Propos recueillis par Aline Gélinas

Edouard Lock, sa compagnie Lalala Human Steps passent plus de temps sur les routes qu’à Montréal. Après Lili Marlene dans la jungle, Orange, Businessmen in the process of becoming an angel, Human Sex est son quatrième spectacle. Lock est né au Maroc, il a fait ses études au Québec. Après s’être orienté vers le cinéma, il a bifurqué vers la danse. Il a été danseur pour le Groupe de la Place Royale, chorégraphe pour les Grands Ballets Canadiens avant de fonder sa propre compagnie. Il fignole des œuvres denses, acrobatiques, énergiques. Il surprend. Des séquences corporelles complexes sont associées à une gestuelle précise des bras et des mains, comme s’il voulait englober dans sa danse tous les possibles du corps humain. II s’interroge sur son langage, il poursuit de concert une recherche sur l’apport des nouvelles technologies dans la construction du spectacle.
Aline Gélinas : Vous êtes venu à la danse après avoir étudié le cinéma. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Edouard Lock : Ce qui différencie la danse des autres medias, c’est qu’il n’y a pas d’amplification. Le mouvement humain ne peut pas être amplifié comme peut l’être la voix. Si le public voit quelque chose d’étonnant sur la scène, il sait ‑pertinemment qu’il n’y a aucune fausseté dans ce qui lui est montré. Dans un film, tout est possible, mais les exploits sont mis sur le compte des effets spéciaux, ce qui amène insidieusement à penser que pour qu’une chose soit intéressante, il faut qu’elle soit trafiquée. Ceci sous-entend que l’être humain en soi n’est pas intéressant. Je m’inscris en faux contre cette idée, qui a des effets néfastes selon moi. Le théâtre vivant, la représentation qui se passe dans le temps et l’espace réels d’une salle de spectacle, opèrent un renversement très positif : les spectateurs se retrouvent en position d’apprécier leurs semblables au naturel, dans leur fragilité. Voilà pourquoi, à un moment donné, je me suis intéressé à la danse plutôt qu’au cinéma.
A.G.: Vous évoquez la fragilité des danseurs, mais on parle toujours de risque, de danger à propos des mouvements qu’ils exécutent.
E.L.: Je me suis souvent demandé pourquoi les mouvements que je chorégraphie sont qualifiés de dangereux, de risqués. C’est que le public et les gens de la scène n’ont pas les mêmes points de référence. Une chute sur le dos semble dangereuse mais elle ne l’est pas du tout pour un danseur entraîné. Je n’ai jamais voulu que les exécutants aient mal. La performance semble risquée, elle ne l’est que pour les spectateurs, pas pour les danseurs ! Après avoir été exposés pendant une heure et quart à des mouvements dits à risque, je me dis que les spectateurs sortiront de la salle avec une nouvelle conception des limites et des possibilités du corps humain. Parce qu’il n’y a pas d’amplification, pas de tricherie, ils finissent par admettre que le corps est plus habile et moins fragile qu’ils ne le croyaient. Une recherche a été faite dans une université américaine sur l’observation du mouvement. Les chercheurs avaient émis l’hypothèse que lorsque quelqu’un observe un mouvement, il y a un écho musculaire dans son corps. Cette hypothèse a été vérifiée, le corps du spectateur mime subtilement ce qu’il perçoit de la scène. Il danse en même temps que les danseurs. Il refait spontanément la chorégraphie dans son corps. Les gens sortent du théâtre avec une compréhension subtile de ce que le danseur accomplit en travaillant très fort. C’est le propre du théâtre vivant. Ceci n’a pas lieu quand on regarde un film, un vidéo.
A.G.: Dans votre danse, les bras, les mains, les doigts jouent un rôle important. Les petits gestes vont un peu à contre-courant de la danse moderne, centrée sur le tronc.
E.L.: Je crois que je suis en réaction contre l’image simplificatrice que la société donne du corps humain. Pour moi, la danse sert à complexifier l’image que les gens se font du corps. Le ballet classique tend à simplifier, au moyen de lignes et de mouvements purs. C’est simplifier aussi que de tout ramener au centre. J’essaie, moi, de multiplier lës possibilités de mouvement en incluant la périphérie à des séquences corporelles complexes. Il faut orchestrer le mouvement. Il y a quelques années, avec des copains, nous discutions de la position de l’être humain dans le règne animal. Ils soutenaient que son corps en faisait un être inférieur, que seul son esprit lui permettait de se distinguer. Je n’étais pas d’accord, mais je ne trouvais pas les arguments à l’époque. Nous sommes les décathloniens du monde animal. Nous ne sommes pas des spécialistes, des champions sauteurs où coureurs, mais l’envergure, le registre de notre gestuelle, dépasse de loin le potentiel complet de n’importe quel animal sur terre, et je crois que c’est directement relié au développement de notre esprit. L’idée qui veut que plus l’esprit se développe, moins le corps est habile est d’une fausseté extraordinaire. Plus l’esprit est développé, plus il a besoin d’un outil expressif souple. Le corps se raffine en même temps que l’esprit. Le corps, l’esprit ne devraient plus être considérés isolément.
A. G.: Y a‑t-il des constantes entre les quatre oeuvres que vous avez créées pour votre compagnie ?

E.L.: Dans toutes mes pièces, de Lili Marlene dans la jungle jusqu’à Human Sex en passant par Orange et Businessmen in the process of becoming an angel, en plus de constantes formelles, telles l’alternance de gestes de nature théâtrale et de mouvements engageants, il y a eu cette idée que la personne est plus puissante que son environnement. Elle est le facteur qui échappe au contrôle et qui peut agir, abîmer la structure imposée au départ. Cela s’est traduit, dans Lili Marlene et Orange, par les métamorphoses de l’espace scénique : peindre en rouge, salir, détruire des papiers. Dans Businessmen, par la présence des chiens, force brute qui imposait le désordre. Le fascisme, en danse, se manifeste par l’idéalisation du corps humain. L’épuration tient davantage de la chirurgie que de l’évolution naturelle. Un artiste doit certainement passer d’un état d’enfance chaotique à un état structuré, mais c’est un processus irrationnel, long et complexe. Le fascisme est rationnel. Il rejette tout ce qui ne concorde pas à son quadrillage du monde, tout ce qui échappe au réglement. Il fait comme ‘si ce qu’il ne connaissait pas n’existait pas. Je ne suis pas contre la discipline ‘académique en danse : je dis que si elle est adoptée dans le but de simplifier, d’éliminer les aspérités qui dérangent, on fait fausse route.
C’est aussi ridicule que de couper un doigt qui saigne parce que ce n’est pas beau à voir.
L’univers est complexe. Il y a une théorie mathématique qui me séduit beaucoup, celle des fractals. Elle fonctionne avec des chiffres irrationnels, des fractions. La visualisation mathématique des équations, réalisées à l’aide de l’ordinateur, donne des formes complexes qui, lorsqu’elles sont analysées, amplifiées, sont aussi complexes dans leurs détails infimes que dans l’ensemble.
C’est une vision à laquelle je souscris : l’être humain est aussi complexe que le continent sur lequel il habite. Si on élimine des éléments pour simplifier l’appréhension du monde, on en donne une image appauvrie. Si on choisit d’orchestrer la complexité — en cela, je suis près des pratiques orientales qui considèrent toutes les articulations du corps — une autre simplicité apparaît, mais comme une résultante du raffinement de la perception, de l’analyse de celui qui regarde.
Au vingtième siècle, l’ignorance est un déshonneur. Moi, je crois que l’ignorance est un aveu de réceptivité. C’est très positif, par exemple, de ne pas savoir ce que veut dire tout ce qu’on voit sur la scène, dans Human Sex. C’est comme dans la vie : on ne décode pas tout dans l’immédiat. Malheureusement, même les artistes acceptent mal cette ignorance momentanée. Qui plus est, ils voudraient être reconnus comme le sont les savants. IIS ne veulent plus assumer le noir, la « malpropreté », l’‘apparent désordre de leur condition. Je crois qu’il faut qu’il y ait résistance, par rapport à l’art, pour que l’art joue vraiment son rôle.

