Rien n’est plus troublant à mes yeux que la volonté d’un artiste, en l’occurrence Christophe Grégoire, qui a mis dix ans à convaincre les directeurs de théâtre de son projet théâtral. Quand j’ai dû chercher la photo d’une femme enceinte au théâtre sur le Net, je n’ai quasiment rien trouvé. Et ce que j’ai enfin trouvé, une seule photo, m’a été refusé de publication. Quand j’ai cherché la photo d’une scène d’accouchement au théâtre, je n’ai rien trouvé, sauf une très courte vidéo Youtube de la pièce Go Down Moses de Romeo Castellucci datée de 2014, et l’image photographique d’une scène, celle d’un accouchement dans l’opéra wagnérien Parsifal de K. Warlikowski, à l’Opéra National de Paris, en 2008. Comment expliquer une telle absence de la vie sur les scènes de théâtre ? Qu’est-ce donc le théâtre si ce n’est la présence puissante de corps décidément vivants ? L’Accouché(e) – Tentative de part(ur)ition scénique est une pièce qui, très clairement et explicitement, relie à sa façon, l’avènement de l’humanité à l’essence même du théâtre.

Comment raconter un accouchement ?
Laure Catherin : Le texte de Florence Pazzottu, L’Accouchée1, est particulier dans le sens où il consiste en un flux de pensées, à savoir l’expérience intérieure d’une femme, Sara, au moment de son accouchement. Même si elle se raconte parfois de l’extérieur, de façon subliminale, en disant Sara fait ceci ou Sara fait cela, il s’agit d’un mouvement de pensées intimes, au moment où le travail de l’accouchement agit sur elle, physiquement et psychiquement. L’idée d’amener ce texte au plateau vient du fait que nous avons pris conscience qu’on parle extrêmement peu au théâtre d’un tel sujet. Et nous-mêmes, en en sachant si peu là-dessus, on s’est dit que nous allions effectuer un travail d’immersion dans une maternité pour savoir comment tout cela se racontait, parce qu’il s’agit d’un moment qui, finalement, échappe à la représentation, d’un événement marqué par l’absence de mots, par l’indicible – d’ailleurs, les personnes que nous avons interrogées avaient souvent du mal à trouver les mots pour évoquer cette expérience. Le spectacle est ainsi divisé en trois moments : le début du travail, le travail à proprement parler, puis après la naissance.
Face à l’accouchement, « choper des bribes de ressenti »
Laure Catherin : Il n’était pas dans notre objectif de mettre les spectatrices et spectateurs en position extérieure vis-à-vis de Sara, il s’agissait plutôt de les faire entrer dans son espace de pensée. Nous ne voulions pas dessiner quelque chose de réaliste, comme un espace médical ou bien une salle d’accouchement. Ce qui nous intéressait, c’était d’amener le public à ressentir ce que le personnage ressent, à faire en sorte qu’il saisisse des bribes de son ressenti. Quand Sara arrive à la maternité, elle est déjà en plein travail. Elle y entre dans un état de perception sensorielle exacerbée. C’est cet état-là que nous avons tenté d’exprimer par le biais de micros aux textures différentes.

Jeu théâtral sur les matières et les textures sonores
Christophe Grégoire : Puisque le réel échappe peu à peu à Sara, nous avons travaillé sur des matières et des déformations sonores du réel. Pour nous, c’était une façon d’entrer dans une narration principalement basée sur le son, sa distorsion, et notamment son rapport à la vibration. Avec un personnage qui traverse un moment d’une telle intensité, nous nous sommes aperçus qu’il y avait un sujet très intéressant à travailler. Finalement, on y retrouvait le théâtre dans son essence : une histoire de corps et de puissance, une histoire qui mêle la vie et la mort, une histoire de rapports avec le spectateur, avec l’espace et la distorsion du temps, et tout cela était présent ici, avec un récit très rythmique, physique et vibratoire. L’abstraction que nous avons cherchée nous permet de toucher à cela, justement. Nous voulions user de la matière, multiplier par trois le corps du personnage et exclure toute identification à ce que Sara racontait, pour mettre en évidence les forces à l’œuvre, par le son et par l’espace.
Une traversée de la douleur

Laure Catherin : Ce spectacle propose une véritable traversée de la douleur, avec une montée en puissance tant dans le rythme que dans le son de la voix. Dans cette trajectoire, il y a un empuissancement de la voix : celle-ci devient rauque, jusqu’à tendre vers le cri, avec une bande-son qui frôle le heavy metal. Il faut comprendre que nos voix ne sont pas trafiquées électroniquement. Il s’agit de voix filtrées par le biais de micros aux textures différentes, et le texte est restitué d’une façon qui se veut claire et audible.
Quand Sara arrive à la maternité, elle est tout de suite soumise à toutes sortes de contraintes médicales : on lui dit ce qu’elle doit faire, où elle doit s’asseoir, et dans quelle position, etc., alors qu’elle éprouve au contraire le besoin de bouger. Dans ce strict dispositif hospitalier, sa pensée circule entre ses propres ressentis et la place que le milieu médical est prêt à leur laisser.
La dramaturgie du son se définit comme celle d’une libération de la voix, avec un dispositif de micros qui devient de plus en plus libre. Plus le travail d’accouchement s’intensifie, plus la bande-son agit comme une force souterraine très rythmique qui va se libérer à la fin. Dans cette montée en puissance, il y a le travail vocal autour du texte, mais aussi la présence de la danseuse Fabienne Compet sur le plateau, qui traduit les états traversés par la parturiente dans son propre médium. Elle l’exprime avec un imaginaire et une rythmique à chaque fois différents. Ce moment-là, avec le démantèlement du plateau et cette explosion du son, a été ressenti presque comme une violence par certains spectateurs.
À l’origine, ce projet n’était pas entendable
Christophe Grégoire : J’ai découvert ce texte il y a une dizaine d’années et j’ai ressenti d’emblée le désir de le monter. Au début, avant de rencontrer Laure, je voulais rendre compte de ce récit-là par moi-même, dans mon corps d’homme, seul sur un plateau. Mais cela n’a pas été reçu à l’époque. Peut-être que cela a même fait obstacle, à savoir le récit d’un accouchement porté par un homme. Certes, je n’ai pas accouché, mais je ne comprends pas pourquoi tout le monde ne se sent pas concerné par un tel sujet. Finalement, avec Laure, nous avons envisagé un trio, pour éviter le couple hétérosexuel et évoquer d’autres formes de parentalité. Nous voulions également dégenrer tout cela, parce que c’est quelque chose d’universel, et le faire résonner dans un corps d’homme pouvait renvoyer à cette dimension justement.






