L’enfant dans le théâtre de Joël Pommerat
Théâtre
Portrait

L’enfant dans le théâtre de Joël Pommerat

Le 8 Déc 2025
Contes et Légendes, création théâtrale de Joël Pommerat, 2019, Théâtre Nanterre-Amandiers
Contes et Légendes, création théâtrale de Joël Pommerat, 2019, Théâtre Nanterre-Amandiers

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Contes et Légendes, création théâtrale de Joël Pommerat, 2019, Théâtre Nanterre-Amandiers
Contes et Légendes, création théâtrale de Joël Pommerat, 2019, Théâtre Nanterre-Amandiers

Bien qu’ils soient plus sou­vent étudiés dans les réécri­t­ures de con­tes (Le Petit Chap­er­on rouge, Pinoc­chio, Cen­drillon), l’enfance comme motif et l’enfant comme per­son­nage tra­versent en réal­ité toute l’œuvre de Joël Pom­mer­at. Qu’ils·elles soient pris au cœur des enjeux des adultes ou représenté·es seul·es, confronté·es à des êtres non-humains comme un loup, des fées ou des robots androïdes, ces jeunes pro­tag­o­nistes témoignent des ques­tions autant philosophiques que théâ­trales qui ani­ment l’auteur-meteur en scène depuis ses début : com­ment représen­ter des êtres en con­struc­tion, qu’est-ce qui donne le sen­ti­ment d’exister ?

L’enfance, un motif récur­rent

Retra­vers­er l’œuvre de Pom­mer­at au prisme du motif de l’enfance révèle à quel point la famille, comme le monde du tra­vail, est une struc­ture actantielle récur­rente : ce micro­cosme met en place rapi­de­ment des rela­tions sim­ples, facile­ment iden­ti­fi­ables, grâce à des per­son­nages fonc­tions (la mère, la petite fille, la maman de la maman dans Le Petit Chap­er­on rouge par exem­ple)1. L’enfant est représen­té au cœur de cette cel­lule famil­iale, dans des liens de fil­i­a­tion, de pro­jec­tion imag­i­naire, de rap­ports édu­cat­ifs, d’émancipation ou de révolte. Avant même d’aborder l’enfant comme pro­tag­o­niste prin­ci­pal dans la réécri­t­ure des con­tes, Joël Pom­mer­at a exploré ces dynamiques exis­ten­tielles et a évo­qué l’enfance à tra­vers de nom­breux per­son­nages d’adultes.  

L’une des pre­mières fig­ures d’enfant mar­quantes dans le théâtre de J. Pom­mer­at est Aymar dans Grâce à mes yeux (2002), un jeune adulte, fils du plus grand artiste comique du monde, qui ne sait com­ment suc­céder à son père. Aymar acquiert peu à peu la sen­sa­tion qu’il ne peut plus se fier à lui-même et que les êtres qui l’entourent sont dans sa tête ; à mesure qu’il perd ses cer­ti­tudes sur ses par­ents, le monde perd de sa réal­ité. Sont ain­si abor­dées les ques­tions de l’héritage, de l’inné et du désir d’être soi. On retrou­ve ensuite dans Au monde (2004) d’autres adultes égale­ment en prise avec les rêves pro­jetés ou les aveu­gle­ments de leurs par­ents : le père voit en Ori un grand mil­i­taire qu’il imag­ine lui suc­céder à la tête de l’entreprise famil­iale alors qu’Ori veut chang­er de vie et vient d’écrire un livre. Le livre passe de main en main sans être ouvert par aucun mem­bre de la famille… 

Cet enfant (2006) met à nou­veau en jeu une majorité d’adultes pour abor­der la com­plex­ité des liens de fil­i­a­tion. Issue d’une com­mande d’écriture de la CAF du Cal­va­dos et du CDN de Caen (Qu’est-ce qu’on a fait ? en 2003), la créa­tion a été précédée d’entretiens avec un groupe de femmes d’une cité d’Hérouville-Saint-Clair autour du thème de la parental­ité. Dans cette pièce mosaïque, J. Pom­mer­at tourne autour de son sujet, dont il révèle les mul­ti­ples facettes à tra­vers une dra­maturgie du con­tre­point et de la vari­a­tion. Une série de ren­verse­ments révèle la fragilité et la per­mu­ta­tion pos­si­ble des posi­tions : un père méprisé, une mère méprisante, une femme enceinte pleine de pro­jets, une femme qui veut don­ner son bébé à ses voisins, une femme qui accouche, une mère en recon­nais­sance à la morgue… Le spec­ta­cle saisit une série de ten­sions ordi­naires et intens­es pro­pres aux liens entre par­ents et enfants : une petite fille de par­ents divor­cés qui vou­voie son père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps comme si elle ne le con­nais­sait pas, un ado­les­cent qui méprise la fatigue et l’échec de son père, une mère pos­ses­sive qui met son fils en retard à l’école… Cet enfant est une pièce matrice quant aux motifs de l’enfant, de la norme et de l’idéal de soi qui tra­versent toute l’œuvre de Pom­mer­at : « La mère idéale, le père idéal, l’enfant idéal, la famille idéale, toutes les ver­tus sub­limes et les bons sen­ti­ments allant avec et qu’on risque finale­ment tous de pren­dre à un moment ou à un autre pour la réal­ité2. » 

Pro­jec­tions et con­fu­sions entre le réel et l’imaginaire pren­nent une tour­nure trag­ique dans Les Marchands (2006) avec un enfant pré­cip­ité du haut d’une tour pour obtenir la réou­ver­ture de l’usine dont dépen­dent tous·tes les habitant·es de la région. J. Pom­mer­at réac­tive la fig­ure mythique d’Iphigénie pour trac­er en creux le por­trait d’une mère qui n’a plus « le sens des réal­ités » et pour dénon­cer l’idéologie con­tem­po­raine du tra­vail comme valeur exis­ten­tielle. Lit­térale­ment privé de parole dans ce spec­ta­cle où le réc­it est déroulé en voix off par une nar­ra­trice, l’enfant (infans) appa­raît en scène telle une sil­hou­ette frêle, pris dans des con­fig­u­ra­tions qui le dépassent et dont il subit les con­séquences. Vic­time, il est l’objet et le révéla­teur de la folie et des con­tra­dic­tions des adultes. Dans Cercles/Fictions (2010) de même, les cris perçants d’un bébé la nuit sus­ci­tent des réac­tions con­trastées de la part de la nour­rice et de la mère, révélant l’ambivalence de cette dernière et la vio­lence des rela­tions de pou­voir entre patronne et domes­tique. Dans La Réu­ni­fi­ca­tion des deux Corées (2013), la scène de la baby-sit­ter laisse penser que les enfants sont un fan­tasme indis­pens­able au ciment du cou­ple, tan­dis que la scène de l’instituteur déploie de manière com­plexe un ques­tion­nement sur le soin et l’amour portés aux enfants entre sur­pro­tec­tion dés­in­car­née et prox­im­ité abu­sive. Dans ces deux spec­ta­cles, les per­son­nages d’enfants appar­ti­en­nent pleine­ment à la diégèse, mais sans être représen­tés en scène. 

Enfants d’aujourd’hui et con­tes d’autrefois 

Le petit chaperon rouge, écrit et mis en scène par Joël Pommerat, 2004, Théâtre Brétigny, scène conventionnée du Val d’Orge
Le petit chap­er­on rouge, écrit et mis en scène par Joël Pom­mer­at, 2004, Théâtre Brétigny, scène con­ven­tion­née du Val d’Orge

À l’inverse, dans les ada­p­a­tions de con­tes et réc­its, ceux duPetit Chap­er­on rouge (2004), de Pinoc­chio (2008) puis de Cen­drillon (2011), l’enfant n’est pas seule­ment une fig­ure révéla­trice du posi­tion­nement des adultes et par­ents, mais un·e pro­tag­o­niste principal·e, incarné·e sur scène par une comé­di­enne de petite taille. Avec la réécri­t­ure mod­erne de ces « his­toires d’enfants », qui ne sont pas unique­ment des « his­toires pour les enfants3 », J. Pom­mer­at pour­suit sa réflex­ion sur la fil­i­a­tion et les représen­ta­tions. Il met en scène des enfants d’aujourd’hui, qui pren­nent l’initiative et se débat­tent avec verve con­tre les peurs et les exi­gences des adultes. Le Petit Chap­er­on rouge n’est pas envoyée chez sa grand-mère, mais désire ardem­ment y aller et en est empêchée par une mère débor­dée et pro­tec­trice. La réal­i­sa­tion d’un flan (en lieu et place d’une galette) est une pre­mière épreuve à franchir avant de pou­voir se lancer sur le chemin hors de la mai­son. J. Pom­mer­at reprend la plu­part des grandes étapes des réc­its ini­ti­a­tiques de Per­rault et Col­lo­di, mais il mod­ernise les pro­tag­o­nistes : Chap­er­on est une petite fille dégour­die, assez lucide sur son désir de devenir une femme et qui argu­mente face au loup pour ne pas être dévorée. Pinoc­chio incar­ne un indi­vid­u­al­isme tri­om­phant, aveu­gle et matéri­al­iste, con­va­in­cu de pou­voir se suf­fire à lui-même et de prospér­er selon sa nature. Il fait l’apprentissage de la rela­tion aux autres et au monde (qui n’est pas à sa seule dis­po­si­tion) à tra­vers une série de mau­vais­es ren­con­tres (voleurs, meur­tri­ers, mau­vais élève et men­songes du pays de « la vraie vie »). San­dra, dans Cen­drillon, n’est pas une pure et bonne demoi­selle, mais une pré-ado­les­cente en souf­france et légère­ment névrosée, qui ne fait pas son deuil et se punit d’oublier sa mère. 

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Marion Boudier. Photo de David Balicki
Écrit par Marion Boudier
Mar­i­on Boudi­er accom­pa­gne Joël Pom­mer­at et La Com­pag­nie Louis Brouil­lard comme dra­maturge depuis 2013 pour des pro­jets au...Plus d'info
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