L’enquête sur le lieu du sacrifice

L’enquête sur le lieu du sacrifice

Le 28 Fév 1986

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Le théâtre en Suisse Romande-Couverture du Numéro 25 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre en Suisse Romande-Couverture du Numéro 25 d'Alternatives Théâtrales
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A cette époque, le pre­nais volon­tiers le train ; je devais sou­vent faire le voy­age entre Zürich et la Suisse romande. C’est au cours de l’un de ces voy­ages que j’ai rêvé d’un vis­age de femme. Je me suis réveil­lé, le front en sueur, pour apercevoir le pan­neau de la gare d’Olten, les mem­bres encore trem­blants. Je me rap­pelais de l’o­vale de ce vis­age, et de l’hor­reur d’une cat­a­stro­phe. Le vis­age revint quelques voy­ages plus tard, au même endroit : la gare d’Olten. « Il ne la pas ramenée au jour » Avec ces mots. La fois suiv­ante, je suis descen­du dans cette gare, Je sen­tais encore dans mes nerfs, dans mes os, l’hor­reur de la cat­a­stro­phe qui l’avait entrainée loin d’i­ci : Olten, petite ville indus­trielle sur l’Aar, nœud fer­rovi­aire où se croisent les lignes de l’Ouest et de l’Est, du Sud et du Nord. Bien sûr, la gare avait dû chang­er depuis cette époque, je suis resté longtemps, à errer sur les quais, à écouter les con­ver­sa­tions dans le buf­fet de la gare. Je me suis sou­venu qu’elle n’é­tait pas seule, qu’il y avait eu un homme avec elle. Dans la salle d’at­tente, un homme d’une soix­an­taine d’an­nées était assis, assez mal habil­lé, enfin ce qui peut être pour la Suisse un cos­tume nég­ligé. Il a lais­sé pass­er plusieurs trains. Est-ce que c’é­tait lui ? Je lui ai par­lé, et c’é­tait assez dif­fi­cile : il n’é­tait pas bavard, et l’al­cool embar­ras­sait ses paroles. Est-ce que c’é­tait lui ? J’avais envie de le sec­ouer et de lui hurler en plein vis­age : « Pourquoi ne l’avez-vous pas ramenée au jour ? » Mais je ne l’ai pas fait. L’homme a fini par se lever, il est sor­ti de la gare. Cela s’é­tait passé en Suisse, dans cette gare, cette petite ville. En Suisse. Et ce vis­age n’au­rait pas pu m’ap­pa­raitre ailleurs qu’en Suisse. J’ai donc com­mencé à tourn­er autour d’Olten, de cette gare, du nom d’Olten. Je me doutais qu’on ne lui avait pas per­mis de rester, et qu’elle avait dû repar­tir vers le Nord, ou vers l’Est. J’ai même com­mencé une pièce qui por­tait ce titre, Olten, l’his­toire d’un réfugié oisif — car je com­pre­nais qu’elle était juive ‑à la croisée des lignes de chemin de fer, hési­tant entre les réseaux de l’his­toire de son peu­ple, de sa famille, de l’his­toire du Livre, en ce point du réseau fer­rovi­aire. Et puis encore une scène dans un autre texte… « Il ne la pas ramenée au jour. » Et moi non plus, je ne par­ve­nais pas à la ramen­er au jour. Je n’ai plus revu le vis­age en pas­sant par Olten : il m’était d’ailleurs impos­si­ble de m’en­dormir à l’ap­proche de la ville. Mais puisque le vis­age avait émergé, pour moi, je ne pou­vais pas le laiss­er retomber dans le néant. Je voulais savoir ce qui s’é­tait passé. Il y avait eu cette étreinte dés­espérée, ultime, et lui qui ne com­pre­nait pas, effrayé peut-être, éton­né, et il l’avait lais­sée retomber. J’avais pu retrou­ver des pho­togra­phies de la gare dans les années 40, avec cette salle d’at­tente, que je fix­ais comme on regarde un décor vide de toute action. J’ai entre­pris des recherch­es sur les dossiers de réfugiés entrés en Suisse puis refoulés par la Con­fédéra­tion. Enquête vouée à l’échec : je ne savais rien d’elle, et pas grand-chose de son sig­nale­ment. Que son vis­age, l’o­vale de son vis­age. Et puis pou­vais-je dire qu’elle m’é­tait apparue en rêve dans un train, en pas­sant par Olten ? Un archiviste a levé les bras au ciel. Déraisonnable­ment, je me suis acharné à pour­suiv­re ce vis­age qui com­mençait à s’estom­per. Et l’hor­reur de cette cat­a­stro­phe dans laque­lle elle avait été emportée ! Il me faudrait écrire main­tenant à son ombre, dans cet après-coup. Dans un endroit ter­ri­ble, d’Eu­rope, où se trou­vaient réu­nis des pho­tos et des noms con­signés dans de grands reg­istres, je l’ai cher­chée entre les morts, et je l’ai pleurée comme une jeune épousée. Je suis revenu en Suisse. le vis­age s’estompe. Je ne l’ai pas trou­vée, je ne l’ai pas ramenée au jour, et je sais qu’il me fau­dra vivre désor­mais avec ce vis­age per­du.

Devant la mort est né d’un malaise. Apres douze ans de travaux et de séjours plus ou moins longs en Suisse romande, ce malaise est tou­jours indéfiniss­able. Est-ce parce que la lit­téra­ture de langue française, minori­taire, ne peut se situer par rap­port à la lit­téra­ture française — de France — que de manière épig­o­nale ?
Est-ce parce qu’au pays des ban­ques, il est impos­si­ble de cap­i­talis­er un acquis artis­tique et que, mal­gré la taille réduite du domaine théâ­tral, chaque nou­v­el écrit, chaque spec­ta­cle nou­veau, n’est pas une étape dans un tra­jet, un élé­ment d’une évo­lu­tion, mais un événe­ment qui appa­rait comme sus­pendu, ponctuel et comme atom­isé ?
Est-ce parce que le pays tout entier, depuis l’in­va­sion anglaise, ressem­blé aujour­d’hui à une carte postale, un décor de théâtre, et que l’on voit de chaque panora­ma s’in­scrire mag­ique­ment l’alti­tude des som­mets et la topogra­phie des mas­sifs ?
Ou bien parce qu’au-delà de l’a­gace­ment qui avait saisi Hen­ri Calet, agace­ment qu’il y ait trop d’ex­ac­ti­tude, trop de pro­preté, trop de.. au-delà de l’en­nui, pas pire que celui que l’on éprou­ve dans une petite ville améri­caine, Madi­son par exem­ple, ou bien à Sochaux, il y a que le malaise demeure, et qu’il ne se laisse nulle­ment saisir ?
Si le con­ser­vatisme de la Suisse est un fait réel — et il y a fort à pari­er qu’il se ren­forcera, en réac­tion avec les frac­tures des men­tal­ités et des com­mu­nautés tra­di­tion­nelles — l’im­mo­bil­isme prêté à ce pays est couram­ment suré­val­ué : la vision d’une Suisse immo­bile doit aus­si faire par­tie du malaise…

En fait, ce pays a une his­toire, et des plus mou­ve­men­tées. Ce pays a « eu » une his­toire. Non sans naïveté, je m’imag­i­nais il y a douze ans que j’al­lais exhumer ce passé enfoui, ren­dre au jour l’his­toire de Genève, et que j’al­lais, archéo­logue, entre­cho­quer les osse­ments de Calvin, faire de ce pays un chantier de fouilles. Tout se passe comme si la Suisse avait man­qué son entrée dans l’his­toire du XXe siè­cle, refoulant brusque­ment son his­toire vio­lente, ses luttes de castes, de class­es, et ceci à un moment pré­cis : au moment où Genève devient ville inter­na­tionale avec l’in­stal­la­tion de la SDN.

Le palais de la SDN écrase de sa blancheur le parc de l’Ar­i­ana que les Genevois aimaient à fréquenter. De l’autre côté, et comme en vis-à-vis, le Mont-Blanc, mais lui, mag­ique. Voici donc le fil rompu, qui tra­mait les des­tins et l’his­toire du monde. Et Ari­ana, errante et mal­heureuse : sur une ile écla­tante, située à prox­im­ité de la Mer de blancheur, ou Mer lac­tée, tan­dis que l’orchestre du café joue Fille de Sion, réjouis-toi ! de Haen­del :

Ari­ana :
« Si je ne brûle pas, com­ment les ténèbres devien­dront-elles clarté ?»

Une pre­mière approche du malaise con­siste pré­cisé­ment à se dire que quelque chose, là, ne se dit pas, ne parvient pas à se dire, que c’est le refoule­ment qui pro­duit le malaise, que c’est blo­qué, et que traiter du malaise, ce serait le met­tre au jour. Mais il n’y a rien qui ne soit dit, exprimable. C’est ain­si que Angst alias Zorn peut logique­ment expli­quer son can­cer et lui attribuer une cause : la Suisse.

Si j’ap­préhende le malaise du point de vue de ce qui serait le signe d’une iden­tité suisse et romande, définir ce qui serait typ­ique­ment suisse et romand s’avère encore plus dif­fi­cile. Pas de cul­ture pro­pre, de moins en moins de tra­di­tions, et même de locu­tions, de région­al­ismes (qui pour­rait encore dire, comme Rousseau, qu’il est vain de faire par­ler un Genevois comme un académi­cien de Paris ?..), peu de car­ac­téris­tiques, et pour­tant…

Tout à l’heure, dans la forêt, le soleil perçait la brume en une gloire de rayons. Plus tard, lorsque la mon­tagne s’é­claira, le lac se recou­vrit d’un voile. Je me dis que je pour­rais rester là toute ma vie, à écrire chaque jour les vari­a­tions de la lumière dans la forêt, et l’aspect changeant du lac, selon les vents, les courants, la couleur du ciel. « On pour­rait vivre ici et oubli­er qu’il y a des choses telles que le manque de tra­vail ou la tristesse. La per­pétuelle présence de toute cette beauté pro­duit un peu l’ef­fet du chlo­ro­forme » (George Eliot). Mais le chlo­ro­forme, le som­meil ou même l’abrutisse­ment nés de la vie dans ce pays, appar­ti­en­nent pour moi aux stéréo­types accu­mulés sur le malaise. La vérité, c’est que ce sont les eaux du lac qui me reti­en­nent. Ses eaux calmes, parce que s’il peut être agité, s’il peut se soulever en tem­pête, sa nature est plutôt d’être calme, plat. Sur ce lac, souf­flent des dizaines de petits vents dif­férents ; ceux qui vien­nent de la mon­tagne ceux qui vien­nent du lac, des courants que l’on con­naît encore mal sil­lon­nent la masse liq­uide, peut-être vingt, trente noms dif­férents pour désign­er les vents et les courants… Le pays est petit, et la val­lée, sans être étroite, n’est pas bien large, c’est comme un défilé au tra­vers duquel souf­flent… Beau­coup de pas­sants, de touristes, de curistes — car rester et écrire, de Suisse, il parait que ce n’est pas sim­ple — qui dis­ent leur mot, sur la Suisse romande… Le vent qui vient de l’océan, de Paris, de l’Ouest, et qui souf­fle vers l’Est, qui passe au tra­vers de ce défilé, arrive avec un peu de retard, mais voilà beau­coup de cir­cu­la­tion, beau­coup d’in­flu­ences sur ce petit périmètre, qu’il s’ag­it de débrouiller…
Ain­si Dos­toïevs­ki, défini­tif : « Tout ici est hideux, putré­fié, hors de prix. » Et il s’empresse de par­tir pour la val­lée tor­ride, l’En­fer, le chau­dron du vice, Sax­on. Strind­berg, dans une courte pièce, Devant la mort, une som­bre his­toire d’as­sur­ance, un père qui se fait rôtir dans sa pen­sion de famille, ses filles toucheront la prime, scé­nario bien strind­bergien — le péli­can — mais qui présente cet intérêt d’être situé sur les bor­ds du lac Léman, que l’on voit au fond, par la porte-fenêtre, et que le père scrute en s’aidant de ses jumelles. Strind­berg a donc rêvé la Suisse romande, il a rêvé sous la Suisse romande devant la toile peinte du lac, une his­toire de vio­lence et de sac­ri­fice.
Extra­or­di­naire lucid­ité.
Car il a vu la mort qui est ici au tra­vail.

Je n’ai pas pu lire sans émo­tion les quelques pages de Max Frisch qui intro­duisent à l’œu­vre incom­plète, fatale­ment, d’un de ses amis, Peter Noll, mort d’un can­cer. « Unsere Fre­un­deskreis unter den Toten wird gröss­er » (Totenrede von Max Frisch, in : Peter Noll, Dik­tate über Ster­ben und Tod, Pen­da Ver­lag, ZH, 1984). Notre cer­cle d’amis chez les morts… Ce n’est pas seule­ment : alors, voilà, les amis dis­parais­sent, c’est la dernière bataille, nous sommes de moins en moins nom­breux, la mort nous encer­cle, non, le cer­cle des amis morts s’a­grandit, jusqu’à con­t­a­min­er le vivant, et mème l’in­erte : lorsque dans un entre­tien, Frisch par­le d’un texte comme de Lénine mort — « un jeune homme qui n’a plus fait d’er­reur depuis cinquante ans » — il sous-entend que le texte est mort, qu’il ne con­nait plus de devenir…

Ce tra­vail sourd de la mort, comme si la vie en Suisse était mor­tifère, comme si on y attra­pait la mort, un virus de la mort, qu’à l’in­verse on venait-traiter dans les sana­to­ri­ums, voilà peut-être une trace sûre.

Dans Trip­ty­chon de Frisch, où les morts voisi­nent avec’ les vivants, et où l’on finit par ne plus savoir qui est vivant et qui est mort, le trou­ble vient de cette absence de fron­tières, de cette con­fu­sion.
« Je vous par­le depuis chez les morts.»
Cette phrase qui m’est venue dans un demi-som­meil, en Suisse, du côté d’Olten, et qui a été la pre­mière.

Le car­ac­tère fatal du malaise, inéluctable, des que la mort est sen­tie, a l’œu­vre, vient de ce que la Suisse n’est pas le milieu du monde, mais le bout-du-monde. Du nom de ce camp pour réfugiés juifs, qui attendaient là avant d’être recon­duits a la fron­tière. ” y a peu, le lao, qui s’empoisonnait lui-même par manque d’oxygène, était en passe de devenir une petite mer des Sar­gasses, don­nant ain­si rai­son à Dos­toievs­ki, qui avait sen­ti ces effluves dou­teux et avait pris la fuite vers Sax­on. Un met­teur en scène français déclarait au cours d’un entre­tien qu’il avait « atter­ri » en Suisse. L’ex­pres­sion m’a lais­sé rêveur.

Moi, après tout ce temps, au moment ou je sais bien qu’il va fal­loir apur­er les comptes, au milieu de mon âge, je me demande bien pourquoi j’ai « atter­ri » là, et pas ailleurs. Dans ce pays où la mort tra­vaille, où le malaise vous prend, et c’est le min­i­mum. Je veux savoir pourquoi, com­ment les eaux calmes du lac m’ont retenu douze ans. Sor­ti de la cham­bre, je me regarde par la fenêtre, dans la cham­bre vide, ne pas sor­tir, mais scruter l’ex­térieur de mes jumelles. Et je vois dans ces arrivées, ces tra­jets qui vien­nent se per­dre au bord du lac Léman, les entre­croise­ments et les mou­ve­ments capricieux du fil d’Ar­i­ana.

Le signe d’une fatal­ité ? Le tra­jet de Ner­sès dont la dernière phrase ouvre, et la vision du lac, et autre chose qui se tient là. Voilà, Je me suis réin­tro­duit avec lui, ce per­son­nage, sur ses talons, dans sa valise de car­ton bouil­li, exilé par­mi les exilés, indésir­able, mal rasé, je ne dois pas cadr­er dans le paysage. Je me suis réin­tro­duit en fraude, mon séjour ici est illé­gal, mais mon regard est devenu naïf. Cru­el et ten­dre. Donc, c’est le bout. Et pen­dant que l’écris ces lignes, la nuit va tomber sur le lac, qua­tre très grands arbres vont se refléter dans l’eau grise que le vent, les courants dis­socieront, les reflets seront nets, immenses, mais les arbres eux-mêmes, je ne les ver­rai pas, ils se per­dent déjà dans la gri­saille de la rive. Mais la voca­tion d’un lac n’est-elle pas d’être  un plan uni et sans rides ? N’est-elle pas de cacher la puis­sance qui l’anime et de ten­dre aux hommes un miroir changeant ? Je me plais à penser que c’est là que H.-B.de Saus­sure, dans le reflet du lac, a été appelé par le Mont-Blanc, mag­ique. Le soleil, la lumière jouent à la sur­face, les phénomènes naturels se suc­cè­dent. Pen­dant douze ans, les eaux calmes m’ont retenu, j’ai beau­coup écrit, beau­coup de choses inutiles, comme un autre dont les cours sopori­fiques ennuyaient ses étu­di­ants, et qui ne ren­trait de l’U­ni­ver­sité que pour noir­cir du blanc dans son Jour­nal, des mil­liers de pages, inutiles, vaines, trag­ique effort noc­turne, quo­ti­di­en. Amiel. Au terme de mon ser­vice de douze ans, j’ai demandé à être libéré de ma charge. J’avais moi aus­si sen­ti la ténèbre, sous le lac, l’ac­cu­mu­la­teur de ténèbre.

Je me suis fait lacus­tre, je voy­age au-dessous, et en même temps au-dessus, je dis le soleil et la lumière et en même temps les ténèbres. J’ac­com­pa­gne le voy­age des âmes : « Je veux être Chateaubriand ou rien », fière parole notée dans un cahi­er de col­lège ; Imbert Gal­loix n’a pas été Chateaubriand, ni même rien, il est mort à 21 ans. J’ai cher­ché dans les laiss­es de vase la trace d’un soupir. « J’au­rai dis­paru sans avoir été », Morts sans cause. Je ramasse des échan­til­lons de vase, je les com­pare, je les éti­quette, dans des éprou­vettes des échan­til­lons de boues, couch­es super­posées, d’un point à l’autre du rivage, j’ar­pente les vas­es, j’en dis­sèque les odeurs et tente d’en chanter la den­sité, la couleur. On est, pas de l’autre côté, non, mais dans un lieu où la con­fu­sion des caté­gories s’at­taque dan­gereuse­ment au sujet, au corps même. Dans un lieu où, pré­cisé­ment, il n’y aurait plus un « autre côté », mais où le plan uni du lac serait dépassé au-delà, où ce côté-ci, et l’autre, seraient n’im­porte où, con­fon­dus.
La chute de Man­fred, Byron a Genève, Byron boi­tant à Lau­sanne, prend soudain un sens ter­ri­fi­ant, en devenant une chute dans la con­fu­sion, du vide et du plein, du mort et du vivant, comme si la sat­u­ra­tion, le trop de, fai­sait du plein, du trop plein, le vide.

Pour en revenir au malaise, on pour­rait dire qu’il est d’au­tant plus insin­u­ant. d’au­tant plus vir­u­lent, qu’il n’a pas de cause pré­cise et qu’il s’en­tre­tient de n’en avoir pas. Tout est exprimable, tout peut être dit du huis-clos caché der­rière les façades sévères de la Grand-Rue, elles n’ont rien à cacher, le secret est une farce, qu’il soit ban­caire, ou famil­ial. Ain­si, le mys­tère du malaise de n’être dit qu’à demi, et c’est cela qui fait peut-être de cette mis­ère un mys­tère. Toute la théorie de Zorn alias Angst, ses expli­ca­tions logiques, son démon­tage rationnel et furieux de la vie en Suisse, dévoilent les caus­es de son can­cer, on peut lui faire con­fi­ance : sa mal­adie se trou­ve par­faite­ment jus­ti­fiée. En toute logique.

C’est en cela que dire le mal­présen­teaise, en exprimer les caus­es, en décrire les symp­tômes et l’évo­lu­tion, ne sert qu’à en con­stru­ire une jus­ti­fi­ca­tion, à le faire gon­fler, a lui faire pren­dre un peu plus de corps, à faire que la mort soit un peu plus présente au milieu des vivants, mais bien sûr, on ne peut pas non plus ne pas en par­ler. Il va donc fal­loir en par­ler sans en par­ler, et réin­tro­duire des divi­sions, couper, mesur­er, arpen­ter, met­tre devant soi, pro­jeter, là où rég­nait un con­tinu sans méth­ode, un ensem­ble devant lequel l’œil, la com­préhen­sion glis­saient, hebetes, sans pou­voir en com­mencer la lec­ture, c’est-à-dire y intro­duire des coupures en la seg­men­tant, des dif­férences. Le pre­mier trait qui se dégage, c’est une répéti­tion, la répéti­tion d’une atti­tude : le sac­ri­fice. Sac­ri­fice du père dans la pièce de Strind­berg ; sac­ri­fice à la logique de l’ex­pli­ca­tion chez Zorn. Une série de sac­ri­fices qui en appel­lent un autre, au bout de la chaine, le sac­ri­fice orig­inel : celui d’Isaac.

Dans un geste dou­ble­ment fon­da­teur, la pièce de Théodore de Bèze fonde la tragédie de langue française, une forme de tragédie religieuse qui n’au­ra pour ain­si dire pas de postérité, elle fonde par le biais d’une péd­a­gogie une morale, et une poli­tique, sous-ten­dues d’une théolo­gie. Il faut sans doute voir dans ce geste, théâ­tral, le cor­re­spon­dant du geste de Calvin, en chaire, s’adres­sant à la com­mu­nauté, enseignant aux, indi­vidus a penser leur rap­port privé avec Dieu. Si l’u­nique devoir du chré­tien est la louange du Seigneur, cette recon­nais­sance ne s’ex­primera vrai­ment que dans le ser­vice de Dieu, dans la vie du chré­tien. Le sac­ri­fice d’Abra­ham est, dans la théolo­gie calvini­enne, l’ex­em­ple de l’obéis­sance exigée du fidèle, en dépit de toutes les raisons con­traires, puisque la volon­té de Dieu seule définit ce qui est raisonnable.
Une poli­tique, bien sûr : l’in­sti­tu­tion pen­dant une péri­ode de guer­res civiles d’une com­mu­nauté sus­cep­ti­ble de s’u­nir autour d’un principe de tran­scen­dance supra-indi­vidu­elle fondé sur la pos­si­bil­ité du sac­ri­fice, mais une morale, une poli­tique qui sur­vivent a cette con­jonc­tion his­torique, et peut-être le rit­uel théâ­tral fonc­tionne-t-il comme une per­pé­tu­a­tion de l’idée lors même qu’il se sub­stitue à elle ?…

En fait, il faudrait se deman­der pourquoi la pièce de Théodore de Bèze n’a pas eu de postérité. Il y a d’abord le syn­ode de Figeac qui con­damne le drame biblique. L’in­ter­dit de la représen­ta­tion est jeté sur la forme du rit­uel. Mais cette pièce, à tra­vers le genre nou­veau qu’elle inau­gu­rait, fait d’une ren­con­tre entre l’in­ven­tion de la pièce didac­tique et une réin­ven­tion « française » du trag­ique et de la tragédie, ne visait-elle pas, dès la fon­da­tion de ce théâtre, sa pro­pre abo­li­tion, son extinc­tion ? Qu’en­seigne-t-elle au pub­lic, sinon à se pass­er de cet enseigne­ment ? et com­ment procède-t-elle sinon par le plus petit dénom­i­na­teur théâ­tral, à la lim­ite de la para­phrase du texte pre­mier ? Bèze enseigne au pub­lic la néces­sité d’en pass­er par « la plus petite dimen­sion ».…

Abra­ham sac­ri­fi­ant. Pas le sac­ri­fice d’Isaac, mais le sac­ri­fice que fait Abra­ham. Le sac­ri­fice du fils se trou­ve tout entier du côté du père, et y trou­ve son expli­ca­tion, elle-même jus­ti­fiée par l’or­dre de la Loi. Abra­ham en train de sac­ri­fi­er, quoi ? le com­plé­ment manque. Emploi intran­si­tif du verbe. De ce sac­ri­fice du père, le fils ne sait rien, ne com­prend rien, sinon qu’il obéit. qu’on lui demande d’être heureux, d’être sac­ri­fié, d’être élu l’ag­neau de Dieu.

Pre­mière tragédie française, mod­èle d’un théâtre didac­tique sans postérité, la pièce de Théodore de Bèze pour­rait être la seule à être jouée en Suisse romande, pour par­o­di­er Mal­lar­mé : on y chang­erait de temps à autre, un nom, un bout de décor.

Car il s’ag­it de savoir ce que l’idée est dev­enue, si le rit­uel qui se sub­sti­tu­ait à elle a lui-même dis­paru.

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mai 2025

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