L’autrice américaine Joan Didion écrit dans L’Année de la pensée magique : « La vie change vite. La vie change dans l’instant. » Cette vélocité du changement, Axel Ibot, danseur à l’Opéra de Paris, l’expérimente aujourd’hui avec le cabaret Les Moches, qu’il a co-fondé il y a tout juste un an avec Carla Subovici, alors médiatrice à la Bourse de commerce – collection Pinault, et actuellement responsable des productions au Silencio Ibiza. « “Fake it until you make it” est vraiment notre devise » ou comment le spectre de Blake Carrington rôde sur le succès de ce nouveau cabaret parisien, itinérant, confidentiel, entre la performance d’art contemporain et le strip club.
Créer son propre cabaret est un rêve de gosse pour Axel : « Petit, quand je voyais un transformiste sur scène, j’étais toujours touché, impressionné, même un peu jaloux. Et très tôt, j’ai développé cette idée qu’après ma carrière à l’Opéra de Paris j’aimerais avoir mon cabaret. » Il anticipe sa reconversion avec l’énergie de son amie Carla, qui se voit dans le rôle de la tenancière. « Carla travaille dans l’art contemporain, moi dans le domaine de la danse et des arts vivants, on a très vite senti qu’il y avait un potentiel créatif, une identité à défendre. » Iels adressent leurs prières à l’univers, et d’emblée l’équipe du magazine Draft 001 contacte Axel et Carla : « Il paraît que vous lancez un cabaret, ce serait bien de faire quelque chose pour notre soirée anniversaire » sur la scène du Cirque Électrique. Carla dit : « Vas‑y, on fait comme si on avait fait ça toute notre vie. » Axel précise : « Il n’y avait rien, juste trois lumières, c’était vraiment fait maison. » Il construit sa première programmation avec des performances existantes, de qualité, où se croise art lyrique (Faustine de Mones), danse du ventre (Eli The Sultan), exploration capillaire et chorégraphique (Charlie Le Mindu et Letizia Galloni). « Quatre cent cinquante personnes sont venues et tout a commencé ce soir-là. » Cette première expérience campe la vision artistique des Moches : pas de tour de chant, pas de burlesque. « Notre idée, c’est de faire rencontrer des artistes issu·e·s des institutions (Thibault Lac, Salvatore Calcagno), du strip club (Medusa), ou de soirées (Boy Fall Out), et de mettre tout le monde sur la même ligne, au même niveau. Nous n’avons pas envie de faire un cabaret de divertissement. Nous cherchons à déplacer l’émotion. Nous voulons que le public ait accès à des univers, des dramaturgies très différentes. Qu’il soit choqué, bouleversé par la technicité, l’esthétisme, la personnalité des artistes. Oui c’est ça, nous cherchons à créer des petits chocs esthétiques, des flashs, des capsules à paillettes. Et tout cela constitue une sorte de voyage, un travelling sexy de Paris, la nuit. » Axel partage avec moi un autre critère de programmation, immuable : « Il y aura toujours un numéro de danse classique. Nous avons déjà programmé deux versions de La Mort du Cygne : une version académique au Silencio, interprétée par l’étoile Hannah O’Neill, et au Consulat, une version transformée et pailletée avec Awa Joannais, clairement aux antipodes de ce que l’on s’imagine quand on dit “Opéra de Paris”. Nous avons envie de déplacer les artistes de leurs contextes habituels ; comme avec Medusa et son travail de pole dancer. Nous la mettons sur scène pour montrer que c’est une artiste avant tout, que sa danse n’existe pas uniquement dans un rapport lubrique à la salle. » Un laboratoire éphémère, plébiscité par les artistes qui viennent ici pour challenger leur créativité, tester de nouveaux prototypes. « Il n’y a pas de concurrence entre les performers. Au contraire, tout le monde se soutient, s’inspire. C’est très beau ce qui se passe en coulisse entre elles·eux. » Un documentaire, en cours de réalisation, capturera ces moments d’intimité partagés. « Une dernière chose : l’écart générationnel. C’est très important de ne pas être dans du jeunisme et de confronter les âges, c’est même indispensable, comme avec Fred Junot, qui est dans une démarche très classique du transformisme, d’une ressemblance bluffante – presque mystique – avec ses icônes (Régine, Barbara…). Pour nous, l’intérêt qu’il participe aux Moches, c’est qu’il rencontre par exemple une Mina Serrano, qui est aussi dans une dynamique de transformisme mais très contemporaine, performative, durationnelle. C’est fondamental. Et c’est cela le langage les Moches. » Malgré l’itinérance, un public de fidèl·e·s s’agrège, même si « pour l’instant, il y a un côté : tu chopes l’info comme tu peux sur les réseaux et puis tu viens ». Mais, le public en demande encore. « Après la soirée au Consulat, une fille est venue nous dire que si on ouvrait notre lieu, elle serait là tous les soirs. » Des retours chaleureux qui continuent sur Instagram, à coups de story dithyrambiques : « le plus beau moment de ma vie », « tant de beautés ce soir », « magique, incroyable ». Je demande à Axel de prendre un peu de distance sur cette année folle, et l’impact sur sa carrière de danseur, alors que la retraite – à 42 ans et demi – approche : « Dans ma vie à l’Opéra de Paris, j’ai vu des choses dingues. Même à la retraite, j’ai encore envie de sensations fortes, j’ai encore envie d’être touché. J’ai créé ce cabaret, un peu égoïstement, avec cette envie de continuer d’être proche des artistes, de voir des belles choses et de les offrir au public. » Un partage qu’il espère élargir à toute la France, sans logique business, plutôt en mode « bus tour », son nouveau rêve d’adulte.