De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli

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De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli

Le 8 Fév 2023
Pascale Blaison et Dominique Cattani, dans Dracula Lucy’s Dream, mise en scène de Yngvild Aspeli, création 2021 au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Photo Mathias Leander Olsen.
Pascale Blaison et Dominique Cattani, dans Dracula Lucy’s Dream, mise en scène de Yngvild Aspeli, création 2021 au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Photo Mathias Leander Olsen.
Pascale Blaison et Dominique Cattani, dans Dracula Lucy’s Dream, mise en scène de Yngvild Aspeli, création 2021 au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Photo Mathias Leander Olsen.
Pascale Blaison et Dominique Cattani, dans Dracula Lucy’s Dream, mise en scène de Yngvild Aspeli, création 2021 au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Photo Mathias Leander Olsen.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 148 - Arts vivants. Cirque marionnette espace public - Alternatives Théâtrales
148

« Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses que vous ne pou­vez pas com­pren­dre et qui pour­tant exis­tent ? »

Une jeune fille rousse, vêtue d’une longue robe rose, erre dans l’obscurité, plongée dans un univers dont on ne voit rien, peu­plé de sons étranges, envoû­tants et inquié­tants. Ain­si s’ouvre Drac­u­la, Lucy’s Dream d’Yngvild Aspeli. La mar­i­on­net­tiste norvégi­en­ne « revis­ite de façon somptueuse le mythe de Drac­u­la, en faisant la part belle aux per­son­nages féminins et par­ti­c­ulière­ment à Lucy. Cette jeune fille “ gen­tille et belle ” est la pre­mière vic­time du célèbre comte des Carpates imag­iné par le bri­tan­niques Bram Stok­er ».

Faire de Lucy le per­son­nage prin­ci­pal de cette pièce étrange, où les fron­tières sont floues entre les vivants et les morts, entre ceux qui manip­u­lent et ceux qui sont manip­ulés, per­met à Yngvild Aspeli (qui signe ici sa pre­mière col­lab­o­ra­tion avec le Pup­penthe­ater Halle) de s’emparer du thème du vam­pirisme en pour­suiv­ant son explo­ration de la folie, déjà très présente dans Moby Dick et Cham­bre noire (The Dream Fac­ul­ty)

Car Drac­u­la ne sem­ble surtout exis­ter que pour Lucy, bien­tôt alitée. Ses proches affolés s’efforcent de la ranimer à coups de trans­fu­sions san­guines, tout en l’exhortant à repren­dre son souf­fle. Et finale­ment, Lucy ne serait-elle pas plus morte que vive dans cet univers mor­bide qu’elle a peut-être inven­té de toutes pièces ? Présent dans toutes sortes de cul­tures, le mythe du vam­pire est ances­tral et témoigne d’une inquié­tude pro­fonde quant à la mort. Pour écrire son spec­ta­cle et livr­er sa pro­pre vision de ce roman, pleine d’onirisme et d’étrangeté, la met­teuse en scène s’est inspirée de la tra­duc­tion islandaise de Valdimar Ásmunds­son, qui selon Yngvild Aspeli pro­pose « une nar­ra­tion plus courte, plus per­cu­tante, plus éro­tique et encore plus sus­pen­sive » que sa ver­sion orig­i­nale. 

Comme tou­jours chez Yngvild Aspeli, l’atmosphère sonore, com­posée par Ane Marthe Sør­lien Holen qui avait déjà offi­cié sur Moby Dick, cor­re­spond à mer­veille à ce qui se joue sur le plateau. Qu’elle soit pul­sion­nelle comme le rythme car­diaque, qu’elle chante avec des into­na­tions très scan­di­naves, ou qu’elle tinte de façon sourde, c’est une musique des pro­fondeurs, par­ti­c­ulière­ment angois­sante. Cette atmo­sphère d’angoisse, qui plane dans tout le spec­ta­cle, est ren­for­cée par le jeu trou­ble qu’Yngvild Aspeli s’amuse à pra­ti­quer entre les mar­i­on­nettes et celles et ceux qui les manip­u­lent. Les mar­i­on­nettes sont à taille humaine, leur manip­u­la­tion par les acteurs sou­vent vis­i­bles, et finale­ment, ce sont les créa­tures sur­na­turelles – chauve-souris, têtes de mon­stre, Lucy et Drac­u­la – qui sont inter­prétées par des mar­i­on­nettes. 

« L’utilisation des mar­i­on­nettes per­met de créer une dis­tance. Ce sont des objets méta­physiques. Ce sont des objets morts qui pren­nent vie par les manip­u­la­teurs. Cet entre-deux leur per­met d’être des médi­ums entre la vie et la mort. Tout ce qui est tu existe », nous racon­tait Yngvild Aspeli en 2020, à pro­pos de son adap­ta­tion de Moby Dick. On retrou­ve ici sa volon­té de faire par­ler le silence, d’exprimer beau­coup avec peu et de mon­tr­er des per­son­nages révoltés con­tre leur sort. Presque mutique, Lucy, boulever­sée, trau­ma­tisée, en proie à la folie, ne par­le pas, ne parvient pas à exprimer autre chose que « non ». Comme quelqu’un qui serait pris­on­nier d’un cauchemar, elle se débat, sur son lit étroit dont les draps blancs évo­quent le capi­ton­nage d’un cer­cueil.

Bien sûr, le mythe de Drac­u­la, et plus générale­ment celui des vam­pires, soulèvent une myr­i­ade de thé­ma­tiques liées à la féminité dont Yngvild Aspeli s’empare ici, à com­mencer par le sang, qui sym­bol­ise la vir­ginité, l’accouchement, la sex­u­al­ité, et bien sûr la vie. « You’re mine now/Blood of my blood », déclare Drac­u­la à Lucy. C’est aus­si en creux la ques­tion de l’emprise qui se pose, dans cet univers de ténèbres où même les inten­tions des alliées sont trou­bles. De qui sommes-nous les vam­pires ? Com­ment nous échap­per des forces obscures qui rôdent, y com­pris voire surtout lorsqu’elles ne sont qu’intérieures ? C’est égale­ment la mise en ten­sion de deux mon­des, d’un univers intérieur qui a pris pos­ses­sion de Lucy et d’un monde extérieur qui ne parvient pas à l’aider. Et bien sûr, un dia­logue étrange et dérangeant entre l’agresseur et l’agressée, où la proie finit par vain­cre, de la plus inat­ten­due des façons.

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Yngvild Aspeli
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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