Travailler avec Claude Régy

Travailler avec Claude Régy

Séance animée par Georges Banu

Le 30 Avr 1993
CHUTES de Gregory Motton, scénographie de Daniel Jeanneteau. Photo M. Jacquelin.
CHUTES de Gregory Motton, scénographie de Daniel Jeanneteau. Photo M. Jacquelin.

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CHUTES de Gregory Motton, scénographie de Daniel Jeanneteau. Photo M. Jacquelin.
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Article publié pour le numéro
Claude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives ThéâtralesClaude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives Théâtrales
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Georges Banu : Le cycle que nous ini­tions aujour­d’hui, dans le cadre de l’A­cadémie Expéri­men­tale des Théâtres, est une expéri­ence que nous allons élargir à d’autres met­teurs en scène.

L’œuvre d’un met­teur en scène est un con­cept qui remonte à quelques années, con­cept aujour­d’hui con­testé, car de plus en plus on nie au met­teur en scène le statut d’artiste au prof­it de celui d’in­ter­prète dont de très nom­breux met­teurs en scène se récla­ment.

Il me sem­ble pour­tant que cer­tains met­teurs en scène finis­sent par impos­er un univers qui est déce­lable et qui se trans­met d’une mise en scène à l’autre. Claude Régy fait juste­ment par­tie de ces artistes.

Dans son livre Espaces per­dus, Claude Régy par­le de la grossièreté du théâtre et avoue ne pas chercher le raf­fine­ment du théâtre, mais plutôt la meilleure manière de l’attaquer, de l’agresser, de lui faire dire ce qu’il ne peut pas dire tous les jours.

Je dirais que le théâtre de Claude Régy est indigérable. Non pas indi­geste, mais indigérable. Un théâtre qui résiste comme une sorte de boule que nous con­tin­uons de porter en nous bien longtemps après le spec­ta­cle. Claude Régy pro­pose des spec­ta­cles extrême­ment forts qui récla­ment de notre part des réac­tions tout aus­si vio­lentes. Ces spec­ta­cles-là ne s’oublient pas.

Régy dit ne pas chercher à attein­dre le réel, mais s’en­gager en quête de réel. Il y a chez lui une sorte de rad­i­cal­ité, un entête­ment étranger aux modes. Car s’il est sen­si­ble aux écrivains étrangers qui émer­gent ailleurs, il n’est pas pour autant sen­si­ble aux dif­férentes modes du spec­ta­cle.

J’ai vu récem­ment Elec­tre dans la mise en scène de Deb­o­rah Warn­er. Il me sem­ble qu’à l’in­star de cette vision d’Electre, Régy se place sur une posi­tion immuable qu’il souhaite creuser obstiné­ment. Il y a une dis­tinc­tion à opér­er entre l’artiste occi­den­tal qui élar­git con­tin­uelle­ment son champ de recherch­es et l’artiste ori­en­tal qui le resserre pro­gres­sive­ment. L un tra­vaille sur l’ex­ten­sion de la sur­face et l’autre, sur le rétré­cisse­ment. Je crois que s’il y a un geste pro­pre à Régy — Barthes dis­ait qu’il faut chercher le geste physique auquel ren­voie une écri­t­ure — c’est celui de l’artiste qui creuse. Pour lui, la mise en scène est une activ­ité pleine­ment artis­tique qui se place entre un texte tou­jours énig­ma­tique — si le texte n’est pas énig­ma­tique il ne l’intéresse pas — et les « espaces per­dus » , espaces vides, en attente, qu’il dégage. L’acte théâ­tral sur­git de cette béance entre quelque chose de déjà for­mulé mais qui n’est pas tout à fait arrêté et des espaces vacants, espaces en attente. Chez Régy, la mise en scène et l’art du jeu appa­rais­sent comme des « liants » : des « liants » qui ne cherchent pas à con­stituer un ensem­ble homogène, mais un ensem­ble tran­si­toire, tou­jours en mou­ve­ment. Claude Régy préserve la tran­si­tion et l’in­cer­ti­tude, mais en même temps déteste ce qui est de l’ordre du flou, de l’imprécis, du vague.

Je voudrais pos­er une pre­mière ques­tion à Georges Arthur Gold­schmidt. Vous avez tra­vail­lé sou­vent avec Claude Régy, surtout pour la tra­duc­tion des textes de Peter Hand­ke. Le fait de traduire pour un artiste a‑t-il une influ­ence pour vous et dans quelle mesure le rap­port tra­duc­teur-met­teur en scène est-il un moteur dans votre tra­vail ?

Georges Arthur Gold­schmidt : Pour répon­dre, je vais être obligé de revenir un peu en arrière. Mon édi­teur, qui était à ce moment-là Chris­t­ian Bour­go­is, m’avait demandé de traduire un texte de Peter Hand­ke. D’abord, je lui ai dit que ça ne m’intéressait pas du tout, que je n’avais pas envie de faire de tra­duc­tion.

Quand j’ai lu le texte de Hand­ke, j’ai été com­plète­ment saisi, ébran­lé au sens fort du 17ème siè­cle. C’é­tait BIENVENUE AU CONSEIL D’ADMINISTRATION. Puis, il s’est mis en route une espèce de ren­con­tre curieuse à laque­lle je ne peux rien, et Hand­ke non plus, « one in a mil­lion is luck in love » comme dirait Fats Waller. Il s’est établi une espèce de con­cor­dance mys­térieuse entre Hand­ke et moi, ou du moins entre Hand­ke et l’acte de traduire.

Ensuite, je me suis mis à traduire de plus en plus de livres de lui et actuelle­ment je ne traduis pra­tique­ment que du Hand­ke parce que je ne peux pas traduire ce qui m’est étranger. Donc, ce n’est pas « pour Claude » , ça c’est fait comme ça, naturelle­ment d’abord.

C’est à l’occasion d’une émis­sion de radio que j’ai ren­con­tré Claude pour la pre­mière fois et là aus­si on s’est tout de suite enten­du… une espèce de malaise sim­i­laire… et l’Arche m’a demandé de traduire Les GENS DÉRAISONNABLES SONT EN VOIE DE DISPARITION, puis Gal­li­mard PAR LES VILLAGES. Il se trou­vait que Claude fai­sait la mise en scène et que j’avais déjà tra­vail­lé avec lui sur la Loulou de Wedekind. Je lui ai donc apporté ma tra­duc­tion et il m’a dit : ce serait bien qu’on en par­le ensem­ble.

Peu à peu un tra­vail extra­or­di­naire s’est mis en route. Nous étions chez lui, l’un en face de l’autre, je lui lisais le texte à haute voix, ce que je n’aime pas faire, tou­jours de- mau­vaise humeur, un peu agres­sif à son égard, et à son regard je voy­ais que quelque chose ne mar­chait pas. Ce qui est éton­nant, c’est que lorsque ça ne mar­chait pas, c’est lui qui avait rai­son. Son atti­tude me mon­trait que ma pro­pre expres­sion ver­bale n’était pas juste. Chaque fois qu’il me dis­ait : « est- ce que tu es sûr de ça ?» , il avait rai­son. Or il ne sait pas un traître mot d’allemand. Ce qui est fan­tas­tique, chez Claude comme chez Hand­ke, c’est que ce sont des gens devant qui vous ne pou­vez pas dire n’importe quoi, ils for­cent à l’expression juste.

Ce que vous avez dit tout à l’heure sur l’univers déce­lable est tout à fait juste. Claude veut mon­tr­er ce qui ne passe pas dans le lan­gage social.

C’est exacte­ment le même tra­vail que Hand­ke. Hand­ke éprou­ve une espèce de malaise con­stant, irré­ductible à toute expres­sion sociale et il ne peut pas employ­er des mots util­isés par d’autres, des mots appar­tenant au ready made delà parole. Et ce que vise Claude, c’est à retrou­ver le dessous du ready made de la parole, une parole pas for­cé­ment neuve mais qui exprime cette espèce de malaise.

Dans le tra­vail, Claude inter­ve­nait peu. Par­fois il s’est intro­duit, surtout dans Par les VILLAGES et par­ti­c­ulière­ment dans votre texte, Claude Degliame, des mots qui, si on fai­sait de la tra­duc­tion en retour, ne cor­re­spondraient pas néces­saire­ment au texte de Hand­ke. Pour­tant Hand­ke dis­ait : « c’est tout à fait ça ». Il y a un décalage interne des deux langues (le français et l’allemand) et de ce fait, ce n’est pas la tra­duc­tion à laque­lle on s’attend qui fonc­tionne le mieux. Il y a par­fois des con­cor­dances qui ne se font pas. Je prends un exem­ple (c’est Claude qui m’a fait décou­vrir cela) : Hand­ke a écrit un livre qui s’appelle Phan­tasien DER WlEDER­HOL­UNG que l’on devrait traduire lit­térale­ment et stu­pide­ment par « Fan­taisies de la répéti­tion ». J’ai traduit cela par « Images du recom­mence­ment » ce qui n’a absol­u­ment rien à voir et Hand­ke de me dire encore : « c’est exacte­ment ce que je voulais ».

La grande force de Claude c’est de trou­ver ce que l’auteur aurait voulu dire en français. C’est cette espèce de langue souter­raine qui cir­cule dans le texte qu’il décèle immé­di­ate­ment.

A ce pro­pos je voulais par­ler du livre de Claude. Il y a des choses tout à fait éton­nantes, notam­ment quand il dit : « il faut retrou­ver en soi com­ment aller trop loin, ne pas s’empêcher d’explorer ; ce serait se priv­er de notre vie même parce que nous vivons tout le temps au-delà de l’extrême mais en l’occultant de toutes nos forces, c’est peut-être ça la mal­adie, que le dépasse­ment soit frap­pé d’interdiction ». Il dit aus­si, et cela me fait penser à Hand­ke : « l’auteur glis­sant une lame de canif dans l’épaisseur de la pel­licule, réus­sit à décoller les acteurs, en créant autour d’eux un étrange vide où ils se meu­vent avec pré­cau­tion, comme s’ils tra­ver­saient sans le savoir la sur­face d’un lac à peine gelé » , ce qui est évidem­ment une allu­sion au lac de Con­stance. C’est un type de tra­vail extrême­ment sim­ple mais qui est recou­vert par cette couche gelée de paroles toutes faites que Claude veut transpercer.

Entre Les Gens déraisonnables et Par les Vil­lages, le tra­vail a été com­plète­ment dif­férent. Il m’a fait traduire orale­ment — ce que je n’aime pas faire — LES GENS DÉRAISONNABLES avec cette espèce de mal­adresse liée au fait que l’allemand fonc­tionne « à l’envers du français ».

Les gens déraisonnables traite de la non-con­for­mité des gens à leur sit­u­a­tion. Ce sont ces qua­tre indus­triels dont — au sens de Brecht — on attendrait qu’ils soient con­formes à eux-mêmes. Juste­ment ils ne le sont jamais, ça ne marche pas, ils trébuchent. Sur le fait de trébuch­er, Claude a immé­di­ate­ment tout com­pris, presque unique­ment à tra­vers le texte brut alle­mand.

Avec lui, c’était un tra­vail extra­or­di­naire. Il me dis­ait : « tu sais il y a un endroit, là, note-le, tu vas voir » et il avait encore rai­son. Il lisait le texte à tra­vers moi, comme s’il me regar­dait de l’intérieur, il regarde com­ment le texte de la langue étrangère fonc­tionne en vous.

G. B. : Est-ce que Régy veut con­serv­er ce qu’on appelle sou­vent l’étrangeté du texte ? Quand j’écoute les tra­duc­tions que vous avez faites, j’ai l’im­pres­sion qu’il ne cherche pas à domes­ti­quer les textes, à les maîtris­er lin­guis­tique­ment.

G. A. G. : Non, juste­ment pas. Mais en même temps, il sait attir­er le regard du tra­duc­teur — comme je sup­pose celui de l’acteur — non pas sur ce qu’il veut, mais sur ce qui est « pro­pre­ment impro­pre » , sur ce qui heurte la nor­mal­ité et qui ne dérange pas le sens de la langue. C’est à la fois com­plète­ment sim­ple et com­plète­ment inat­ten­du.

Par­fois il me dis­ait : « tu ne crois pas que ce serait bien de met­tre tel mot ?» , alors évidem­ment j’avais l’impression qu’il voulait ren­tr­er dans mon domaine de com­pé­tence. J’ai com­pris qu’il le fai­sait exprès, il me provo­quait non pas pour que je prenne le mot ou la for­mu­la­tion qu’il me sug­gérait, mais pour que sa sug­ges­tion me fasse, par dépit, en trou­ver une autre qui était la bonne.

G. B. : Est-ce que ce type d’intervention est argu­men­té ? Fait-il jouer des argu­ments de prat­i­ca­bil­ité théâ­trale ?

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