Autour de moi, sur l’île et sur l’eau, clair miroir,
L’aube a beau resplendir, je suis le géant noir ;
J’ai la durée obscure et lourde des ténèbres ;
Je sens l’énigme en moi liée à mes vertèbres, Et Pan mystérieux met sa force en mes reins ;
Je vis ; les ténebreux sont aussi les sereins.
Victor Hugo, LE COLOSSE DE RHODES
- Par où as-tu filé ?
Donne-nous la filière.
- Par le haut. Il ne faut pas chercher à traverser les murs parce que.
au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison.
Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil.
On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre.
ROBERTO ZUCCO
Dans la première scène de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, Horn invite Alboury, « un noir mystérieusement introduit dans la cité », à s’asseoir avec lui sous la véranda pour boire un whisky. Alboury refuse une première fois parce que du haut des miradors qui les surplombent, veillent d’énigmatiques gardiens ; s’ils l’ont laissé entrer pour réclamer le corps de Nouofia, ils n’accepteront pas que la frontière symbolique et réelle dont ils ont la garde en soit pour autant abolie. Et Alboury l’explique à Horn : « Ils surveillent dans le camp autant que dehors. Ils me regardent, monsieur. S’ils me voient m’asseoir avec vous, il se méfieront de moi ». Ces protagonistes invisibles du drame — tout au long, y compris dans la dernière scène, celle du sacrifice de Cal, on ne fera qu’entendre leurs étranges signaux — ne sont pas seulement des Noirs payés pour protéger les Blancs, comme le croit Horn. Ce sont les sentinelles postées devant la Loi, celle qui élève entre Noirs et Blancs un mur si haut qu’il rend impossible tout échange, tout troc, et notamment celui d’un corps contre un verre de whisky. C’est pourquoi leur regard est également fixé sur le chantier et sur la brousse qui l’entoure.
Un peu plus tard dans la même scène, Alboury doit décliner une deuxième fois l’invitation de Horn, et il invoque une autre raison pour ne pas quitter l’ombre de l’arbre sous lequel il se tient immobile, à la plus grande inquiétude de Horn : « Mes yeux ne supportent pas la trop grande lumière ; ils clignotent et se brouillent ; ils manquent de l’habitude de ces lumières fortes que vous mettez le soir ». On aurait tort de voir là un prétexte, car si Horn a besoin de mentir pour temporiser, Alboury n’a de temps ni à perdre ni à gagner, et son langage est toujours sans détours. Ce second refus équivaut très précisément au premier, quoiqu’il l’exprime selon un autre point de vue. Car ce que la lumière électrique tente de nier, plus encore que la nuit, c’est ce corps-à-corps décisif du jour et de la nuit qu’est le crépuscule. Horn voudrait qu ‘Alboury oublie le danger de ce mélange provisoire ; mais Alboury n’est pas venu pour tricher avec l’instant angoissant du clair-obscur, où, si l’on en croit Mathilde dans LE RETOUR AU DÉSERT, les mensonges deviennent vérité.
COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, c’est aussi une bataille des Blancs contre la nuit, dont ce nègre à la présence presque spectrale semble être un morceau. Grande nuit de l’origine qui fascine Léone autant que Cal : « si on réunissait les ruisseaux de tous les crachats crachés par la race noire et crachés contre nous, on en arriverait à couvrir les terres émergées de la planète entière ; il ne resterait plus rien que les mers d’eaux salées et les mers de crachat mêlées, les nègres seuls surnageant sur leur propre élément » — ressurgiraient alors les ténèbres couvrant l’abîme, le souffle sur la face de l’eau d’avant la Création. Mais le nègre porte aussi la sombre nuit de la malédiction, de la condamnation qui rend frères ceux « qu’un petit nuage sépare du soleil », dit Alboury, et qui gèlent, s’ils ne se serrent les uns contre les autres, morts et vivants. La nuit d’Alboury est lourde de la nostalgie du soleil.
« Nous autres Orientaux, écrit Tanizaki dans son ÉLOGE DE L’OMBRE, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées, nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente ; nous n’éprouvons par conséquent nulle répulsion à l’égard de qui est obscur, nous nous y résignons comme à l’inévitable : si la lumière est pauvre, eh bien, qu’elle le soit ! mieux, nous nous enfonçons avec délice dans les ténèbres et nous découvrons une beauté qui leur est propre. Les Occidentaux, par contre, toujours à l’affût du progrès s’agitent sans cesse à la recherche d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre coin, le moindre refuge de l’ombre ».
On peut regarder COMBAT DE NÈGRE comme l’histoire de quatre personnages dans leur rapport à la lumière. Cal et Horn s’ingénient à faire refluer les ténèbres de l’Afrique : « Il y a trop de nuits, une par vingt-quatre heures, quoi qu’on fasse ; et trop longues, bien trop longues, avec tout ce qui bouge et n’a pas de nom, qui y vit à l’aise comme nous le jour, dans notre élément naturel, eux c’est la nuit ». Leur première arme, c’est donc le générateur et sa lumière électrique ; leur première défaite sera de devoir l’arrêter pour. croient-ils, se débarrasser plus facilement d’Alboury.