Reflets d’abîme

Reflets d’abîme

Le 9 Sep 1995

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Autour de moi, sur l’île et sur l’eau, clair miroir,
L’aube a beau resplendir, je suis le géant noir ;
J’ai la durée obscure et lourde des ténèbres ;
Je sens l’énigme en moi liée à mes vertèbres, Et Pan mys­térieux met sa force en mes reins ;
Je vis ; les téne­breux sont aus­si les sere­ins.

Vic­tor Hugo, LE COLOSSE DE RHODES

- Par où as-tu filé ?
Donne-nous la fil­ière.
- Par le haut. Il ne faut pas chercher à tra­vers­er les murs parce que.
au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a tou­jours la prison.
Il faut s’échap­per par les toits, vers le soleil.
On ne met­tra jamais un mur entre le soleil et la terre.

ROBERTO ZUCCO


Dans la pre­mière scène de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, Horn invite Alboury, « un noir mys­térieuse­ment intro­duit dans la cité », à s’asseoir avec lui sous la véran­da pour boire un whisky. Alboury refuse une pre­mière fois parce que du haut des miradors qui les sur­plombent, veil­lent d’énig­ma­tiques gar­di­ens ; s’ils l’ont lais­sé entr­er pour réclamer le corps de Nouofia, ils n’ac­cepteront pas que la fron­tière sym­bol­ique et réelle dont ils ont la garde en soit pour autant abolie. Et Alboury l’ex­plique à Horn : « Ils sur­veil­lent dans le camp autant que dehors. Ils me regar­dent, mon­sieur. S’ils me voient m’asseoir avec vous, il se méfieront de moi ». Ces pro­tag­o­nistes invis­i­bles du drame — tout au long, y com­pris dans la dernière scène, celle du sac­ri­fice de Cal, on ne fera qu’en­ten­dre leurs étranges sig­naux — ne sont pas seule­ment des Noirs payés pour pro­téger les Blancs, comme le croit Horn. Ce sont les sen­tinelles postées devant la Loi, celle qui élève entre Noirs et Blancs un mur si haut qu’il rend impos­si­ble tout échange, tout troc, et notam­ment celui d’un corps con­tre un verre de whisky. C’est pourquoi leur regard est égale­ment fixé sur le chantier et sur la brousse qui l’en­toure.


Un peu plus tard dans la même scène, Alboury doit déclin­er une deux­ième fois l’in­vi­ta­tion de Horn, et il invoque une autre rai­son pour ne pas quit­ter l’om­bre de l’ar­bre sous lequel il se tient immo­bile, à la plus grande inquié­tude de Horn : « Mes yeux ne sup­por­t­ent pas la trop grande lumière ; ils clig­no­tent et se brouil­lent ; ils man­quent de l’habi­tude de ces lumières fortes que vous met­tez le soir ». On aurait tort de voir là un pré­texte, car si Horn a besoin de men­tir pour tem­po­ris­er, Alboury n’a de temps ni à per­dre ni à gag­n­er, et son lan­gage est tou­jours sans détours. Ce sec­ond refus équiv­aut très pré­cisé­ment au pre­mier, quoiqu’il l’ex­prime selon un autre point de vue. Car ce que la lumière élec­trique tente de nier, plus encore que la nuit, c’est ce corps-à-corps décisif du jour et de la nuit qu’est le cré­pus­cule. Horn voudrait qu ‘Alboury oublie le dan­ger de ce mélange pro­vi­soire ; mais Alboury n’est pas venu pour trich­er avec l’in­stant angois­sant du clair-obscur, où, si l’on en croit Mathilde dans LE RETOUR AU DÉSERT, les men­songes devi­en­nent vérité.

COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, c’est aus­si une bataille des Blancs con­tre la nuit, dont ce nègre à la présence presque spec­trale sem­ble être un morceau. Grande nuit de l’o­rig­ine qui fascine Léone autant que Cal : « si on réu­nis­sait les ruis­seaux de tous les crachats crachés par la race noire et crachés con­tre nous, on en arriverait à cou­vrir les ter­res émergées de la planète entière ; il ne resterait plus rien que les mers d’eaux salées et les mers de crachat mêlées, les nègres seuls sur­nageant sur leur pro­pre élé­ment » — ressur­gi­raient alors les ténèbres cou­vrant l’abîme, le souf­fle sur la face de l’eau d’a­vant la Créa­tion. Mais le nègre porte aus­si la som­bre nuit de la malé­dic­tion, de la con­damna­tion qui rend frères ceux « qu’un petit nuage sépare du soleil », dit Alboury, et qui gèlent, s’ils ne se ser­rent les uns con­tre les autres, morts et vivants. La nuit d’Al­boury est lourde de la nos­tal­gie du soleil.

« Nous autres Ori­en­taux, écrit Taniza­ki dans son ÉLOGE DE L’OMBRE, nous cher­chons à nous accom­mod­er des lim­ites qui nous sont imposées, nous nous sommes de tout temps con­tentés de notre con­di­tion présente ; nous n’éprou­vons par con­séquent nulle répul­sion à l’é­gard de qui est obscur, nous nous y résignons comme à l’inévitable : si la lumière est pau­vre, eh bien, qu’elle le soit ! mieux, nous nous enfonçons avec délice dans les ténèbres et nous décou­vrons une beauté qui leur est pro­pre. Les Occi­den­taux, par con­tre, tou­jours à l’af­fût du pro­grès s’agi­tent sans cesse à la recherche d’un état meilleur que le présent. Tou­jours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont éver­tués, pas­sant de la bougie à la lampe à pét­role, du pét­role au bec de gaz, du gaz à l’é­clairage élec­trique, à tra­quer le moin­dre coin, le moin­dre refuge de l’om­bre ».

On peut regarder COMBAT DE NÈGRE comme l’his­toire de qua­tre per­son­nages dans leur rap­port à la lumière. Cal et Horn s’ingénient à faire refluer les ténèbres de l’Afrique : « Il y a trop de nuits, une par vingt-qua­tre heures, quoi qu’on fasse ; et trop longues, bien trop longues, avec tout ce qui bouge et n’a pas de nom, qui y vit à l’aise comme nous le jour, dans notre élé­ment naturel, eux c’est la nuit ». Leur pre­mière arme, c’est donc le généra­teur et sa lumière élec­trique ; leur pre­mière défaite sera de devoir l’ar­rêter pour. croient-ils, se débar­rass­er plus facile­ment d’Al­boury.

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Anne-Françoise Benhamou
Anne-Françoise Benhamou est professeure en Études théâtrales à l’ENS-PSL et dramaturge.Plus d'info
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