La toute première fois que j’ai écrit quelque chose sur le cabaret, c’était en le liant avec l’ésotérisme et l’occultisme pour mon mémoire de fin d’études : « La tête dans l’occulte ». Pour ce dernier, au-delà de son titre qui soulignait une double lecture, j’avais – plus sérieusement – regardé dans le parcours de l’Histoire les marques de l’éternel retour de l’ésotérisme et si celles-ci étaient significatives, annonciatrices d’événements ou de périodes (par exemple, avant guerre, après guerre, crise économique…).
C’est dans cette recherche que le cabaret apparaît comme un espace de divertissement qui nous émeut, nous transporte et nous remet en question. Sans avoir besoin de grands discours politiques, puisqu’ici nous n’y adhérons plus : il suffit d’aller au cabaret pour être déconnecté de cet espace- temps commun autrement appelé la « réalité ».
Les numéros se succèdent et les spectateurices voyagent, immobiles, au fil de la conduite. Le cabaret est comme une boîte magique dans laquelle le temps n’a plus sa constante habituelle.
Il s’étire et devient profond, comme un paysage infini de montagnes volcaniques qui tantôt entrent en éruption pour mieux nous révéler son cœur à vif.
Être performeureuse, c’est être alchimiste. Lae performeureuse travaille avec son corps l’espace et le temps, pièces maîtresses de la narra- tion, qui à leur tour lae transforment sans cesse. Créer des formes à l’intérieur d’une boîte noire, c’est être un atome en fusion, le trou de la camera obscura qui laisse passer la lumière. C’est être là, maintenant, devant.
Performer dans un cabaret, c’est revêtir le costume du magicien. Toustes sont prêt·e·x·s à croire, depuis l’entrée en scène jusqu’à la sortie, que chaque geste, chaque parole constitue une histoire écrite pour ellui, elle, lui, personnellement. Il y a quelque chose de très enfantin à croire absolument à tout, certain·e·x·s pensent que les numéros sont des premières fois, omettant les heures de travail qu’ils nécessitent. Omettant également que les perfor- meureuses sur scène sont des sortes de comédi-ma- gi-sœurs, des artistes qui fabriquent des formes non palpables. C’est quand les spectateurices sont émerveillé·e·x·s que tout prend place en la magie.
En créant des cabarets, en étant sur scène, on doit être conscient·e·x de ce que l’on symbolise
et dans quels processus historiques on est impliqué, car l’engouement des spectateurices pour le cabaret révèle son enjeu politique. Être conscient.e.x, aussi, que les divertissements insufflés par les canaux principaux comme la télévision ne sont plus suffisants, voire ne sont plus appréciés du tout – et l’ont-ils vraiment été un jour ? Être conscient·e·x que créer par soi-même du divertissement est une action libératrice pour soi et pour celleux qui se déplacent pour venir voir ce qu’il s’y passe. L’endroit de la scène offre la possibilité de ne pas reproduire ce que l’on tente de fuir, pour se présenter différemment et proposer des actions novatrices et intelligentes émotionnellement.
L’endroit de la scène offre la possibilité de la transformation, et si la transformation s’opère, il y a modification d’un état initial. Nous nous rendons alchimiques, nous redevenons matière. Bien sûr, cela nous paraît insensé. Nous sommes des corps constitués d’organes, constitués de cellules, constituées de molécules qui elles-mêmes sont constituées d’atomes. C’est en théorie ce que la science nous dit, mais dans la pratique il est quasiment impossible de s’en rendre compte.
Je pense même que chercher à se rappeler chaque seconde que nous sommes composé·e·x·s d’atomes reviendrait à nous dématérialiser, à nous rendre transparent·e·x·s en quelque sorte. D’ailleurs, nous comprenons très bien qu’il n’est pas nécessaire de tout comprendre pour pouvoir accepter les faits. Nous existons. Nous sommes incapables d’en avoir conscience de manière intrinsèque, pourtant nous pouvons nous transformer.
Puisque la réalité est décevante, que la société n’est plus en phase avec les besoins de ses citoyen. nes majoritairement minorisés, les gouvernements sont démasqués.
Le besoin de créer sa propre réalité devient vital. Créer ses propres représentations, c’est une manière sensible de reprendre le pouvoir. Certain·e·x·s prennent ce pouvoir pour satisfaire leur ego seulement, mais nous les verrons tourner en rond, rentrer dans une rythmique d’autosatisfaction et perdre le peu de couleurs qu’ielles avaient au départ. S’exprimer est d’une importance vitale, trop le font déjà sans même s’en rendre compte et remplissent le vide qui les constitue sans prendre le temps d’y réfléchir.
D’autres n’ont ni le temps ni la possibilité de le faire. Le cabaret est un endroit de ressourcement, car il permet l’évasion. Nous nous évadons ensemble, artistes et spectateurices, des carcans communs. Certains soirs, quand le rituel est bien mené, il devient évident qu’il est nécessaire de performer pour s’assurer de respirer les jours d’après.
Je parle de rituel parce qu’il me tient à cœur de croire que le spectacle vivant est une des formes de magie qu’il nous reste du paganisme hérétique. Rituel collectif et populaire conduit par un·e ou des performeureuses en chef·fes de file suivant les énergies. L’hôte·sse de ce rituel est cellui qui donne la note et le ton à la soirée. Cellui qui reçoit, réceptionne et transforme les énergies émanant de l’audience pour que tout le monde soit en capacité de recevoir ce qui suivra sur scène. Cellui qui pose le cadre de lecture, qui trafique l’axe de perception et change le filtre de la compréhension. Nous comprenons en cours de chemin que la performance se retrouve partout en dehors de la scène, nous performons à chaque interaction sociale, qu’on le veuille ou non. Alors, qu’est-ce qui fait la différence au fond ? À l’inverse de la performance quotidienne, sociale et sociétale, lorsque nous montons sur scène pour performer, nous l’avons nous- mêmes décidé. Nous en avons conçu le cadre, sa profondeur, sa temporalité et ses limites.
Quand je monte sur scène, King Baxter mène la danse et nous vous disons : il était une fois sous l’arbre à palabre d’Alkebulan1 une réunion exceptionnelle eut lieu. Toustes avaient voyagé pour venir jusqu’ici, même les druides du Nord étaient là. Toustes étaient prêt·e·x·s à recevoir des informations immatérielles et devenues rares de partage. Chacun·e avait emporté avec soi quelque savoir à partager à l’oral, du moins sans trace écrite. Chacun·e venait disperser sa mémoire et la mélanger à celle des autres pour compléter le vide insensé. Celui qui n’a pas de nom autre que le Vide. Celui que personne ne sait, ne peut ou ne veut nommer, car tout pourrait basculer tant l’équilibre est fragile. Le Vide, c’est 99 % de la composition d’un atome. La science ne connaît que la moitié des atomes qui composent nos corps, le reste viendrait d’autres galaxies lointaines. Et si, lorsque nous nous transformons lors de performances scéniques, nous faisions émerger ces émotions de nos galaxies lointaines sans même en avoir totalement conscience ?
Les performeureuses seraient des sortes de vecteurs partiellement en maîtrise de ce qu’ielles transmettent. Le cabaret est un lieu où la magie de nos 50 % d’atomes inconnus nous possède et prend place en nous comme des entités anciennes depuis l’ombre de l’arbre. Alors, au moment où l’espoir semble être perdu, rappelons-nous que les cabarets sont comme des Voies lactées constituées de milliards de planètes toutes différentes, mais toustes nos contemporaines. Dans la boîte noire, la magie opère pour laisser passer les rayons de lumière, à travers les fissures d’un temps, à présent brisé, nous apercevons l’obscur avec clairvoyance.
- Alkebulan est une appellation, sans douted’origine arabe, pour appeler le continent africain avant la colonisation. ↩︎