Une espace clos et désolé, génialement conçu par Nunzio, en parfaite harmonie avec les intentions de Thierry Salmon, et dont l’accès s’effectue par une triple stèle funéraire. Le spectateur aperçoit, émergeant de la poussière de tuf, les marches d’un gradin qui semble naître de la colline. Au loin, on entrevoit l’ombre lunaire du linceul de chaux dont Alberto Burri a recouvert les « vraies » ruines, celles de la ville détruite en 1968. Tels des fantômes contraints d’incarner l’humanité dans la souffrance, les Troyennes évoluent dans cet espace éclairé seulement par la blancheur vibrante des lampes à gaz, et résonnant de l’extraordinaire décor sonore spatialisé par Luc D’Haenens . Elles accomplissent leurs danses, et chantent, sur des rythmes prodigieux, les chœurs réinventés avec une grande crédibilité par Giovanna Marini ; une musique intense, dont les moments de pathos profond respectent parfaitement les mouvements des corps, et les voies dramaturgiques tracées par Renata Molinari.
Gianfranco Capitta (|| Manitesto, 6 septembre 1988)
À peine entré dans l’espace théâtral, le spectateur est plongé dans l’atmosphère du drame : images de femmes qui attendent sur les marches, en petits groupes, en couples, ou isolées, comme Hélène. Un silence irréel. On prend place, et déjà l’on perçoit la force de concentration de ces actrices qui déambulent nerveusement, courbant la tête, allant et venant dans l’amphithéâtre. Puis soudain, le spectacle commence. Le premier contact avec la langue grecque est déconcertant. Souvenirs de lycée, on reconnaît bien un adjectif, un aoriste ou un participe moyen, mais on ne comprend pas. Alors on cherche à repérer les personnages, à tirer quelques renseignements du programme, et l’on s’égare. Parce que ce qu’il faut, c’est surtout laisser aller son regard, être disponible, écouter les chants, capter un geste, un corps, le mouvernent des pieds nus, la formation ou l’éclatement d’un groupe, une étreinte, un attouchement. C’est alors que peut s’établir le contact entre les actrices et le public, attentif et sensible. Et quand on les regarde dans les yeux, quand on voit ce bras qui se tend, qu’on entend leurs chants, qu’y at-il d’autre à comprendre ?
Pier Vittorio Tondelli
Vingt ans ont passé depuis le tremblement de terre. La nouvelle Gibellina témoigne à présent de la victoire des vaincus, et de cette capacité de l’homme à se nourrir de son avenir. C’est aussi le message de la tragédie d’Euripide évoquée dans les ruines, vaste « cimetière sous la lune » transformé en théâtre de la mémoire.
Quand les femmes de Troie, ayant enseveli leur descendance avec le cadavre du petit Astyanax, s’acheminent à travers les flammes de la cité détruite vers les navires grecs, la superposition du paysage dévasté par le séisme et des images de la tragédie antique nous bouleverse en nous rappelant vingt-cinq siècles plus tard la possibilité pour l’homme de ne pas désespérer face à la violence aveugle du destin. Une « corparalité au féminin » explose dans les scènes de paroxysme entre les gradins, les pierres et la poussière de la scénographie désertique de Nunzio ; cette stigmatisation de la pitié, de l’horreur, de la maternité et de la mort, participant très certainement de l’univers féminin, s’appuie sur la force d’une symbolique primitive : les rythmes funèbres scandés avec des pierres, la charrue d’Astyanax qui trace le sillon de sa fin, la poignante solidarité des chants.
Ugo Ronfani (|| Giorno, 7 septembre 1988)
L’extrême vitalité de l’humanité protéiforme de ce peuple de femmes et une méthode de travail assez particulière, ont donné un spectacle formellement très fascinant, à la conception et au développement extrémement originaux .
Sur cette grande scène de sable, les actrices, habillées de façon contemporaine, revivent avec une forte intensité personnelle, les conflits inutiles et définitifs des femmes de Troie : par moment, elles donnent l’impression d’identifier les spectateurs à leurs ennemis Grecs, elles les regardent longuement, avec détermination, un à un. Le grec ancien que Salmon a voulu conserver au texte de la tragédie, résonne rudement et durement dans les bouches des actrices, comme s’il s’agissait d’une langue vivante. Et, si la dimension de la tragédie n’est sûrement pas le réalisme psychologique du drame bourgeois, une forte identification avec les personnages est évidente.
Les cheveux coupés courts où tirés en arrière et ramenés en chignon, les couleurs claires des vêtements, les chaussures à haut talon, portées comme des pantoufles, la poussière qui, peu à peu, les recouvre toutes, les bras quelques fois dressés pour une invocation, mais le plus souvent ramenés le long du corps, tous ces éléments en font un mélange étrange et inquiétant d’archaïsme et de quotidien, de mythe, et de réalité, de vérité et de littérature : des apparitions, des fantômes.
Ugo Voili — La Repubblica — 7/9/89






