L’écoute-paysage

Théâtre
Critique

L’écoute-paysage

Le 19 Juin 2023
Des caravelles et des batailles, mise en scène Éléna Doratiotto et Benoît Piret, création 2019 Vitry-sur-Seine. Photo Baudouin Litt.
Des caravelles et des batailles, mise en scène Éléna Doratiotto et Benoît Piret, création 2019 Vitry-sur-Seine. Photo Baudouin Litt.

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Des caravelles et des batailles, mise en scène Éléna Doratiotto et Benoît Piret, création 2019 Vitry-sur-Seine. Photo Baudouin Litt.
Des caravelles et des batailles, mise en scène Éléna Doratiotto et Benoît Piret, création 2019 Vitry-sur-Seine. Photo Baudouin Litt.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 149 - Théâtre / Paysage - Althernatives Théâtrales
149

Le paysage et le sonore ont tout pour s’entendre. À com­mencer par un même para­doxe : si tout un cha­cun sait, par évi­dence, ce que le paysage et le sonore sont respec­tive­ment, les définir de façon absolue relève de la gageure. On pour­rait certes opter pour des périphrases du type « le paysage est ce qui se voit, le sonore ce qui s’entend », retrou­vant alors la tra­di­tion­nelle oppo­si­tion entre la vision et l’audition dite aus­si « litanie audio­vi­suelle » qui, comme l’a mon­tré Jonathan Sterne, recon­duit l’affrontement idéologique entre l’esprit et la let­tre1. Sauf qu’un paysage s’écoute aus­si, que le sonore ne manque pas d’imagination et que les oppos­er ne suf­fit pas à les définir. Les assem­bler non plus : l’expression paysage sonore ne fait que ren­forcer le mys­tère et les débats2 sur son accep­tion exacte sont aus­si nom­breux qu’est fréquent son usage par les prati­ciens de toute dis­ci­pline.

Suiv­ons alors cette intu­ition : si le paysage et le sonore s’entendent si bien, c’est pré­cisé­ment parce qu’ils relèvent, tous deux, d’une fic­tion. Un spec­ta­cle pour s’en con­va­in­cre, Des Car­avelles et des batailles, créé en 2019 par Ele­na Dora­tiot­to et Benoît Piret, spec­ta­cle qui n’a pour­tant pour objet pre­mier ni le paysage ni le sonore mais l’utopie. Ceci explique peut-être cela. 

Dire-pein­dre l’invisible

Inspirée de La Mon­tagne mag­ique de Thomas Mann, la pièce en reprend la sit­u­a­tion ini­tiale : l’arrivée d’un jeune homme dans un étab­lisse­ment situé à l’écart du monde où le temps sem­ble avoir une étrange den­sité, au point qu’il altère, au fil des heures et des jours, le com­porte­ment et les pen­sées de ses habi­tants. En guise d’intrigue théâ­trale donc, un lieu. Ou plutôt l’influence, l’effet de ce lieu sur les êtres qui y déam­bu­lent, comme une pre­mière inver­sion du rap­port d’occupation entre l’espace et les per­son­nages. Or ce lieu, pré­cisé­ment, n’est pas représen­té. Le plateau est nu, la cage de scène drapée de noir avec une ouver­ture par côté pour ménag­er les entrées et sor­ties et ori­en­ter l’espace. Seul élé­ment remar­quable, une sorte de colonne-totem (« une struc­ture » cor­rig­era l’un des per­son­nages) légère­ment décen­trée, faite de planch­es de bois s’élançant vers les cin­tres et qui sert autant de point de repère pour s’orienter (ou se per­dre) que de sou­tien du pla­fond, invis­i­ble cela va de soi. C’est que le lieu, pour autant qu’il est « tout à fait réel », n’existe que dans et par l’acte d’énonciation de cha­cun des per­son­nages sur scène. La didas­calie inau­gu­rale des Car­avelles et des batailles est claire sur ce point : « les choses exis­tent dès lors qu’elles sont nom­mées ; l’espace se crée par la parole, change con­stam­ment et se méta­mor­phose aus­si vite3 ». Une des pre­mières scènes du spec­ta­cle est à ce titre exem­plaire et con­siste en une longue descrip­tion, par l’un des per­son­nages (M. Ober­ti­ni), de qua­tre tableaux gigan­tesques représen­tant « La grande bataille de Caja­mar­ca ». Le polyp­tique en ques­tion reprend les dif­férents épisodes menant au mas­sacre des Incas et à la cap­ture de leur empereur Atahual­pa en 1532 par le con­quis­ta­dor espag­nol Fran­cis­co Pizarro. Pointant du doigt tel ou tel endroit du vide devant lui, M. Ober­ti­ni fait appa­raître au fil de ses mots des détails qui peu à peu esquis­sent des per­son­nages, des lignes de per­spec­tives, des con­trastes, des couleurs de sorte que se forme dans l’esprit du spec­ta­teur l’idée suiv­ante : l’objet de ce long réc­it est autant le sujet des pein­tures que ces « yeux de tableau4 » qui se posent sur l’invisible, pour emprunter la for­mule d’Anne Cauquelin. Ici se fait le paysage, dans cette rhé­torique qui énonce, sans y pren­dre garde, l’implicite d’un regard con­tem­po­rain, per­spec­tivé et anthro­pocen­tré. M. Ober­ti­ni le pré­cise lui-même : ce polyp­tique est « une fenêtre sur l’histoire du monde » de sorte que dire ces tableaux sig­ni­fie dire le cadre à tra­vers lequel le monde est perçu. Si les mots s’attardent alors sur l’image et sur sa forme, c’est pour faire exis­ter ce qui pour­ra être entrap­erçu à tra­vers elle – la fin d’une civil­i­sa­tion, l’émotion d’une ren­con­tre, le doute d’un homme qui aurait, peut-être, pu tout chang­er. S’explique aus­si l’importance de ne pas mon­tr­er les tableaux : ne pas les réduire à leur seule sur­face mais attir­er le regard (et l’oreille) sur ce qui, en eux, tient du paysage. Et c’est peut-être lorsque les trois per­son­nages en arrivent au dernier tableau, « La Grande bataille », que ce devenir-paysage du dire est le plus frap­pant dans la mesure où les vis­ages et les regards des acteurs sont cette fois dirigés vers le qua­trième mur, autrement dit vers le pub­lic. La descrip­tion des corps et de leurs formes impré­cis­es ren­con­tre la sen­sa­tion d’exister de chaque spec­ta­teur qui se retrou­ve, à son insu, à la fois obser­va­teur et fig­u­rant d’un tableau-paysage. Ini­ti­a­tique, cette scène déroule un véri­ta­ble mode d’emploi de l’expérience paysagère avec, pour chaque mur/tableau, le réc­it d’un par­cours du regard et sa gram­maire : déf­i­ni­tion d’un cadre et d’une per­spec­tive, hiérar­chi­sa­tion des plans, réglage de la dis­tance de l’œil avec tan­tôt une atten­tion au détail, tan­tôt l’adoption d’une vue d’ensemble, découpage de strates tem­porelles dont l’ordre prête par­fois à dis­cus­sion et hypothès­es inter­pré­ta­tives. Mode d’emploi qui, à y regarder de plus près, est tout aus­si bien celui du sonore.

Enten­dre-dire le paysage

Quelques scènes plus tard, les habi­tants du lieu des Car­avelles parta­gent une autre expéri­ence paysagère, tou­jours guidés par M. Ober­ti­ni mais aug­men­té d’un poste de musique qu’il actionne en temps voulu. Il com­mence : 

M. OBERTINI
– On serait au début du xvie siè­cle.

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Chloe Larmet
Docteure en Arts du spectacle, Chloé Larmet mène une recherche sur les esthétiques scéniques contemporaines...Plus d'info
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