« Sur les crêtes du Jura, la crise économique n’entrave pas la vie culturelle. Le Théâtre populaire romand le prouve chaque jour.»
La Presse
L’obligation de faire ses preuves est une forme consacrée de la demande étatique en matière d’art. La preuve ne réside pas forcement dans le résultat artistique — d’ailleurs très difficile à évaluer, surtout dans un pays qui n’a aucune politique culturelle clairement définie — mais dans un certain acharnement, dans une ténacité qui doit indéfiniment se prouver elle-même pour être périodiquement récompensée On aura reconnu le vieux régime de la sébile, contre lequel Ariane Mnouchkine a naguère protesté avec éclat, et avec raison, car s’il maintient les artistes en état de survivance, ce régime aléatoire ne leur permet pas de porter leur art au niveau où le théâtre peut devenir dans la société un facteur d’ébranlement créateur, de mise en question salutaire des préjugés et des convictions d’un peuple. Maintenue au-delà de toutes les accumulations pertinentes — chiffres et actes — cette obligation de faire ses preuves — forme perverse de la concurrence économique — peut infléchir décisivement la nature d’un dessein artistique.

Depuis sa fondation le 1er aout 1961, le Théâtre populaire romand n’a cessé de détourner une part importante de ses forces pour prouver que l’art du théâtre implique un travail semblable à d’autres travaux (pas exactement un travail comme les autres), qui mérite salaire et reconnaissance. considération et respect. Vingt-quatre ans après, ce mouvement éprouvant vers la professionnalisation complète de la compagnie demeure scandaleusement inachevé. Tout se passe comme si l’artiste, contraint de s’imposer sur le marché des valeurs morales avant toute confrontation spécifiquement artistique, devait dilapider son énergie créatrice dans des démonstrations préliminaires dont la récurrence viserait a la maintenir dans une sorte de semi-amateurisme aussi sympathique qu’inoffensif et infécond. Un contrat implicite — étaye de menaces sporadiques dandantissement — semble avoir été passé entre la société et la troupe. On ne peut énoncer les termes de ce contrat, mais on peut décrire ses effets pernicieux : persistance dans la compagnie d’une attitude auto-castratrice face a certaines questions (celle des moyens par exemple), développement jusqu’à leurs extrêmes conséquences de voies productives qui se sont parfois révélées des impasses artistiques.
Quel est donc ce pays où, pour obtenir les moyens de son art, l’homme de théâtre doit commencer par administrer à haute dose des preuves qu’il ne pourrait fournir qu’après avoir obtenu ces moyens ? Curieux renversement, qui épuise infailliblement le candidat, le confine dans un art prolégoménal, le maintient sous perfusion — moyens distillés au compte-gouttes — dans une sorte d’antichambre de l’art, dans une situation d’attente fébrile qui fait de lui un spécialiste des hors-d’œuvres artistiques. L’impression permanente d’inaboutissement qu’il ressent alors lui apparait comme appartenant à l’essence de son art, certes indéfiniment perfectible. Mais ce pensant, il tend à oublier le poids du rapport social ; la fermeture subtile — parce qu’elle prend la forme d’une ouverture — qu’une société productiviste impose à toute activité non directement productive. A la bourse des idéologies, la gratuité de l’art se négocie au rabais. Une société est provinciale en ce qu’elle essaie toujours d’obtenir l’art au moindre prix, et par son mépris condescendant pour les projets artistiques qui excèdent les limites de son horizon. Effet terrible de censure préalable par simple mesquinerie, qui corrompt jusqu’en son tréfonds l’artiste inventif, forcé de s’aligner ou de s’évader vers les capitales. Pour convaincre les édiles de sa région, l’homme de théâtre devrait procéder par encerclement, faire ses preuves non seulement ici mais surtout ailleurs — dans des lieux que leur prestige et leur éloignement rendent irréfutables — afin d’obtenir chez lui une reconnaissance qui ne sera même pas synonyme de moyens accrus. Paradoxe du mouvement de la décentralisation, qui ne s’épanouit que par un retour dans le centre, considère comme tribunal ou jury suprême de la qualité artistique. Cruelle sanction pour le Théâtre populaire romand, lorsqu’il présente en 1978 à Paris son spectacle-phare. Le Roi Lear de Shakespeare, et rencontre l’insuccès le plus total auprès de la critique et du public parisiens, alors que la tournée romande et suisse avait été un triomphe : Mais l’expérience est bonne, révélatrice, féconde en questions. La hiérarchie de l’art du théâtre semble épouser la hiérarchie des moyens avec un déterminisme surprenant, cette hiérarchie étant bien sur nettement inscrite dans la division géographique. Comment faire du bon théâtre à l’intérieur du triangle Paris-Milan-Berlin ? Certainement pas en cédant à ce mythe de consolation pour les faiblement nantis, mythe selon lequel l’excès de moyens tuerait l’imagination, avec son corrélât douteux qui fait de la pauvreté une vertu artistique. Pour un Théâtre populaire romand enfermé dans le cercle vicieux de la preuve, ce mythe à double face a pu jouer le rôle d’une idéologie de fonctionnement. Mais la coupe est pleine, et ce n’est pas parce qu’on produit de l’illusion qu’on peut s’en abreuver indéfiniment.

A force d’habileté dans l’art de faire ses preuves, le Théâtre populaire romand s’est lui-même transformé en preuve, voire en alibi. A trop devoir prouver, on finit par succomber à un fétichisme de la démonstration. D’où les excès du didactisme, qui s’appliquent aussi bien au répertoire, à l’esthétique, au service public, qu’a la vie interne de la compagnie. marquée par un programme exigeant et ambitieux de formation permanente, dont l’application trop cohérente tend à transformer la compagnie de théâtre en école de théâtre. Dans un pays où la culture se prouve par l’obstination, il fallait à la compagnie un faisceau de qualités très extraordinaires et très contradictoires pour résister aux pressions qu’elle n’a pas manqué de ressentir (par exemple la pression du didactisme). Comment le projet artistique peut-il être institutionnellement acceptable et avoir une portée critique ? Comment les finances peuvent-elles être « sages » et l’art « fou » ? Comment se concilient dans l’acte artistique la rigueur rationnelle de la gestion et le débridement de l’invention ? Celui qui paye de sa personne par toutes sortes de tâches annexes dans une économie de misère conserve-t-il des ressources — une réserve d’énergie libre, un excédent — à mettre au service de son intervention propre dans l’art. Un comédien peut-il dans la même journée prendre des cours de musique et d’acrobatie, répéter son texte, donner une animation dans une école, répondre à un journaliste, décharger un camion et monter un décor, tout cela sans dommage pour sa prestation dans la représentation du soir ? J’oublie de dire qu’il aurait pu encore vendre le livre-programme à l’entrée du spectacle, mais on va s’imaginer que l’en rajoute. Il y a plus grave, ce comédien ne court-il pas le risque de se donner tellement à son art qu’il en perd le recul qui sert de fondement à son art, c’est-à-dire l’expérience sociale dans l’échange humain ? La réduction de son être historique peut-elle servir son talent artistique ? Plus grave encore, ne va-t-il pas prendre sa propre condition matérielle pour étalon artistique intérieur ? La pauvreté appauvrit. En sélectionnant une certaine catégorie d’artistes (qui acceptent ce « choix »), elle réduit l’éventail des êtres et le champ du possible. La compagnie existe depuis vingt-quatre ans, sa pauvreté n’est donc que relative puisqu’elle n’a pas encore été mortelle. Mais c’est un bien curieux statut que ce régime de survie sous le diktat de la preuve, régime qui voit parfois se conjuguer les tares de la marginalisait avec les défauts de l’institution, Le pire destin pour l’art théâtral, c’est le juste milieu, le compromis, le gris, l’indifférencié. Tout poussait et pousse encore le Théâtre populaire romand dans cette voie ; il résiste par le talent, s’insurge contre ce qui le définit, recommence chaque jour le même débat pratique à la fois désespérant et exaltant. Ce pays qui a tant besoin de preuves est celui où tous les partis politiques gouvernent ensemble. Pays riche jusqu’à l’indécence et dont la grandeur est occulte parce qu’elle procède du secret bancaire. Pays qui a les moyens de s’offrir le meilleur art du monde sans prendre le risque de le produire lui-même. Pays de transactions plus que de créations, de transformations (les industries de) plus que d’inventions. Quelle peut être dans ce contexte la place d’une production théâtrale indépendante ?





