Il faut faire confiance à la qualité de l’artiste

Entretien

Il faut faire confiance à la qualité de l’artiste

Entretien réalisé par Anne-Françoise Benhamou

Le 12 Juin 1991
MYSTÈRE BOUFFE. Théâtre du Radeau. Photo Nadine Szewrzyk
MYSTÈRE BOUFFE. Théâtre du Radeau. Photo Nadine Szewrzyk

A

rticle réservé aux abonné.es
MYSTÈRE BOUFFE. Théâtre du Radeau. Photo Nadine Szewrzyk
MYSTÈRE BOUFFE. Théâtre du Radeau. Photo Nadine Szewrzyk
Article publié pour le numéro
Mettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives ThéâtralesMettre en scène aujourd'hui-Couverture du Numéro 38 d'Alternatives Théâtrales
38
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Anne-Françoise Ben­hamou : Avez-vous le sen­ti­ment que les années 80 ont vu émerg­er des esthé­tiques nou­velles ?

Clau­dine Gironès : C’est surtout dans les cinq ou six dernières années qu’un renou­velle­ment est devenu man­i­feste. Les gens de ma généra­tion — Vin­cent, Hour­din, Gironès, Lavau­dant, Chéreau… — que j’ai con­nus à leurs débuts, ont tra­vail­lé jusqu’aux années 80 sans qu’on ait l’impression qu’il y avait der­rière eux une « relève ». Mais je crois que depuis 1984 – 1985, on peut vrai­ment par­ler d’une généra­tion de met­teurs en scène qui se démar­quent com­plète­ment de ceux qui les précè­dent ; ils ne savent d’ailleurs pas tous ce qui a été fait avant eux par Vin­cent, par Chéreau…

A.-F. B. : … par Vitez ?

C. G. : Je met­trais Vitez un peu à part. Bizarrement, alors qu’on a com­mencé à par­ler de lui au même moment, j’ai le sen­ti­ment qu’il a tou­jours existé et qu’il existe encore — comme s’il tra­ver­sait les généra­tions… Peut-être parce qu’il n’appartenait pas vrai­ment à la sienne. Il est le seul, en tout cas, à être apparu un peu comme un maître ; il a été un for­ma­teur tout au long de son par­cours, et il a aus­si beau­coup par­lé de son tra­vail, écrit dessus, ce qui n’est pas le cas des autres met­teurs en scène de cette généra­tion. Les écrits devi­en­nent plus facile­ment des références pour ceux qui suiv­ent.

A.-F. B. : Les met­teurs en scène que vous pro­gram­mez au Mail­lon, ceux dont il est ques­tion dans ce numéro, pro­duisent pour cer­tains depuis une dizaine d’années. Mais l’idée qu’« il se passe quelque chose de nou­veau » ne s’est pas encore vrai­ment imposée, alors que la généra­tion précé­dente a été recon­nue assez vite. À quoi tient cette émer­gence lente ?

C. G. : Ils ont tra­vail­lé dif­férem­ment. Chris­t­ian Schiaret­ti, par exem­ple, avait fait déjà beau­coup de mis­es en scène avant que j’en voie une — pour­tant, je vais beau­coup au théâtre et j’essaie de m’intéresser aux gens. Il avait réal­isé des spec­ta­cles dans des cir­cuits un peu par­al­lèles, des écoles de théâtre, des ate­liers avec des élèves comé­di­ens, ou dans des théâtres en dehors du réseau insti­tu­tion­nel. Quant au Théâtre du Radeau, je con­nais­sais son exis­tence avant d’avoir vu quoi que ce soit ; et puis ils sont venus présen­ter L’Éden et les Cen­dres dans le cadre de ren­con­tres de jeunes com­pag­nies à Gen­nevil­liers : un spec­ta­cle très étrange qui m’avait frap­pée. Ensuite, ils sont repar­tis tra­vailler dans leur coin, en province, et on les a revus, plus tard, avec Mys­tère Bouffe, que j’ai trou­vé for­mi­da­ble et que nous avons tout de suite pro­gram­mé à Montluçon.
Le cas de Joël Jouan­neau est intéres­sant : il a fait plusieurs mis­es en scène dans le cir­cuit du théâtre ama­teur, et aus­si des spec­ta­cles pour le jeune pub­lic avant d’être remar­qué avec L’Hypothèse — on oublie main­tenant cette péri­ode où il a appris son méti­er.

A.-F. B. : Qu’est-ce qui vous sem­ble le plus car­ac­téris­tique dans cette nou­velle vague d’hommes et de femmes de théâtre ?

C. G. : Ce sont pour la plu­part des gens qui tra­vail­lent en équipe (ce qui les rap­proche d’ailleurs de la généra­tion précé­dente qui a débuté de cette manière).
C’est ce qui s’était un peu per­du au début des années 80 : il y avait bien des pro­jets, par­fois bril­lants, avec une idée de mise en scène, un beau décor, un « cast­ing »… Cela a don­né quelques beaux spec­ta­cles, mais on ne sen­tait pas de cohérence, de con­ti­nu­ité dans le tra­vail.
En revanche, ceux qu’on voit appa­raître depuis cinq ou six ans sont tous des gens qui se sont créés des « familles », des réseaux : c’est cela qui fait, à mon avis, que cette « relève » existe. La force de leurs spec­ta­cles vient entre autres de ce que les met­teurs en scène sont imprégnés d’une réelle con­nais­sance des acteurs avec lesquels ils tra­vail­lent. Cer­tains groupes ont été créés par des gens qui avaient déjà fait quelque chose ensem­ble pen­dant leur péri­ode de for­ma­tion, au Con­ser­va­toire ou à l’École de Chail­lot (où est né, par exem­ple, le Théâtre Machine de Stéphane Braun­schweig).
C’est ana­logue à ce qui s’est passé, dans la généra­tion précé­dente, avec le théâtre uni­ver­si­taire ou les équipes par­ties de l’École du T.N.S.
Le Théâtre du Radeau est con­sti­tué de gens qui se sont réu­nis autour d’une sorte de pro­jet éthique ; ils ont fait le choix d’un mode de vie, d’un cer­tain type de fonc­tion­nement en groupe. Ce que je rap­procherais de la nais­sance de troupes comme l’Aquarium ou le Soleil. Et aus­si, bien sûr, des débuts de La Reprise, du G.R.A.T., des Fédérés, avec qui j’ai beau­coup tra­vail­lé.

A.-F. B. : N’y a‑t-il pas un risque, au fur et à mesure que ces met­teurs en scène devi­en­nent plus con­nus et qu’ils ont plus de moyens, qu’ils cèdent eux aus­si aux ten­ta­tions du « cast­ing » ?

C. G. : Cela dépend beau­coup de nous, c’est-à-dire des pro­duc­teurs et des pro­gram­ma­teurs. Si les gens qui leur per­me­t­tent de réalis­er leurs spec­ta­cles leur deman­dent sans cesse des têtes d’affiche pour s’engager, ils seront for­cés d’aller dans ce sens. Mais je ne crois pas que ce soit le cas actuelle­ment, puisque leurs spec­ta­cles trou­vent un pub­lic. C’est vrai qu’on n’y voit pas de vedette, ni de numéro d’acteur.
On ne se dit pas à tout moment : « Tiens ! c’est X qui joue tel rôle ! » Mais c’est une généra­tion qui a, je crois, un grand respect de l’acteur, qui se pose pro­fondé­ment la ques­tion de la direc­tion d’acteur.
« Leurs » comé­di­ens cir­cu­lent d’un texte à l’autre ; ce qui fait que dans un pre­mier temps, on a du mal à les iden­ti­fi­er, puis qu’on les repère très bien : on n’oublie pas, par exem­ple, la présence très par­ti­c­ulière de Yann-Joël Collin, l’acteur qui inter­pré­tait Woyzeck et Don Juan dans la « trilo­gie » de Stéphane Braun­schweig.
Il faut se rap­pel­er que dans les années 60, 70, il y a eu des spec­ta­cles extra­or­di­naires avec des comé­di­ens qui n’étaient pas des stars, mais qui étaient des stars là où ils étaient, pour l’objet qu’ils créaient. C’est cela qui me touche, c’est cela que je trou­ve beau.

A.-F. B. : Percevez-vous un renou­velle­ment dans le rap­port aux textes, ou dans leur choix ?

C. G. : Une des choses que j’apprécie le plus chez ces met­teurs en scène, c’est leur envie véri­ta­ble de mon­ter des pièces coûte que coûte ; ils ne sont ni timides ni tim­o­rés par rap­port à des dis­tri­b­u­tions impor­tantes : c’est aus­si pour cela qu’ils ont besoin d’une équipe, de l’engagement de toute une com­pag­nie sur un pro­jet. Quand Da Sil­va monte Shake­speare, Braun­schweig Brecht ou Büch­n­er, Ran­cil­lac Corneille, il leur faut du monde et ils se débrouil­lent pour le faire avec les moyens qu’ils ont : c’est une autre expéri­ence, artis­tique et économique, que lorsqu’on engage un ou deux acteurs dont on sait qu’il fau­dra les pay­er très cher !
Du coup, on renoue avec un des plaisirs les plus forts du théâtre : voir beau­coup de comé­di­ens sur un plateau…
Ce qui me frappe aus­si, c’est une cir­cu­la­tion plus flu­ide entre les dif­férents types de textes. Ran­cil­lac, par exem­ple, qui a mon­té Lenz, voudrait main­tenant met­tre en scène Girau­doux, et il tra­vaille aus­si beau­coup sur le réper­toire con­tem­po­rain (Lagarce). Sophie Lou­cachevs­ki a mis en scène Shake­speare et Sir­jacq, Mari­vaux et Mishi­ma. Aucun ne se can­tonne dans les clas­siques ou dans les con­tem­po­rains.
Surtout, il n’y a pas de dif­férence d’approche selon que le texte appar­tient ou non au pat­ri­moine. Il y a moins de cloi­son­nements, plus d’éclectisme : la diver­sité des pro­jets que je reçois est éton­nante.
C’est dû aus­si, peut-être, à un rap­port au théâtre moins « cul­turel » que ne l’était le nôtre. Aus­si savants, cul­tivés, diplômés que soient ces jeunes gens (pour moi ce sont quand même des jeunes gens), ils n’ont pas reçu le même enseigne­ment que nous ; leur sco­lar­ité n’a rien à voir avec la nôtre ; ce qu’on nous inculquait n’a plus vrai­ment cours dans les écoles… Du coup, ils n’ont pas le même rap­port aux textes, aux repères cul­turels.

A.-F. B. : Les spec­ta­cles qui ont mar­qué les années 60 ou 70 se sont sou­vent imposés par leur rad­i­cal­ité. Ce désir de déranger, de provo­quer le pub­lic me sem­ble assez absent des démarch­es d’aujourd’hui.

C. G. : Ce qui a dis­paru, je crois, c’est l’idée d’un théâtre de recherche — un con­cept qui était très impor­tant pour nous, pen­dant une péri­ode… assez courte finale­ment !
Mais il y avait surtout, pour les gens de ma généra­tion, cette grande his­toire de la décen­tral­i­sa­tion dont ils héri­taient mais dont ils cher­chaient à se démar­quer. Ils ne voulaient plus de cette référence con­stante à Vilar, au théâtre pour tous. Ils avaient besoin d’affirmer à nou­veau le théâtre comme art, d’aller jusqu’aux rup­tures que cela pou­vait entraîn­er avec le pub­lic. Aujourd’hui, cette polémique autour de la notion de théâtre pop­u­laire est enter­rée. Les artistes n’ont plus besoin de par­ler pour ou con­tre. Ils ne se sen­tent pas oblig­és de faire du théâtre pour le plus grand nom­bre, mais ils ne veu­lent pas non plus men­er une recherche dans un coin.
Leur rela­tion au pub­lic est peut-être plus directe, plus sim­ple. Cela tient aus­si à leur goût de la théâ­tral­ité. Les met­teurs en scène de cette généra­tion sont très dif­férents les uns des autres, mais ils ont en com­mun un plaisir du plateau que je trou­ve com­mu­ni­catif, une pra­tique con­crète, sen­si­ble, imag­i­na­tive de la scène, un rap­port très libre aux textes, une envie de touch­er les spec­ta­teurs.

A.-F. B. : Quel répon­dant ce dynamisme trou­ve-t-il au niveau insti­tu­tion­nel ? Est-il dû aus­si à des change­ments dans ce domaine ?
C. G. : Pen­dant des années, les cen­tres cul­turels, les insti­tu­tions qui ne sont pas dirigées par des met­teurs en scène ont très peu par­ticipé à la créa­tion ; elles se con­sacraient à la dif­fu­sion, con­for­mé­ment à leur mis­sion. Depuis quelque temps, beau­coup de ces struc­tures sont dev­enues très actives, en pro­duisant ou en copro­duisant des équipes sans feu ni lieu. C’est bien sûr parce qu’elles ont plus de moyens, mais aus­si, peut-être, parce qu’il y a une « relève » au niveau des respon­s­ables cul­turels. Beau­coup sont atten­tifs et curieux. Ils n’attendent pas qu’un spec­ta­cle soit créé pour l’acheter, ils inter­vi­en­nent pour qu’il existe.

Pour ma part, quand j’ai l’im­pres­sion que quelque chose de fort se passe sur un plateau — qu’il s’en dégage de l’én­ergie, des images, des signes, mais aus­si qu’on sent der­rière une réflex­ion, un pro­pos — je n’hésite pas à m’en­gager sur la prochaine créa­tion, tout en sachant qu’elle peut être moins réussie. Mais nous sommes là pour ça. Il faut faire con­fi­ance à la qual­ité de l’artiste.

A.-F. B. : Avez-vous l’im­pres­sion de pren­dre un risque en ouvrant très large­ment votre théâtre à des met­teurs en scène et à des équipes encore peu con­nus ? Beau­coup de pro­gram­ma­teurs sem­blent penser qu’une sai­son doit être bâtie sur un cer­tain nom­bre de « valeurs sûres » qui garan­tis­sent la présence du pub­lic.
C. G. : L’expérience que j’ai vécue avec Les Fédérés (Wen­zel et Péri­er) à Montluçon, où nous avons créé un théâtre à par­tir de rien, dans une ville où il n’y en avait pra­tique­ment jamais eu, m’a appris que le risque n’est pas, en tout cas, dans l’absence de « notoriété » des spec­ta­cles pro­posés. Les gens venaient sans a pri­ori, reve­naient parce qu’ils avaient aimé ce qu’ils avaient vu. Il leur était tout à fait indif­férent de savoir si les artistes étaient con­nus ou médi­a­tiques.

D’ailleurs, les « valeurs sûres » dont vous par­lez sont très rel­a­tives : les acteurs, les met­teurs en scène qui sont pour nous des références au théâtre, per­son­ne, dans le pub­lic moyen, ne les con­naît ! Le risque est dans la qual­ité des esthé­tiques que je pro­pose. Si je me trompe trop de fois, les spec­ta­teurs ne me suiv­ront plus, et ils auront rai­son. Ce qui est impor­tant, dans une pro­gram­ma­tion, c’est de créer la con­fi­ance du pub­lic. De faire qu’il soit curieux, qu’il ait envie de décou­vrir des univers, de cir­culer entre les formes. Qu’il accepte d’être déçu parce qu’il espère être ravi.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Entretien
Claudine Gironès
1
Partager
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements