Depuis 2012, la directrice artistique de la compagnie Lunatic, acrobate aérienne, décline sa recherche artistique à l’attention de la petite enfance. Elle est aujourd’hui engagée dans la création d’un triptyque qui traite de notre rapport à l’espace, à la lumière de « l’écologie des lignes » du philosophe Tim Ingold1. Après Entre les lignes, pour l’enfance et tout public, et Dans les grandes lignes, pour la petite enfance, elle prépare une proposition « tout public » destinée à être jouée en extérieur, Géopoétique, qui verra le jour en 2026.
Quelles particularités implique le fait de créer pour les enfants de moins de 3 ans ?
« Une écriture dramaturgique de qualité pour les enfants demande aux interprètes d’avoir une présence aiguë au plateau. Ce sont les tout-petits qui nous inspirent, car ils sont immédiatement dans le présent du moment et dans le jeu. Une qualité que nous, adultes, mettons des années à reconstruire. Lors du processus de création, il m’est nécessaire de travailler en résidence dans une école ou une crèche, au contact des enfants. Les interactions avec eux pendant ces moments d’immersion m’aident à trouver des éléments fondamentaux du spectacle tels que le rythme juste et la qualité adéquate de mouvement. »
Quels sont vos points d’appui dans la création ?
« Ce n’est pas parce qu’un spectacle s’adresse à de très jeunes enfants qu’il est dépourvu de parole, même s’il est sans mots… Il faut l’étayer par une nourriture intellectuelle et des connaissances théoriques solides ; les enfants sont capables de le percevoir ! Depuis 2020, je suis très inspirée par l’anthropologue britannique Tim Ingold, qui, en examinant le motif de la ligne, interroge notre manière d’habiter les paysages, d’être en relation les uns avec les autres et d’affirmer une poésie dans nos lieux de vie. Je suis aussi formée au body mind centering, une approche somatique qui étudie l’anatomie, en lien avec les étapes de développement du corps humain. Cela m’a aidée à relier l’acrobatie au ‘’vocabulaire du mouvement’’, un vocabulaire où l’on appréhende le corps dans les trois dimensions de l’espace et qui fait partie de l’expérience humaine. Ce vocabulaire parle d’autant plus aux enfants qu’eux-mêmes apprennent avec le corps. »


Cela a‑t-il modifié votre approche du « tout public » ?
« Mes spectacles pour l’enfance nourrissent ma création de manière générale. Et aujourd’hui, je transpose dans des spectacles ‘’tout public’’ ce que j’ai appris dans mon expérience avec la petite enfance. J’ai découvert, par exemple, que le son, qu’il soit émis en temps réel ou diffusé de manière spatialisée, peut susciter une qualité d’écoute corporelle chez les spectateurs. Ou encore que la manipulation d’éléments naturels, comme les bambous, renvoie à une expérience universelle et peut convoquer chez ceux qui regardent des sensations profondes, comme celles du toucher. En explorant le chemin des sensations, j’ai appris à m’adresser à une couche profonde de notre conscience, plus intuitive, liée au corps. C’est ce que je cherche : entrer en contact avec cette sensibilité commune à tous. »
Pourquoi continuer à créer pour les bébés ?
« Le réseau du jeune public et en particulier de la petite enfance est un domaine où je trouve un engagement esthétique autant que politique. C’est, pour moi, la possibilité de m’adresser aussi à des adultes qui ne vont jamais au spectacle. Cela me pousse à me demander ce que je veux partager avec eux, et ce qu’est, au fond, l’événement de la représentation. Dans ce réseau, il y a une liberté artistique plus grande qu’ailleurs, car les professionnels ont moins tendance à apposer des étiquettes sur ce qu’ils voient, et les spectateurs ont une réception moins formatée par des a priori. »
- Auteur d’Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles (2011) et éditions Points (2024). ↩︎