Comme un air de tango : Marie Laberge

Comme un air de tango : Marie Laberge

Juin 1986

Le 6 Sep 1986
C'était avant la guerre à l’Anse à Gilles de Marie Laberge, par la Compagnie Jean Duceppe
C'était avant la guerre à l’Anse à Gilles de Marie Laberge, par la Compagnie Jean Duceppe

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Article publié pour le numéro
Canada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives ThéâtralesCanada Quebec 86 repères-Couverture du Numéro 26 d'Alternatives Théâtrales
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«(….) je ne suis pas un homme ni un poête, ni une feuille mais une pul­sa­tion blessée qui sonde les choses de l’autre côté. »

Cet extrait d’un poème de Lor­ca (Poème dou­ble du Lac Eden), placé en exer­gue à Deux tan­gos pour toute une vie, pour­rait être signé Marie Laberge. De même, cette cita­tion de R.D. Laing, en intro­duc­tion à une autre de ses pièces, Avec l’hiv­er qui s’en vient : «(.…) quoi de plus digne de mon atten­tion et de mon intérêt que le soi, le cœur humain, l’in­tel­lect, les émo­tions etlou l’univers physique ? (.…) Ou est le cœur ?», qui situe très Sim­ple­ment, mais si juste­ment le pro­jet dra­maturgique de Marie Laberge. Son­der le cœur sous toutes ses cou­tures, le déter­rer, le sor­tir de Sa gangue mor­tifère, le délester du poids du men­songe. Tant pis ou tant mieux s’il n’avait à racon­ter que l’histoire navrante de son exil hors de Soi, s’il n’avait à dire, une fois réan­imé, que les mon­stres qui l’habitent, l’empêchent d’aimer, le ren­dent fou, le tuent. Toute l’œuvre de Marie Laberge procède d’une quête d’absolu : appren­dre à vivre sans Com­pro­mis­sion, inten­sé­ment, pas­sion­né­ment. En toute lucid­ité, en même temps qu’avec indul­gence à l’é­gard d’elle-même et des Per­son­nages qui, à répéti­tions, l’entraînent dans leur grand désor­dre amoureux. L’auteure dit sou­vent de Son œuvre que c’est une œuvre de silence, pleine de mys­tères. En apparence, tout sem­ble dit : la fac­ture réal­iste fait illu­sion. Au pre­mier plan, tou­jours, la tranche de vie, sans jeu de mots, sanglante : des per­son­nages d’hommes et de femmes pris sur le vif, dans le vif de leur douleur, dans un moment cru­cial de vérité, alors que tout autour con­spire à faire lever la bar­rière des inter­dits. Une Sépa­ra­tion, un moment de dépres­sion, la mal­adie, l’ivresse, un viol, un sui­cide nous livrent les per­son­nages en état de crise, au sens de cri­sis, les for­cent à met­tre en mots tous ces non-dits qui leur bar­rent l’accès à la vie, à l’autre, à la con­science. Les dia­logues, cepen­dant, accu­mu­lent les mots piégés, les silences, les points de Sus­pen­sion con­tribuant ain­si à dis­ten­dre les fils de la toile pour nous faire voir en creux la face cachée du drame qui se joue. Les faux miroirs volent en éclats, la pho­to de famille se déchire lais­sant voir un trou béant, un puits sans fond. 

« Je pense qu’on a tous de la folie en soi. Quand on écrit, c’est comme si on enl­e­vait la bar­rière men­tale qu’on a tou­jours vis-à-vis ce trou-là. On a tous en soi la pos­si­bil­ité de devenir fou ou non (.…) Je pense que la folie est la fuite finale qu’on a au fond, qui est fon­da­men­tale et qui fait que la bar­rière, on la met plus ou moins proche. (.…) C’est comme la pas­sion. On la refuse sou­vent, on veut pas savoir jusqu’où peu­vent aller nos désirs, l’am­pleur de nos désirs, c’est refoulé con­tin­uelle­ment parce que sinon on croit qu’on serait des mon­stres, des mon­stres de désirs, des gouf­fres d’amour. »1

Plus sou­vent qu’autrement, c’est une image — un homme qui entre dans un motel avec, dans les mains, deux boîtes de poulet bar­be­cue — une phrase — « comme on fait son lit, on se couche » — un événé­ment — une petite fille, à Barcelone, per­due, qui crie : « maman » —, qui s’im­posent à l’au­teure, tels des énigmes à déchiffr­er. Chaque fois, les per­son­nages qui sur­gis­sent sem­blent sor­tir de la jarre de Pan­dore : ils l’entraînent, qua­si mal­gré elle, dans un tra­jet sin­ueux, inquié­tant, ver­tig­ineux. 

« Je peux penser, sup­put­er, rêver longtemps une pièce, des années peut-être… mais quand je com­mence à écrire, c’est une débâ­cle, une urgence qui prend toute la place et je ne cesse d’écrire (physique­ment et dans le temps) qu’une fois le mot FIN inscrit. Et jamais je ne con­nais cette fin en com­mençant. Jamais. (…) Il faut que le dan­ger soit là, réel, il me faut aller plus loin que le con­nu, le dépass­er, et creuser, creuser en écrivant jusqu’à l’an­goisse fon­da­men­tale, la révéla­tion bru­tale, implaca­ble de ce qui m’habite, du moteur incon­scient de l’écri­t­ure ou enfin d’une par­tie de ce qui la fait. Ce n’est qu’une fois arrivée là, dans la mesure où on y arrive puisque jamais cette recherche ne s’épuise, une fois atteint ce fond puis­sant et indéfiniss­able que les per­son­nages qui sont plus forts que moi, plus forts que mon con­trôle con­scient, agis­sent d’eux-mêmes et se pré­cip­i­tent vers la fin qu’eux seuls, finale­ment, por­taient. »2

Un fil d’ariane 

Toute cette faune si étrange, qui l’habite, la ramène tou­jours là où la blessure est à son plus coupant, à cette blessure qui provient de la famille, du drame ini­tial savam­ment occulté. Au fil des mots, que sem­blent lui dicter ses per­son­nages, tou­jours secs, déca­pants, cas­sants comme une volée de coups de couteau, la syn­taxe se bous­cule, le des­sein se pré­cise, la tragédie s’installe, impose son décor. Tou­jours ou presque, dans les pièces de Marie Laberge, l’espace scénique est dédou­blé : au pre­mier plan, la scène du drame qui ren­voie, au deux­ième plan, à une autre scène, celle du sou­venir, du rêve ou du phan­tasme. Lieu occulté où se pro­fi­lent tous ces mon­stres d’amour qui ali­mentent la ter­reur des per­son­nages, leur peur de la folie et que l’action qui se déroule au pre­mier plan décou­vre peu à peu. Des objets, en apparence anodins, se révè­lent aus­si investis par les per­son­nages d’une sym­bol­ique qui réac­tive le passé et, plus loin, tous ces arché­types qui mod­è­lent les com­porte­ments du père, de la mère, de la fille, du fils, de la tante, de l’amie, de l’étrangère au clan famil­ial. Oedipe, Médée, Elec­tre, Iphigénie, Ari­ane, Hyp­po­lite, Pan­dore sont, peut-être, les véri­ta­bles actants du drame, ces fig­ures mon­strueuses aux­quelles les per­son­nages ont peur de ressem­bler. 

« Il y a un sous-sol émo­tif qui me con­stru­it, une logique très grande, supérieure à ma logique con­sciente, une sorte de logique émo­tion­nelle qui, branchée sur des thèmes qui tou­jours me déchireront, fait l’in­térêt et la valeur de ce que j’écris. Et pour ne pas me cen­sur­er, m’empêcher d’écrire avec cet aban­don et cette intégrité, je n’écris que ce qui m’est essen­tiel, que ce qui s’im­pose, s’oblige, devient une obses­sion. Sans obses­sion, pas d’écri­t­ure pour moi. (…) Je ne crois pas, encore une fois, à la créa­tion néces­saire­ment souf­frante, mais je sais que lorsque l’é­mo­tion fait aller ma plume tout croche, que lorsque je hachure mes phras­es parce que des larmes m’é­touf­fent et qu’il faut con­tin­uer à écrire parce qu’entfin j’at­teins le cœur de mon pro­pos, le cœur de mon angoisse et, dis­ons-le donc, de ma souf­france, je sais que je livre alors un secret fon­da­men­tal que même moi j’ig­no­rais et qui résiste à mon analyse. On apprend à voir à tra­vers les larmes. Ce n’est pas une rai­son pour arrêter. Ou se taire. »3

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Canada, Québec 86 : repères

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5 Sep 1986 — D'abordRappeler que le Québec est une province du Canada, d’une superficie équivalente à celle de quelques France juxtaposées, d’une population…

D’abor­dRap­pel­er que le Québec est une province du Cana­da, d’une super­fi­cie équiv­a­lente à celle de quelques France jux­ta­posées, d’une pop­u­la­tion ne représen­tant pas celle d’un seul Hexa­gone, très majori­taire­ment fran­coph­o­ne, vivant entourée de quar­ante fois…

Par René-Daniel Dubois
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