C’est une conversation.
À lire là où l’œil se pose.
Nous, dans les textes,
c’est Anne & Aurélien.
En postconfinement
À la sortie du dernier confinement, Constellations a permis de se retrouver en bande et de se mettre au travail. De faire transition. Lorette Moreau, facilitatrice, fan de métho-do-logie et de douceur, a proposé des contextes propices à créer des liens et des échanges de savoirs autour des pratiques artistiques de chacun·e. Chaque constellé·e était invité·e à partager une question liée à son projet sous la forme d’un prototype, étape de recherches, pour ensuite expérimenter, avec le groupe, des méthodes de feedback collectives et constructives. Chacun·e a joué le jeu de la proposition artistique et des retours, (ré)activant ainsi le désir de faire, chercher, avec les autres. Des doutes se sont partagés, des faux pas aussi et des rires : c’est ainsi qu’une première transformation de la « crise Covid » en expérience a pu avoir lieu.
Dé-nouer
Nous nous sommes rencontré·e·s en 2013 à l’INSAS. Anne était professeure et Aurélien, élève. Notre intérêt commun pour la pratique artistique en espace public a rapidement facilité nos échanges mais le cadre de l’école, un exercice pas facile à gérer, un mémoire non finalisé ont espacé nos conversations.
En janvier 2022, Constellations a débuté et nous nous sommes recroisé·e·s. De fil en aiguille, entre les débriefings, les repas et les tirages au sort, nos envies artistiques sont entrées en résonance pour finalement coécrire Les Renouées − projet sur la plante du même nom, présente dans le quartier du Varia, le long des voies ferrées, sur les parkings. Nous avions fait un chemin, déconstruit un rapport hiérarchique, d’âge aussi, qui s’était installé malgré nous, dans le contexte de l’école. Grâce à Constellations, de nouveaux liens se sont tissés.
Con-
Du latin cum- « avec, tous ensemble, tout ».
Le groupe des constellé·e·s a vécu une pratique de la conversation – avec les outils et protocoles proposés par Lorette. Converser (con vivere : « vivre avec »), ce n’est pas discuter. La discussion est un échange argumenté linéaire menant à une conclusion, la plus souvent rationnelle. La conversation au contraire s’échappe à elle-même, on ne sait pas où elle va. La place est laissée à l’imprévu, aux incompréhensions, aux silences. À ce qui avait besoin de se dire en postconfinement.
Comment parler de ce qui s’était passé ? Que faire pour se remettre en mouvement « avec » et ne pas recommencer, sans rien changer ? Comment continuer à créer dans l’espace public lorsque celui-ci a été désinvesti pendant presque deux ans ? Comment se rencontrer vraiment ? De quelles manières laisser des places à occuper à celleux à la marge pour que d’autres types de récits puissent circuler, inattendus, et travailler ainsi à plus de liens ?
Voici un échantillon des questions qui se sont invitées dans les pratiques artistiques et les conversations. Chacun·e s’est mis·e à l’écoute des démarches des autres pour finir par créer des nouages rhizomiques et souterrains, en vue de « renforcer la solidarité artistique »**.
Délaissé·e·s
Nos deux prototypes respectifs partaient des délaissé·e·s : tant les corps malades enfermés et relégués au sein de notre société, que les plantes « spontanées » poussant sur les trottoirs. S’intéresser aux délaissé·e·s, pour nous, c’est choisir de visibiliser des pratiques autres et des formes de vies en marge ; des vies non productives dans le système économique dominant, mais pourtant foisonnantes d’inventivité et de joie. Ces formes de vie sont porteuses de nouveaux récits (ou d’anciens presque oubliés) à faire entendre et à passer. Elles incarnent, parfois malgré elles, une résistance à, ou un espoir de transformation de, l’ordre établi.
Une question brûlante : c’est qui, c’est quoi ta Marie Kondo à toi ?
Si tu ne comprends pas, laisse traîner ton œil ailleurs et reviens par ici, plus tard…
La magie paradoxale***, c’est une pratique
Elle agite les opposés et dessine des territoires inattendus. Elle tient la pensée sur un fil, en alerte – loin de toute possibilité de simplification. Elle convoque les corps, tout entiers, et les enlace avec ce qu’ils ne savaient pas encore qu’ils pouvaient faire résonner et tenir, ensemble.
Cette pratique de la magie paradoxale a très vite débarqué dans Constellations. Avec une histoire que Lorette a racontée au groupe : sa passion « cachée » pour Marie Kondo et ses méthodes de rangement. Elle l’a transmise avec étincelle et retenue, entre assiduité et rire étouffé, jouant et déjouant à chaque mot son attrait pour l’influenceuse et ses astuces. « On peut être à 100 % dans le jeu, la poésie, la fiction, et À LA FOIS être à 100 % sérieuse/investie/sincère. Ma passion pour Marie Kondo, c’est ça : je ris beaucoup quand je lis ses livres, et en même temps, ça m’émeut vraiment. Ce paradoxe, il peut être un véritable moteur. Embrasser le “ ET ET ” plutôt que le “ OU OU ”. »
C’est sous ces auspices que Lorette a placé les Constellations 2022.
Elle proposait de se laisser agir, plutôt que de vouloir.
C’était à un joyeux bordel qu’elle invitait.
***Concept développé par Antoine Defoort dans sa pièce Elles vivent (L’Amicale, 2021).
Constellations*
C’était notamment :
– Découvrir l’histoire des pratiques gays des ’60s accolée à une pissotière.
– Faire récit d’une enquête personnelle sur le mot « koulounisation ».
– Des extraits de textes partagés : Hope in the Dark de Rebecca Solnit, Faire de Tim Ingold…
– Des débriefings pour évoquer les moments clés appelés « cerises sur le gâteau » mais aussi « cailloux dans la chaussure », ces petits trucs qui empêchent l’échange, le travail…
– Un jeu de tarot venant remettre en perspective le prototype présenté.
– Une invitation, tisane d’ortie à la main, à observer et décrire avec nos mots les plantes poussant sur les places et trottoirs.
– L’exercice polémique du « gossip round », dans lequel est évoqué le prototype de quelqu’un·e comme si iel n’était pas là alors qu’iel entend tout ce qui est dit.
– Une lecture chuchotée et caressante du Baron perché d’Italo Calvino dans la cour de la Bellone, où nous étions, avec tapis, coussins et couvertures, allongé·e·s les un·e·s contre les autres.
– Un exercice de retours et de soin à la fois : la « shower of love ». Chacun·e étant invité·e à noter sur des Post-It tout ce qu’iel a aimé ou trouvé qui fonctionnait dans les prototypes de chacun·e.
– Des vœux à l’égard de chacun·e et de leurs prototypes, glissés ensuite dans les interstices de l’espace public.
Consoude
En raccompagnant une amie à la gare de Germoir (après qu’elle est venue voir nos recherches sur la Renouée du Japon en septembre dernier au théâtre Varia), nous lui montrons le panneau d’où tout est parti. Elle nous dit, en nous désignant une plante juste à côté : « Oh et regardez, là, c’est de la Consoude », une plante médicinale utilisée pour faciliter la cicatrisation de plaies ou de fractures, d’où son nom. Elle vient consolider. C’est une plante qui, telle la Renouée, a d’abord été utilisée comme ornement dans les jardins et qui s’est faufilée dans l’espace public. Et qui peut également se reproduire par rhizome. Il n’y a pas de hasard, non ?
Re-nouer
Après Constellations, nous avons lancé un projet en partenariat avec le théâtre Varia, se développant dans les interstices de la programmation et laissant la place aux rencontres impromptues avec les vivants du quartier. Lors de notre première journée d’exploration, nous sommes tombé·e·s sur un panneau, rue des Deux-Ponts à Ixelles, évoquant une plante : la Renouée du Japon. Elle y est présentée comme une « étrangère », une « invasive » dont il est difficile de se débarrasser… le texte se conclut d’ailleurs par un tonitruant : « Mais on l’aura ! » Ce panneau, plutôt que de nous mettre en garde, nous a donné envie d’en savoir plus. On trouvait ça louche, cette terminologie ! Et pas moyen de passer à côté de son nom, la Renouée, et de ce qui nous avait amené·e·s jusqu’à elle, interroger les liens du Varia avec son quartier ! Elle s’invitait à nous et devenait aussi une possible loupe pour décrypter nos intimités. Mais pas que ! Introduite en Europe en 1846 comme plante d’ornement très appréciée des propriétaires de jardin, soit seize ans à peine après la création de la Belgique, elle se retrouve aujourd’hui décriée, appelée « l’invasive » sans aucune mise en contexte… ce qui, forcément, nous amène à interroger les notions d’« allogène » ou d’« étrangère » et à les laisser résonner avec les politiques migratoires actuelles.
Mode mineur ?
Si nous nous sommes retrouvé·e·s, c’est aussi par goût des « petites choses », par rejet du spectaculaire dans sa définition d’ostentation, de multiplication des effets. Nous travaillons dans les marges, préférant l’attention au(x) sens plutôt qu’au sensationnel. Nous écrivons dans un numéro consacré aux arts dit mineurs. Nous ne pensons pas qu’il y ait des arts majeurs d’un côté et des arts mineurs de l’autre.
Une œuvre en espace public, ou bien encore de la marionnette, n’est pas par essence un art mineur. Elle peut en revanche avoir une modalité majeure ou mineure, selon la manière dont elle est fabriquée. Est-ce que ça ne serait pas plus juste de parler de modes mineurs ou de modes majeurs, quelle que soit la discipline artistique ?
Saloperie
Nous avons, à la suite du panneau, découvert un texte de l’artiste Liliana Motta, parlant de sa relation avec la Renouée du Japon. Elle y évoque son identification à cette plante, lorsqu’en demandant à quelqu’un ce dont il s’agissait, la personne lui avait répondu : « C’est une saloperie. » Résistante dans les marges, mal aimée et traitée de saloperie, oui, comme une évidence, nous nous étions attaché·e·s. Voilà, cette « saloperie » était entrée dans nos vies. Nous avons découvert qu’avant tout, la Renouée est une plante dépolluante, qui fait le bonheur des abeilles avec sa floraison tardive en septembre, et qu’elle est un puissant anti-inflammatoire naturel.
*Constellations est un programme de coapprentissage pour douze artistes de toutes disciplines ayant un projet en cours d’écriture autour de l’art vivant dans la ville. Proposé par le Cifas et facilité par Lorette Moreau (L’Amicale) pour cette première édition en 2022.
**«Constellations est un outil pour apprendre de nouvelles méthodologies, pour comprendre d’autres chemins d’écriture, pour connaître d’autres façons de faire et pour renforcer la solidarité artistique », Cifas, appel à candidature 2023.
***Concept développé par Antoine Defoort dans sa pièce Elles vivent (L’Amicale, 2021).