L’espace-temps au Japon — Ma
Les concepts d’espace et de temps s’expriment en japonais par un même terme : ma, que le Dictionnaire des termes anciens d’Iwanami définit comme « l’intervalle naturel entre deux objets (ou plus) au sein d’un ensemble continu », ou comme « l’espace délimité par les piliers et les cloisons (d’une pièce)», ou encore « le délai naturel ou l’intervalle entre deux événements (ou plus) au sein d’un processus continu » — formulations tantôt spatiales, tantôt temporelles. Ce mot ma ne reflète donc pas la différence que perçoit l’Occident entre les notions sérielles d’espace et de temps, le Japon ayant préféré considérer ces deux dimensions en termes d’intervalles. Le mot ma s’applique aujourd’hui à presque tous les aspects de la vie japonaise, tous fondés sur cette notion centrale : ainsi l’architecture, les beaux-arts, la musique et le théâtre sont tous appelés des « arts du ma ».
Cette conception unitaire du temps et de l’espace est peut-être ce qui distingue le plus les formes artistiques japonaises des occidentales — tout en paraissant étonnamment moderne dans sa convergence avec les théories actuelles qui unifient l’espace et le temps.
La perception de l’espace est née de son découpage de l’espace environnant en surfaces et en volumes, découpage qui ne peut que se conformer aux visions de la nature et du cosmos propres à un moment historique donné. Il se peut que cette conception de l’espace, chez les Japonais de jadis, soit née d’un effort pour visualiser et formaliser les divinités (kami) dont l’univers entier était censé être imprégné. Ce sont les mouvements du soleil, perçu comme le kami primordial, qui réglaient les grandes divisions, tant spatiales que temporelles : le jour et la nuit, la lumière et l’ombre, le monde divin et celui des enfers — les Japonais retrouvant ainsi la trace de cette organisation céleste à tous les niveaux de leur environnement naturel. Certaines montagnes, certains rochers et arbres étaient ainsi vénérés comme les symboles des kami divins qui étaient censés habiter ces objets sous la forme d’infimes particules spirituelles. Quatre poteaux ou une simple corde parfois servaient à la fois à postuler le choix d’une demeure par les kami et à signaler le site ainsi sanctifié, généralement un espace vierge, où les kami étaient dès lors appelés à descendre. L’installation de tels lieux et l’attente de leur avènement ont joué un rôle crucial dans le développement progressif d’une visualisation de l’espace. L’espace, croyait-on, était essentiellement fait de vide et môme les objets solides comportaient des parties creuses susceptibles d’accueillir les kami qui y descendaient à certains moments, occupant ces creux par la force spirituelle (ki) de l’âme (kami), et la représentation de cette présence occasionnelle donna lieu à maints efforts artistiques. Ainsi on voit que la perception de l’espace se confondait avec les événements ou phénomènes qui s’y déroulaient, l’espace n’étant donc perçu qu’en rapport avec l’écoulement du temps.
Cette perception de l’espace propre aux seuls Japonais a entraîné un sens très particulier de la vie quotidienne ainsi que des formes artistiques fondamentalement différentes de celles que l’on rencontre en Occident : alors qu’ici le concept d’espace-temps donnait naissance à des images fixes et absolues d’un continuum homogène et illimité (chez Descartes par exemple), le Japon n’a jamais cessé de concevoir l’espace et le temps comme interdépendants et omniprésents plutôt que distincts, l’espace ne pouvant être défini indépendamment du temps au sein d’une notion chaotique et mêlée. De même, l’idée abstraite d’un écoulement régulier et homogène du temps fit place à une conception où le temps n’existe que par rapport à des mouvements ou des espaces.
Traduit de l’anglais par Daniel De Bruycker
Glisser
A l’origine, la maison de style Shinden1, le premier style architectural typiquement japonais, ne comportait qu’une seule grande salle planchéièe2 : c’est seulement plus tard que des tatami plus confortables furent posés sur ce plancher, d’abord à l’endroit qui servait de couche, puis progressivement sur toute la surface du plancher. (…)
Le plancher ainsi recouvert de tatami introduisit une contradiction dans le mode de vie de l’époque : le sol était à la fois un endroit pour s’asseoir et marcher, un peu comme si on marchait sur des matelas.
Or le plancher est plus souple que la terre battue, et le tatami plus souple que le plancher, de sorte que lorsque l’on marche sur un plancher ainsi recouvert de tatami, une réaction subtile se produit : pour peu que l’on appuie les pas. le sol « résonne » et donne l’impression de marcher sur un échafaudage instable.