L’innocence et le bonneteau

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L’innocence et le bonneteau

Le 21 Sep 1995
Patrice Chéreau, Laurent Malet. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre. (Reprise).
Patrice Chéreau, Laurent Malet. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre. (Reprise).
Patrice Chéreau, Laurent Malet. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre. (Reprise).
Patrice Chéreau, Laurent Malet. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau, Théâtre des Amandiers-Nanterre. (Reprise).
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Con­traire­ment à ce qu’on pour­rait croire, il est éprou­vant de lire un texte qui ne dit que ce qu’il dit : qui n’en­tend en aucun cas « vouloir dire », ren­voy­er à une sig­ni­fi­ca­tion cachée, à une expli­ca­tion ultime et souter­raine ; un texte délibéré­ment en sur­face, qui se con­tente de fonc­tion­ner, et ren­voie alors, un peu à la façon de la Let­tre volée, à l’aveuglante énigme de ce sim­ple fonc­tion­nement.

DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON pos­sède cette étrange évi­dence, fau­teuse de trou­ble, et de trem­ble­ment. Dépouil­lée de la moin­dre didas­calie, nue de toute anec­dote, elle déroule un échange ver­bal, dont l’ob­jet est pré­cisé­ment le ques­tion­nement du désir pos­si­ble d’un échange entre les deux pro­tag­o­nistes. La beauté opaque de la pièce tient à l’ex­acte super­po­si­tion de ce qui en est désigné comme le thè-me, et de ce qui en est le matéri­au. Au deal pro­posé, cor­re­spond la trans­ac­tion lan­gag­ière, ou plutôt c’est la trans­ac­tion lan­gag­ière qui devient le deal. Il n’y a pas d’échap­pée, pas de « fond », la réal­ité événe­men­tielle de l’échange ne trou­vera d’autre lieu où advenir que dans les mots ; dans la ten­sion et le rebondisse­ment des mots : qui vont ain­si neu­tralis­er toute vel­léité de réduire la pièce à un ras­sur­ant mes­sage, pour lui don­ner sa seule et grandiose dig­nité de machine à pro­duire non pas un sens, mais du sens — avec. la froideur de l’af­fole­ment orig­inel :

Deux hommes, et une hypothèse. Rien d’autre. « Si vous marchez dehors à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ». Pre­mière phrase de la pièce, inau­gu­rale, ini­ti­atrice, fon­da­trice. Tout va s’en­gen­dr­er de ces quelques mots, et de l’é­coute que va leur accorder leur des­ti­nataire. Tout : un piège, un monde, la fable indéfin­i­ment recom­mencée où se joue la présence à soi, par l’ef­frac­tion de l’autre. Sim­ple­ment parce que le des­ti­nataire (et nous lecteurs sem­blable­ment) prête atten­tion à ces mots, ces mots ont rai­son : et dis­ent, for­cé­ment, la vérité. Tout devient pos­si­ble. L’ad­mirable, dans la SoLI­TUDE, c’est que ce pos­si­ble ne va naître que de ce qui gît dans les mots, qu’ain­si va s’énon­cer un univers pure­ment cosa men­tale, où sans trêve se met en scène, en rit­uel, l’ac­cueil de la parole de l’autre, stricte­ment : et qu’il nous est don­né alors d’ac­com­pa­g­n­er, sinon même d’in­ven­ter en par­al­lèle, le ter­ri­fi­ant bal-let de la nais­sance impos­si­ble du sens. En d’autres ter­mes du désir. 

En effet, de ces quelques mots …d’ou­ver­ture, vont procéder, dans un rapi­de mou­ve­ment de faux cer­cle vicieux et vraie spi­rale, tous les élé­ments néces­saires à l’élab­o­ra­tion d’un monde où puisse se men­er l’é­trange guerre qui va lier ces deux hommes sai­sis par la con­trainte de l’of­fre et de la demande, sai­sis par l’ir­rémé­di­a­ble et indis­pens­able folie que représente, absol­u­ment, l’autre, quel qu’il soit. Et ce monde va redou­bler cet affron­te­ment-nais­sance, cette impens­able sépa­ra­tion de soi à soi qui con­stitue notre être. Il serait puéril d’in­sis­ter sur le fait qu’il n’est pas ques­tion ici de psy­cholo­gie. Non plus que de quelque trans­po­si­tion d’un com­merce noc­turne. Mais il serait sans doute égale­ment affadis­sant d’y repér­er une fable. Bien plus cru­elle­ment, il sem­ble que cette pièce pro­pose, en action, la mise en abîme de ce qui nous fait exis­ter. De l’énon­cé pre­mier, du sur­gisse­ment de l’Autre, va naître un univers qui incar­ne cette grande syn­cope où l’in-dis­tinct, l’in­dif­féren­cié, le neu­tre, se lézarde pour faire place à la soli­tude du sin­guli­er, à l’isole­ment de celui qui se sait dépos­sédé puisqu’il est occupé par les mots, mais dont la dépos­ses­sion est la seule façon de s’in­car­n­er. Le monde alors se divise en hommes et ani­maux, en lumière ou cré­pus­cule, en froid ou chaud, tout tourne autour de pôles con­traires, quant aux phras­es, elles cir­cu­lent de l’un à l’autre, éper­du­ment sous con­trôle, sans se pos­er, elles ric­ochent, elles ne peu­vent trou­ver de butée finale, puisqu’elles sont à elles-mêmes leur objet — sauf à s’étein­dre, les joueurs refu­sant finale­ment le jeu, 

recon­nais­sant dans l’échange le vide qui l’im­pulse, et lui préférant l’a­paise­ment de la mise à mort. Ah, « soyons deux zéros bien ronds, impéné­tra­bles l’un à

l’autre, pro­vi­soire­ment jux­ta­posés, et qui roulent cha­cun dans sa direc­tion ». Ce serait la seule solu­tion, ce dur fan­tasme d’une clô­ture sans nom. Mais tant qu’on vit, on n’en finit pas d’at­ten­dre Godot, et de com­mercer, et d’être fêlé, et c’est ça le vivant. Et quel que soit l’ob­jet du désir, le désir sera tou­jours là : au début. Du coup, la pièce, qui implaca­ble­ment exhibe le pur jeu du désir, se met à ressem­bler à la fois à un épisode loin­taine­ment shake­spearien, ou deux « fools » hau­tains et red­outa­bles s’af­fron­tent, à l’abri de toute con­trainte, dans la zone folle où tout peut s’énon­cer, et au jeu de bon­neteau. Car ce qu’ils se passent, ce sont les images à fil­er, ce sont les vibra­tions des mots à faire réson­ner, dans un no man’s land sous vide, exer­ci­ce rhé­torique impec­ca­ble, où se con­stituent sous nos yeux, le con­cret d’un imag­i­naire, et les règles du jeu, mais c’est aus­si le mou­ve­ment du désir, qui débor­de tout objet, tout en refus, en creux, en dérobade, et dans cette par­tie qui n’a d’autre exis­tence que son dé-roule­ment, sans avant, sans après, sans autre jus­ti­fi­ca­tion que de se mon­tr­er là, ce qui nous est offert, c’est le bal­let de l’évite­ment, c’est l’é­clat d’une absence, qui nous est pro­pre­ment con­sub­stantielle. Entre le Deal­er et le Client, il n’y au-is ra rien que cette pro­gres­sion le long des mots ; tout comme entre le lecteur et le texte ; et cette pro­gres­sion n’est que l’ex­er­ci­ce de notre avid­ité : de ce mou­ve­ment vers, qui signe notre human­ité, et notre perte ; qui silen­cieuse­ment énonce la mort en nous, qui fait pour­tant vivre le vivant. Si DANS LA SOLITUDE est une for­mi­da­ble machine à fascin­er, c’est d’ain­si ” met­tre en œuvre l’évide­ment mag­nifique qui nous tue et nous ani­me.

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