Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il est éprouvant de lire un texte qui ne dit que ce qu’il dit : qui n’entend en aucun cas « vouloir dire », renvoyer à une signification cachée, à une explication ultime et souterraine ; un texte délibérément en surface, qui se contente de fonctionner, et renvoie alors, un peu à la façon de la Lettre volée, à l’aveuglante énigme de ce simple fonctionnement.
DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON possède cette étrange évidence, fauteuse de trouble, et de tremblement. Dépouillée de la moindre didascalie, nue de toute anecdote, elle déroule un échange verbal, dont l’objet est précisément le questionnement du désir possible d’un échange entre les deux protagonistes. La beauté opaque de la pièce tient à l’exacte superposition de ce qui en est désigné comme le thè-me, et de ce qui en est le matériau. Au deal proposé, correspond la transaction langagière, ou plutôt c’est la transaction langagière qui devient le deal. Il n’y a pas d’échappée, pas de « fond », la réalité événementielle de l’échange ne trouvera d’autre lieu où advenir que dans les mots ; dans la tension et le rebondissement des mots : qui vont ainsi neutraliser toute velléité de réduire la pièce à un rassurant message, pour lui donner sa seule et grandiose dignité de machine à produire non pas un sens, mais du sens — avec. la froideur de l’affolement originel :
Deux hommes, et une hypothèse. Rien d’autre. « Si vous marchez dehors à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ». Première phrase de la pièce, inaugurale, initiatrice, fondatrice. Tout va s’engendrer de ces quelques mots, et de l’écoute que va leur accorder leur destinataire. Tout : un piège, un monde, la fable indéfiniment recommencée où se joue la présence à soi, par l’effraction de l’autre. Simplement parce que le destinataire (et nous lecteurs semblablement) prête attention à ces mots, ces mots ont raison : et disent, forcément, la vérité. Tout devient possible. L’admirable, dans la SoLITUDE, c’est que ce possible ne va naître que de ce qui gît dans les mots, qu’ainsi va s’énoncer un univers purement cosa mentale, où sans trêve se met en scène, en rituel, l’accueil de la parole de l’autre, strictement : et qu’il nous est donné alors d’accompagner, sinon même d’inventer en parallèle, le terrifiant bal-let de la naissance impossible du sens. En d’autres termes du désir.
En effet, de ces quelques mots …d’ouverture, vont procéder, dans un rapide mouvement de faux cercle vicieux et vraie spirale, tous les éléments nécessaires à l’élaboration d’un monde où puisse se mener l’étrange guerre qui va lier ces deux hommes saisis par la contrainte de l’offre et de la demande, saisis par l’irrémédiable et indispensable folie que représente, absolument, l’autre, quel qu’il soit. Et ce monde va redoubler cet affrontement-naissance, cette impensable séparation de soi à soi qui constitue notre être. Il serait puéril d’insister sur le fait qu’il n’est pas question ici de psychologie. Non plus que de quelque transposition d’un commerce nocturne. Mais il serait sans doute également affadissant d’y repérer une fable. Bien plus cruellement, il semble que cette pièce propose, en action, la mise en abîme de ce qui nous fait exister. De l’énoncé premier, du surgissement de l’Autre, va naître un univers qui incarne cette grande syncope où l’in-distinct, l’indifférencié, le neutre, se lézarde pour faire place à la solitude du singulier, à l’isolement de celui qui se sait dépossédé puisqu’il est occupé par les mots, mais dont la dépossession est la seule façon de s’incarner. Le monde alors se divise en hommes et animaux, en lumière ou crépuscule, en froid ou chaud, tout tourne autour de pôles contraires, quant aux phrases, elles circulent de l’un à l’autre, éperdument sous contrôle, sans se poser, elles ricochent, elles ne peuvent trouver de butée finale, puisqu’elles sont à elles-mêmes leur objet — sauf à s’éteindre, les joueurs refusant finalement le jeu,
reconnaissant dans l’échange le vide qui l’impulse, et lui préférant l’apaisement de la mise à mort. Ah, « soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à
l’autre, provisoirement juxtaposés, et qui roulent chacun dans sa direction ». Ce serait la seule solution, ce dur fantasme d’une clôture sans nom. Mais tant qu’on vit, on n’en finit pas d’attendre Godot, et de commercer, et d’être fêlé, et c’est ça le vivant. Et quel que soit l’objet du désir, le désir sera toujours là : au début. Du coup, la pièce, qui implacablement exhibe le pur jeu du désir, se met à ressembler à la fois à un épisode lointainement shakespearien, ou deux « fools » hautains et redoutables s’affrontent, à l’abri de toute contrainte, dans la zone folle où tout peut s’énoncer, et au jeu de bonneteau. Car ce qu’ils se passent, ce sont les images à filer, ce sont les vibrations des mots à faire résonner, dans un no man’s land sous vide, exercice rhétorique impeccable, où se constituent sous nos yeux, le concret d’un imaginaire, et les règles du jeu, mais c’est aussi le mouvement du désir, qui déborde tout objet, tout en refus, en creux, en dérobade, et dans cette partie qui n’a d’autre existence que son dé-roulement, sans avant, sans après, sans autre justification que de se montrer là, ce qui nous est offert, c’est le ballet de l’évitement, c’est l’éclat d’une absence, qui nous est proprement consubstantielle. Entre le Dealer et le Client, il n’y au-is ra rien que cette progression le long des mots ; tout comme entre le lecteur et le texte ; et cette progression n’est que l’exercice de notre avidité : de ce mouvement vers, qui signe notre humanité, et notre perte ; qui silencieusement énonce la mort en nous, qui fait pourtant vivre le vivant. Si DANS LA SOLITUDE est une formidable machine à fasciner, c’est d’ainsi ” mettre en œuvre l’évidement magnifique qui nous tue et nous anime.