ou Peter Brook plus récem­ment, de la scène nue, de l’espace vide. Austérité qui laisse se déploy­er les voix et enten­dre la musique grâce à des inter­prètes con­fron­tés à eux-mêmes en toute lib­erté. L’austérité sup­pose d’abord ce refus de la déco­ra­tion qui m’évoquait la phrase du célèbre archi­tecte Adolf Loos : « L’ornement est un crime. » 

Isabelle Huppert, dans Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger, mise en scène de Claude Régy, Opéra Bastille, 1992. Photo Jacquelin.
Isabelle Hup­pert, dans Jeanne d’Arc au bûch­er d’Arthur Honeg­ger, mise en scène de Claude Régy, Opéra Bastille, 1992. Pho­to Jacquelin.

Mais pour que l’austérité nous sat­is­fasse, elle doit com­porter une dimen­sion spir­ituelle qui appelle le vide. Le vide acquis au terme d’une recherche obstinée par des élim­i­na­tions suc­ces­sives. Le vide comme con­séquence d’un tra­vail des­tiné à touch­er le noy­au de ces opéras voués si sou­vent à une spec­tac­u­lar­i­sa­tion à bas prix au nom de la quête d’épater et des défla­gra­tions éphémères. 

Il ne s’agit point de réfuter dans l’exercice courant de l’opéra la « con­tem­po­ranéi­sa­tion » qui se trou­ve à l’origine du renou­veau du théâtre et que des grands met­teurs, de War­likows­ki à Marthaler, ont adop­tée dans leurs travaux. Elle atteste un exa­m­en dra­maturgique et des options sur­gies de la matière même des œuvres. Elle entraîne un change­ment de jeu et implique des solu­tions scéno­graphiques d’un rare pou­voir expres­sif. Non, ce qui exas­père c’est la super­fi­cial­ité de « l’actualisation ». Elle se lim­ite à enrober l’œuvre dans la pel­licule des signes ves­ti­men­taires directe­ment emprun­tés au présent, des com­porte­ments quo­ti­di­ens au nom d’un refus d’« intim­i­da­tion par les clas­siques » et d’un souci de pro­mo­tion com­mer­ciale de ce genre qui doit inté­gr­er le quo­ti­di­en. C’est au « mau­vais théâtre » qui, sous des pré­textes fal­lac­i­eux, s’insinue dans la pra­tique des mis­es en scène que je reste réfrac­taire. Par con­tre, il n’y a pas d’endroit où « le bon théâtre » s’accomplit davan­tage qu’à… l’opéra. Pléni­tude extrême dont les grandes réus­sites sur­vivent comme des « sou­venirs ray­on­nants ». Accom­plisse­ments de cette syn­thèse que l’opéra seul peut pro­pos­er. 

Les ver­sions de con­cert, je le savais, s’expliquaient par la pru­dence face aux imprévus des mou­ve­ments de grève, mais, au moins, elles écar­taient la masse pondérale des scéno­gra­phies en vidant la scène. Scène vidée et non pas la scène vide. Le vide n’étant pas l’opération ponctuelle de survie d’un directeur d’institution, mais l’horizon d’un artiste épris d’esprit… de la musique. Le vide s’acquiert, au vide on doit par­venir, le vide con­firme une essen­tial­i­sa­tion. Ce vide-là illu­mine ? Et il sur­git d’une austérité assumée et pleine­ment respec­tée. 

Cette austérité, je l’ai trou­vée dans les grands ora­to­rios dont Romeo Castel­luc­ci ou Peter Sel­l­ars ont pro­posé la ver­sion scénique. Chaque fois, l’émotion qui s’emparait du spec­ta­teur que j’étais prove­nait de l’alliance essen­tielle du mot et du son sur le plateau sur fond de parci­monie extrême des moyens mis en œuvre. Cette austérité porte en elle le germe du sacré et per­met d’ériger le spec­ta­cle en expéri­ence de l’éternité. En « art comme véhicule » vers une dimen­sion autre. 

L’austérité lave et puri­fie. Mais, admet­tons-le, pour qu’elle con­serve sa puis­sance elle exige la rareté. Pas la con­ta­gion… Mais, cer­tains éprou­vent le besoin assoif­fé, pour para­phras­er Niet­zsche, d’aller « au-delà du théâtre et de l’opéra ».

  1. Simon Leys, Les habits neufs du Prési­dent Mao, 1973. Titre inspiré par le con­te d’Andersen, « Les habits neufs de l’empereur » [NDLR]. ↩︎

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Opéra
Réflexion
7
Partager
Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements