Épilogue ou prologue ?

Épilogue ou prologue ?

Le 9 Mai 1991

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Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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« ÉPILOGUE DRAMATIQUE » — le sous-titre de QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS (1899) est explicite. Pour­tant, on le sait, Ibsen envis­ageait de don­ner encore d’autres œuvres. Le des­tin l’a voulu autrement : frap­pé d’une attaque d’apoplexie, paralysé, l’auteur est resté muet jusqu’à sa mort en 1906. L’épilogue qui devait clore un cycle est devenu celui de l’œuvre tout entière.

En 1877, lorsqu’il ter­mine LES PILIERS DE LA SOCIÉTÉ, Ibsen est à un tour­nant. Après les véri­ta­bles sommes que sont BRAND et PEER GYNT, il entre­prend, à tra­vers une série de textes plus brefs, de réalis­er ce qui fut tou­jours son pro­jet : dire, sinon le monde, du moins un monde, celui qui fut le sien. Or, ce monde est désor­mais en proie au doute : les cer­ti­tudes s’ef­fon­drent, des fis­sures y appa­rais­sent. Pour en ren­dre compte, un art du frag­ment s’impose : il faut procéder par découpes, par tranch­es de vie. Ibsen adopte une esthé­tique nat­u­ral­iste ; en douze œuvres, cou­vrant une péri­ode de vingt-deux ans, il en fera éclater toutes les con­tra­dic­tions. Tirail­lé entre les exi­gences de la vraisem­blance et celles de l’ex­em­plar­ité, le cycle avance jusqu’à cet épi­logue qui mar­que à la fois la fin d’une esthé­tique et celle d’un siè­cle. D’un monde miné, pour­rait-on dire.

Le cycle devient ain­si l’im­pos­si­ble somme. L’ef­fet de réel y est sans cesse bat­tu en brèche par l’envahissement des sym­bol­es ; métaphores et références aux fonds cul­turels les plus divers sont mobil­isées pour nous aider à lire un monde qui, irrémé­di­a­ble­ment, se dérobe au sens. D’où l’aspect chao­tique, hétéro­clite, des dernières œuvres, et plus par­ti­c­ulière­ment de QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS.

Ibsen y met en scène un sculp­teur, un poète qui lui ressem­ble comme un frère. Et c’est l’échec du poète, de celui dont c’est pré­cisé­ment la fonc­tion de dire le monde, qui va nous être mon­tré : une avalanche l’emportera, et le monde avec lui. Ce monde qui ain­si se meurt, c’est celui d’Ib­sen, celui du XIXe siè­cle finis­sant. Mais ce monde-là, ne l’ou­blions pas, est celui qui naquit quelque cent cinquante ans plus tôt, dans l’optimisme des Lumières. Epi­logue d’un cycle, épi­logue d’une œuvre, QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS est aus­si celui d’un genre, le drame bour­geois, inau­guré par Diderot et dont le drame nat­u­ral­iste est le dernier avatar. Le pes­simisme rad­i­cal d’Ibsen n’en devient que plus sai­sis­sant.

Rubek, le sculp­teur-poète, a trahi, nous dit Ibsen. A son art, il a sac­ri­fié sa vie, son amour pour celle qui fut son mod­èle et son inspi­ra­trice. Et cette trahi­son l’a ren­du stérile comme artiste. Le monde et l’art parais­sent inc­on­cil­i­ables, et pour­tant, après Ibsen, après Rubek, quelque chose sub­siste : leur œuvre qui, même inachevée, témoign­era de leur ambi­tion. LE JOUR DE LA RÉSURRECTION, la grande œuvre de Rubek, celle qui l’a ren­du célèbre, est l’œuvre de toute une vie ; elle n’a cessé d’évoluer, de subir des trans­for­ma­tions. Véri­ta­ble work in progress à la manière de celle de James Joyce, elle pré­fig­ure les esthé­tiques du siè­cle à venir. Et le cycle ibsénien, par l’éclatement de sa forme, ouvre la voie au drame mod­erne. Alors, QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS pour­rait bien, en dernière instance, être aus­si un pro­logue.

Comme dans les derniers quatuors de Beethoven

Une porte se ferme. Le maître con­struc­teur ter­mine sa dernière œuvre ; nous sommes en 1899. Cette fois, il devait s’agir d’une auto­bi­ogra­phie ; c’est devenu une pièce. Evidem­ment. Mais le cer­cle se rétréc­it encore, le poids s’alourdit : d’abord, avec audace ou ironie, il l’intitule LE JOUR DE LA RÉSURRECTION, puis QUAND LES MORTS SE RÉVEILLENT, puis, le miroir enfin tourné à l’angle juste, il écrit QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS. À la fin, il sup­prime égale­ment le sous-titre : une pièce, et la plume d’aci­er trace les mots épi­logue dra­ma­tique.

Quel genre d’épilogue ? Qua­tre per­son­nes dans un espace dis­lo­qué. Il veut s’extraire des murs de la bour­geoisie. S’en libér­era-t-il jamais ? Son écri­t­ure va droit au but, sans pré­parat­ifs cette fois-ci, et en chemin, lente­ment il se dépouille de son bril­lant cos­tume psy­cho­logi­coréal­iste. Le poids des acces­soires dis­paraît, tu te retrou­ves sur la mon­tagne nue, tu ne peux que mon­ter ou descen­dre. Pax vobis­cum. La porte se referme.

Etrange pièce. Dense, ser­rée dans sa con­struc­tion. Les fig­ures se reflè­tent les unes les autres dans des réso­nances sans cesse renou­velées, comme dans les derniers quatuors de Beethoven. La pas­sion du maître con­struc­teur est tou­jours vivante, il s’élance, exta­tique et exalté, sa ten­dresse est anci­enne. Et l’hu­mour qu’il n’a jamais su réprimer est tou­jours là, par éclairs rapi­des. Il rassem­ble fer­me­ment ses per­son­nages, les exposant vio­lem­ment à la lumière. Là, nous nous agi­tons, nous épuisant à attein­dre Dieu, tout en nous accrochant à l’amour de la vie, en une ten­sion con­stante entre l’individu et la com­mu­nauté. L’air est froid et mor­dant, et partout il y a ce goût bleu des aman­des amères.

La porte se referme, et un nou­veau siè­cle s’ouvre. Il ne s’y est jamais aven­turé avec sa plume, le maître-con­struc­teur. Mais les ondes se propa­gent.

Kjetil Bang-Hansen

Ce texte est pub­lié ici avec l’accord du T.N.S.

Kjetil Bang-Hansen a mis en scène QUAND NOUS NOUS RÉVEILLERONS D’ENTRE LES MORTS au TNS en novem­bre 1990. Le texte français était de Ter­je Sind­ing.

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