LA DRAMATURGIE
Elles touchaient la fin et le savaient, mais la demeure du savoir était dévastée par ce qu’elles savaient, Leur Savoir logeait dans leur chair, qui les torturait d’une façon intolérable — les hurlements ! — dans leurs cheveux, leurs dents, leurs ongles, dans leur moelle et leurs os.
Christa Wolf, extrait de « Cassandre » (traduction d’Alain Lance, éd. Alinéa) 1985

En juillet 1986, Thierry Salmon préparait dans une carrière non loin de Santarcangelo (Rimini) les Premesse alle Troiane. Le fil conducteur du travail était Cassandre de Christa Wolf, et l’hypothèse suggérée celle d’un univers féminin capable d’aviver et de nourrir les grands thèmes d’une altérité menacée et violentée par l’histoire. J’avais été fascinée dans ce travail d’une part par l’ampleur de l’espace narratif, qui empruntait plus de l’épique que du tragique, et d’autre part par l’attention quasi minimaliste accordée aux gestes quotidiens de la complicité, tantôt joyeuse, tantôt douloureuse entre ces femmes. Dans cette carrière complètement nue jaillissaient les images d’une nouvelle exploration de la tragédie, éclairées par une extraordinaire attention portée à l’univers féminin au théâtre. Les travaux successifs de Salmon m’ont confirmé sa capacité très personnelle de peupler la scène théâtrale d’actions qui comme des images de veillée, construisent un pont entre mémoire et interprétation, entre l’univers de l’acteur et l’histoire du personnage. Certainement nous sommes là face à un style, mais avec en plus la suggestion d’une méthode.
La même année, en septembre, j’ai découvert grâce à Franco Quadri, la réalité artistique des Orestiadi di Gibellina : une entreprise qui dépasse de loin le seul cadre des festivals d’été. Le drame représenté à cette occasion : La tragédie de Didon reine de Carthage de Marlowe, réunissait dans la réalisation de Chérif les traits barbares d’un archaïsme archétypique avec le mythe de la continuité historique qui se réalisait par l’implacable voyage d’Enée depuis Troie jusqu’aux rivages du Latium. Devant les murs d’une Carthage que le sable du désert préservait de toute tentation classique, les passions des hommes donnaient corps à la tragédie des peuples. Les habitants de Gibellina guidaient notre vision de la tragédie parmi les ruines comme ils avaient guidé auparavant avec une juste fierté notre parcours dans les quartiers en reconstruction.
Quand à Gibellina on a commencé à parler du projet Les Troyennes et que Salmon m’en a proposé la responsabilité dramaturgique, à mesure que les étapes de son développement à travers l’Europe se définissaient, s’est éveillée en moi, en même temps qu’un Sentiment d’incrédulité, la conscience d’une nécessité.

Chaque élément du projet était fascinant, et apparaissait comme la vérification définitive d’hypothèses et de pratiques suggérées par ailleurs. Il me semblait que nous sortions du domaine des interprétations habituelles et des exécutions convenues pour entrer dans le vif d’un processus de travail où jour après jour la fatigue quotidienne libère la matière même des désirs mis en jeu. Chacun des maillons du projet dépassait le seul plaisir de sa propre existence pour poursuivre un idéal d’unité. C’est peut-être là une manière de vivre aujourd’hui la fonction du tragique. Chacune des articulations de cette fonction éclairait et enrichissait l’unité de l’ensemble.







