Un théâtre de l’imminence

Un théâtre de l’imminence

Le 13 Sep 1995
Isaach De Bankolé. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau.
Isaach De Bankolé. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau.

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Isaach De Bankolé. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, mise en scène Patrice Chéreau.
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Le pre­mier acte de l’hos­til­ité, juste avant le coup. c’est la diplo­matie, qui est le com­merce du temps. Elle joue l’amour en l’ab­sence de l’amour, le désir par répul­sion.

Bernard-Marie Koltès

Un chantier de travaux pub­lies d’une entre­prise étrangère dans un pays d’Afrique de l’Ouest, un quarti­er à l’a­ban­don d’une grande ville por­tu­aire, une rue indéter­minée envelop­pée de nuit, une mai­son de province à l’Est de la France.

Dans des ter­ri­toires obscurs, vastes et humides, au bord des autoroutes ou au détour de rues aux lim­ites impré­cis­es, dans la mai­son labyrinthique de la famille Ser­penoise, des per­son­nages soli­taires se croisent à une « heure qui est celle des rap­ports sauvages entre les hommes et les ani­maux »1. Ces lieux, sur lesquels brume et cré­pus­cule ont lais­sé tomber leur voile, exhibent l’his­toire des per­son­nages de Bernard-Marie Koltès. Les décors expri­ment tan­tôt leur soli­tude comme le quarti­er de QuaI oUEst, oublié, lais­sé de côté à l’a­ban­don du monde. tan­tôt leur frus­tra­tion comme le pont d’au­toroute inachevé de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS qui ne mène nulle part. Dès lors, Koltès fait l’é­conomie de décrire les sen­ti­ments des per­son­nages, le ter­ri­toire les sug­gère déjà, il en est par­fois le reflet.

Dans ces espaces habités de las­si­tude et de souf­frances mesquines, le con­flit naît de l’ar­rivée d’un étranger dans le ter­ri­toire de l’autre qui, déjà là, à tort ou à rai­son, se sent chez lui. À cet instant, deux cul­tures, deux façons de con­cevoir le monde et d’or­gan­is­er le réel se retrou­vent dans le même axe. Ces natures sou­vent con­tra­dic­toires con­ser­vent dès le début leurs dis­tances en refu­sant l’idée d’un ter­ri­toire com­mun. Dans ce cos­mopolitisme for­cé, les cou­ples (Horn-Alboury ; le Deal­er-le Client ; Mathilde-Adrien) peu­vent choisir de s’af­fron­ter ou alors de tro­quer leur désir à par­tir d’une dif­férence assumée. Les jun­gles urbaines sont sans ordre ni jus­tice et cha­cun doit se méfi­er de l’é­tranger qui se trou­ve sur son pas­sage, se pré­par­er à l’at­ta­quer avant qu’il n’at­taque lui-même. Ain­si, ROBERTO ZUCCO éclate l’e­space et la struc­ture dra­ma­tique dans une fuite éper­due parsemée de crimes. L’ac­tion alors frag­men­tée mul­ti­plie les lieux, mais l’idée obsé­dante d’un seul lieu dont il faut s’échap­per s’in­scrit avec cohérence dans l’u­nivers de Koltès.

Dans la plu­part des pièces, l’af­fron­te­ment physique n’est pas immé­di­at. Il laisse place aux mots, le con­flit est menaçant, proche, il est retenu, déli­cate­ment sus­pendu au fil de notre attente qui s’am­pli­fie.

Des pris­ons ouvertes

Le chantier pub­lic de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS est « une cité entourée de palis­sades et de miradors » où tout intrus est con­sid­éré comme un voleur ; ROBERTO ZUCCO com­mence et se ter­mine dans une prison entourée de gril­lages et de miradors où tout locataire est con­sid­éré comme un crim­inel ; la Mai­son de la famille Ser­penoise est abritée par les murs du jardin.

Dans le théâtre de Koltès, il y a des per­son­nages qui nient le monde extérieur, qui le décrivent comme une jun­gle dan­gereuse dans laque­lle il ne faut pas s’é­gar­er. Pour Adrien « Les singes les plus heureux sont ceux qui sont élevés en cage, avec un bon gar­di­en et qui pensent en croy­ant que le monde entier ressem­ble à leur cage ». Comme pour en faire un per­son­nage du Mythe de la cav­erne, Adrien inter­dit à son fils de sor­tir de la mai­son famil­iale : « Le monde est ici mon fils, tu le con­nais par­faite­ment bien, tu t’y promènes tous les jours et il n’y a rien d’autre à con­naître ». De la même façon, dans ROBERTO ZUCCO, la Sœur de la Gamine l’a « pro­tégée et gardée dans une cage tou­jours pro­pre pour qu’elle ne souille pas sa blancheur immac­ulée au con­tact de la saleté de ce monde » et Cal exalte le chantier comme refuge en déclarant à Léone « On est seul ; ici, tu ne trou­veras per­son­ne (…) c’est un endroit per­du (…) il ne reste que moi et lui ». Le Client de DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON nie aus­si le monde extérieur en affir­mant qu’en­tre les deux points lumineux qui con­stituent son univers il n’ex­iste que la ligne droite qui les rejoint : « Je ne marche pas en un cer­tain endroit et à une cer­taine heure ; (…) J’al­lais de cette fenêtre éclairée, der­rière moi, là-haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à tra­vers vous parce que vous vous y êtes délibéré­ment placé ».

Cepen­dant, les murs de ces pris­ons ne sont pas solides, il y a tou­jours une issue con­nue des per­son­nages, qui leur per­me­t­trait de s’échap­per. Ce sont des murs faciles à enjam­ber (LE RETOUR AU DÉSERT), des gril­lages que l’on tra­verse (ROBERTO ZUCCO), un ter­rain vague sans clô­ture (DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON), un chantier décou­vert et bien­tôt aban­don­né (COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS), un monde d’où l’on saute pour ne plus retomber. Ces ter­ri­toires qui ne sont jamais décrits pré­cisé­ment offrent ain­si toutes les pos­si­bil­ités de fuite, d’au­tant plus que les per­son­nages dilu­ent leurs lim­ites dans la poésie et l’ex­ubérance de leurs dis­cours.

Dans ces vas­es clos, la parole fonc­tionne par­fois comme une porte, une clef, ou l’embrasure d’une fenêtre d’où l’on peut con­tem­pler le monde qui existe, entier et proche. L’ir­rup­tion des langues étrangères nour­ries de passé ou d’avenir pré­cip­ite le monde dans l’en­ceinte étroite du décor. L’alle­mand, le ouolof, le quéchua, l’es­pag­nol, l’arabe, l’i­tal­ien, per­me­t­tent aux per­son­nages d’échap­per au ter­ri­toire qui les entoure et rel­a­tivise ain­si l’im­por­tance du lieu. L’es­pag­nol per­met à Cécile de retrou­ver par les mots les hauts plateaux de ses rêves et de ses désirs et les pre­mières répliques en arabe que prononce Mathilde annon­cent de façon prophé­tique qu’elle ne restera pas dans la mai­son. Les langues étrangères, tou­jours présentes dans les pièces de Koltès, sug­gèrent ain­si L’idée d’une fuite pos­si­ble, d’un pro­jet d’é­va­sion, et elles sacca­gent le dés­espoir qui jamais ne s’empare des per­son­nages. Cepen­dant, sans doute croient-ils au fond « que leur alliance avec leur planète est irrémé­di­a­ble »2, sans doute s’ac­crochent-ils au ter­ri­toire de peur de s’en­v­ol­er, sans doute ce ter­ri­toire racon­te-t-il trop leur pro­pre his­toire et ils ne veu­lent pas s’en libér­er sans la faire réson­ner con­tre du vivant après l’avoir con­fron­tée aux murs qui les entourent.

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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