La lutte pour la défense du climat et des écosystèmes est souvent associée à l’activisme de la jeunesse, dont les mouvements Youth for Climate, Extinction Rebellion, Fridays for Future occupent les villes et parfois les théâtres, cependant que l’opéra souffre d’une image plutôt déclinante, et ce depuis un temps si long qu’il semblerait que la jeunesse de l’opéra se soit évanouie dans la nuit des temps. Pour imaginer ce qui pourrait façonner à la fois les théâtres lyriques de demain et les sociétés plus justes dans lesquelles ils viendraient s’inscrire, nous nous sommes rapprochés de quelques lieux de formation (ou d’apprentissage, d’expérimentation, de perfectionnement, de professionnalisation – quel serait le mot juste ?) qui accueillent les jeunes artistes s’engageant dans les métiers du théâtre lyrique. Nous avons interrogé des responsables et pédagogues1 sur la manière dont les problématiques écologiques résonnent aux oreilles de ces artistes, se nourrissent des histoires personnelles et se déplacent à travers la diversité qui est le propre même de l’opéra. Sans prétendre être exhaustive, nous livrons ici quelques-unes de leurs réflexions, dont certaines restent ouvertes, comme tout ce qui touche à l’art et la vie.
Pandémie et mutations
1 Prendre le temps. La parole artistique a besoin de temps pour se trouver, se développer pour bien s’exprimer. Étendre le temps c’est se rendre disponible, disposé pour mieux percevoir et accueillir la diversité. C’est se donner des ressources dans un principe d’écologie. (Paul Briottet)
2 Résonner. Faire résonner les idées des uns pour se les réapproprier et les faire resurgir d’une autre façon, c’est une vision de la scénographie dont nous parlons beaucoup avec les étudiants. Elle n’est peut-être pas écologiste au sens premier du terme, mais elle l’est dans la mesure où cela propose un « être-ensemble » et pense du lien comme moteur de création. (Simon Siegmann)
3 Accompagner. Les enfants me questionnent quotidiennement sur le rapport sociétal, sur le rapport au futur et à la responsabilité. Le fait de les accompagner de leurs 8 ans jusqu’à leurs 18 ans m’a forcée à réaliser qu’on était témoin d’une histoire de page en train de se tourner. (Sarah Koné)
4 Garder le contact. La pandémie nous a imposé d’être moins mobiles et pourtant on a réussi à créer des rencontres. Nous avons pu garder le contact avec notre communauté de professionnels et de jeunes artistes, en inventant un programme de formation en ligne, imbriqué à des sessions en présentiel. (Fanny Roustan)
5 Improviser. Accepter la notion d’improvisation, pour moi, c’est accepter le vivant. (Pauline Chaigne)
6 Transformer. L’école n’était plus « en attendant », en sus, elle redevenait le lieu où ça se transforme – l’athanor. (Emmanuelle Cordoliani)
7 Apprendre. La compétence se révèle d’autant plus précieuse lorsque les moyens se contractent. On apprend à mobiliser d’autres énergies, à se concentrer différemment, on développe une autre relation à sa voix. (Myriam Mazouzi)
8 Interroger le monde. On a la chance, avec le théâtre, d’être dans un milieu qui s’épanouit dans le collectif. Les étudiants viennent avec une aspiration réelle à l’altérité et à la différence. (Zouzou Leyens)
Diversités
9 Diversités. Nos chanteurs viennent du monde entier, sont issus de cultures personnelles, sociales, et opératiques très différentes. (Myriam)
10 Ethnocentrisme. La posture de l’engagement écologique peut apparaître comme ethnocentrée. Pourtant beaucoup de jeunes issus des cultures autres que celles auxquelles l’opéra est historiquement lié ont un comportement écologique de fait, par manque de moyens et sans en avoir conscience ni le dire en ces termes. (Pauline)
11 Territoires. En tant qu’institution connectée à de nombreux réseaux, nous pouvons agir comme des ouvreurs de porte pour les jeunes artistes, auprès de nos partenaires, notamment dans leur environnement local, là où ils habitent. (Paul)
12 Ensemble. Pour les sessions de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée2, on constitue des ensembles éphémères, pour une durée de vie de trois semaines à un mois. Les jeunes s’y trouvent placés en immersion professionnelle et dans les conditions d’un dialogue interculturel. Certains sont héritiers de la tradition musicale classique occidentale, celle de l’orchestre symphonique, d’autres, en proportion quasiment égale, pratiquent les musiques dites improvisées (jazz, traditions méditerranéennes micro locales). Le défi pour eux consiste à créer leur propre musique ensemble. (Pauline)
13 Donner confiance. Chez nous, en termes d’origines culturelles, la diversité est vraiment limitée. Les écoles d’art ont une vraie responsabilité, nous semble-t-il. Elles doivent travailler à informer un public élargi et ainsi donner confiance, permettre à des jeunes issus d’autres cultures et d’autres origines sociales, de tenter le concours. (Simon et Zouzou)
14 Chips et bœuf bourguignon. À la maîtrise, on travaille avec un public très mixte. Les enfants ont des profils sociaux complètement différents. On s’en rend compte au moment des pique-niques, pendant les journées de répétition. Certains arrivent avec un paquet de chips, d’autres avec un thermos et un bœuf bourguignon. Mais, par la mixité, et par le faire-ensemble quotidien sur le temps long, ces inégalités sociales se gomment. Et je dirais que c’est exactement la même chose par rapport aux prises de conscience et aux responsabilités sociales dans leur globalité. (Sarah)
15 Afrique. Ils ont la possibilité de partir en stage de deux mois et demi au Burkina Faso. Et là, ils sont continuellement confrontés à la question écologique. (Zouzou)
16 Appartenance. Alimenter un sentiment d’appartenance. Le numérique permet cela, aussi. (Fanny)
17 Dehors. L’appel du dehors est toujours très puissant pour les élèves de Master, et c’est heureux. (Emmanuelle)
18 Europe. « Music moves Europe » (Isabelle Moindrot)
19 Se déplacer. On a parfois des musiciens qui viennent de communautés qui peuvent être issues du nomadisme, avec des spécificités très particulières. Il est délicat d’éditer un programme, avec des textes, des traductions, parce que l’artiste, le moment venu, en fonction du moment, du public, de l’inspiration, ne fera pas la même chose que ce qui est écrit dans le programme. Donc on essaie d’avancer en disant : « Voilà on va accueillir ça, et accueillir ça », et on va se déplacer, en fait. (Pauline)
20 Le Voyage dans la Lune3. C’est l’histoire d’un prince qui s’appelle Caprice, qui est le prince de la Terre. Son père s’appelle le roi Vlan. Caprice a déjà fait le tour du monde, il l’a visité en long en large et en travers et il en a assez. Et il demande à son père de lui offrir la Lune. La proposition de Laurent Pelly, c’est de représenter la Terre comme une décharge de plastique. Les habitants de la terre sont devenus comme des golden boys avec des téléphones portables, une veste grise, et ils évoluent au milieu de cette décharge de plastique qu’ils ne voient même plus. Et les enfants ont adoré jouer cela. (Sarah)
21 Ruralité. Si on prend les textes des fables du monde arabe, elles vont parler de la ruralité, de la nourriture, de la pastoralité, de tout un tas d’animaux. Peut-on amener l’opéra vers ces formes-là ? (Pauline)
22 Spiritualité. Et puis, toute la spiritualité, qui a aussi un lien particulier à la nature, que ce soit dans l’Islam, le Judaïsme, les textes chrétiens, les apocryphes… (Pauline)
Hériter, perpétuer, transmettre
23 Fracture. Il y a une vraie fracture de génération. (Myriam)
24 Clairvoyance. Les très jeunes personnes sont parfois plus conscientes que nous. Les enfants sont dans une espèce de clairvoyance assez impressionnante. (Sarah)
25 Filiation. Une filiation magnifique se nomme quand un·e élève lit sur l’étiquette de son costume le nom d’un·e autre élève, qui a quitté l’école depuis longtemps pour « entrer dans la carrière ». (Emmanuelle)
26 Semence. Être héritier, pour moi c’est agir comme dans l’agriculture paysanne. On préserve une semence particulière et on la transmet. C’est un geste écologique. (Pauline)
27 Danser. J’ai eu la chance de grandir à Annecy, en Haute-Savoie, à 30 minutes de l’Institut Dalcroze, et donc d’être formée dans toutes mes jeunes années par une rythmicienne. C’est comme cela que j’ai appris la musique. Tous les enfants à la maîtrise font de la danse et du chant. (Sarah)
28 Philosopher. Les différents confinements liés à la pandémie ont imposé du temps pour penser, à défaut d’un temps pour faire ensemble. Philosopher est apparu comme l’évidence d’une pratique qui manque tant à la création. (Paul)
29 Tentation. Il y a ce que j’appellerais une tentation chez les étudiants, de s’éloigner de ce qu’ils pensent être l’institution, en allant vers le théâtre de rue et ce type de projet qu’ils pensent comme étant plus libres. Il y a régulièrement des étudiants qui veulent absolument se confronter à ce type d’esthétique. Ce faisant, ils découvrent d’autres contraintes tout aussi normatives et limitatrices que les institutions dites classiques. (Simon)
30 No man’s land. Il n’était pas question de sortir d’un système auquel nous appartenons. L’école est une institution, pas un no man’s land. (Emmanuelle)
31 Là où on en est. Le théâtre reste un cadre qui doit être interrogé, questionné, et il a toute sa valeur. Ce que l’on tente de développer, c’est une capacité de prendre en charge les choses qui sont là, dans lesquelles nous nous inscrivons, et de travailler sur l’institution là où elle est et là où on en est. (Simon)