Accompagner Claude Régy

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Le 29 Avr 1993
Document de travail pour CHUTES.
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Article publié pour le numéro
Claude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives ThéâtralesClaude Regy-Couverture du Numéro 43 d'Alternatives Théâtrales
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SERGE SAADA : Pour cette deux­ième par­tie nous avons pen­sé à réu­nir des artistes plus jeunes qui ont accom­pa­g­né Claude Régy dans le tra­vail. À ses côtés ils ont été (ou sont encore) assis­tants, déco­ra­teurs, acteurs. Ce ne sont pas des dis­ci­ples, cer­tains sont passés à la mise en scène ou ont col­laboré aux pro­jets d’autres met­teurs en scène. À tra­vers leur témoignage nous allons essay­er de mieux com­pren­dre ce qui se passe quand on tra­vaille avec un tel créa­teur.

À ma droite il y a Alain Ned­dam qui, jusqu’à ce jour, fut sur sept spec­ta­cles l’assistant de Claude Régy ; Daniel Jean­neteau qui a été le déco­ra­teur de Claude Régy sur trois spec­ta­cles : L’AMANTE ANGLAISE, LE CERCEAU et CHUTES ; Marc François qui est met­teur en scène et qui, à plusieurs repris­es, a été acteur dans les spec­ta­cles de Claude. Il joue dans CHUTES. Il y a enfin Dominique Frot qui est actrice et qui a joué dans plusieurs spec­ta­cles de Claude Régy.

Je vais pos­er ma pre­mière ques­tion à Alain Ned­dam. J’aimerais savoir ce que demande Claude Régy à son assis­tant. Com­ment se déroule cette col­lab­o­ra­tion ?

Alain Ned­danr : Quand j’ai com­mencé pour la pre­mière fois à tra­vailler avec lui, j’é­tais assis­tant sta­giaire, je n’étais pas payé. J’avais le droit d’être là, de tra­vailler mais il ne pou­vait rien me deman­der puisque je n’é­tais pas engagé par lui.

Ce qu’il demande à un assis­tant — il faut tou­jours enten­dre ce mot « assis­tant » au par­ticipe présent — c’est d’être là. L’as­sis­tant est quelqu’un qui est présent et qui essaye de ren­dre sa présence la moins obstruc­tive pos­si­ble. Ce n’est pas le rouage d’une machine et il n’est pas l’ad­joint en chef du met­teur en scène. Ce serait plutôt quelqu’un qui est un peu partout à la fois, qui essaye d’être le plus dis­cret pos­si­ble, le lubri­fi­ant de la machine plutôt qu’un rouage sup­plé­men­taire. Tour dépend de ce qu’on a envie d’ap­porter et de la manière dont on s’in­téresse au spec­ta­cle. Moi j’avais envie de m’in­téress­er au texte. J’ai fait très vite com­pren­dre à Claude que ce dont j’avais envie c’é­tait d’être présent pen­dant les con­ver­sa­tions dès le début du tra­vail, lire, m’in­téress­er et vivre la péri­ode qui est peut-être la plus pas­sion­nante dans son tra­vail, celle de la dis­tri­b­u­tion. Décou­vrir com­ment peu à peu le spec­ta­cle se met en route à par­tir d’une pièce écrite, à par­tir du choix des acteurs. On peut tou­jours être inter­locu­teur de Régy, mais ce tra­vail prélim­i­naire lui appar­tient totale­ment, c’est vrai­ment son œuvre, son domaine. Quand la dis­tri­b­u­tion se pré­cise (par­fois 6 mois avant le spec­ta­cle), l’as­sis­tant a déjà une idée du spec­ta­cle. Mais avant on ne sait rien. Par­fois même on ne com­prend pas bien les moti­va­tions.

En écoutant ce qui s’est dit ce matin, j’ai repen­sé à Claude Régy par rap­port à tout ce qu’on racon­te sur l’austérité, sur le refus du super­flu, sur l’en­vie d’être rad­i­cale­ment dif­férent. Je me suis rap­pelé ce texte de Kaf­ka qui s’in­ti­t­ule UN CHAMPION DE JEONE. En fait, c’est un titre mal traduit. Le titre le plus proche serait UN ARTISTE DE LA FAIM. Le per­son­nage de Kaf­ka est un héros, un être que tout le monde vénère parce qu’il ne mange jamais, parce qu’il refuse de manger. Tout le monde va I’ad­mir­er en lui dis­ant : « com­ment arrivez-vous à tenir aus­si longtemps sans rien manger ?» À la fin du livre, peu de temps avant de mourir, il explique que il est ce héros, c’est parce qu’en fait, aucun des ali­ments qui exis­tent n’est à son goûr. Claude Régy ressem­ble un peu à ce per­son­nage car dans son tra­vail il n’y a jamais la recherche d’une quel­conque orig­i­nal­ité, la volon­té d’être dif­férent ou de pro­pos­er des idées qui seront for­cé­ment nova­tri­ces. J’ai par­ticipé à d’autres travaux, je lis aus­si des textes écrits par des met­teurs en scène. IIs par­tent sou­vent d’une idée ou d’une chose qui les ras­sure et se dis­ent : « si je le fais comme ça je vais vrai­ment être dif­férent des autres, je vais être orig­i­nal ». Chez Régy c’est dif­férent. Son tra­vail est de l’or­dre d’un refus, presque du dégoût de tout ce qui pour­rait ramen­er à une con­ven­tion théâ­trale ou à quelque chose d’habituel dans l’in­to­na­tion des acteurs, la manière de faire exis­ter une présence sur le plateau, de faire vivre un espace.

Il dis­ait dans un entre­tien radio­phonique : « quand j’en­tends des acteurs dans cer­tains spec­ta­cles par­ler « comme ça » avec leur voix de théâtre ça me fait saign­er ». Donc on voit bien que chez lui, c’est beau­coup plus qu’une volon­té de faire un théâtre dif­férent, c’est une impos­si­bil­ité de faire autre chose que le théâtre qu’il fait. Les choix qu’il fait ne sont jamais com­mandés par l’en­vie de faire du neuf ou d’être plus intéres­sant que les autres. C’est surtout un empêche­ment vio­lent qui lui évite de tomber dans du moyen ou du con­nu.

S. Sa. : Com­ment la parole cir­cule-t-elle dans le cours des répéti­tions ? Est-ce que tu inter­viens au début ? À la fin ?

A. N. : C’est très impres­sion­nant d’ap­pren­dre à exis­ter sans par­ler. Au théâtre, ou dans les restau­rants d’après spec­ta­cle, on croit tou­jours que plus on par­le, plus on existe. Dans le tra­vail avec Claude, on apprend pen­dant des heures à exis­ter très fort, à envoy­er des ondes, à être dans une grande écoute, une atten­tion d’être, une présence. C’est un très bel appren­tis­sage de l’endurance et de l’é­coute. Par­ler, non. Bien sûr, il faut par­ler, télé­phon­er, il faut aus­si assur­er une com­mu­ni­ca­tion, mais pas pen­dant le temps des répéti­tions. Le temps des répéti­tions, c’est le temps d’une parole indi­vidu­elle, une parole sin­gulière entre le metceur en scène et les comé­di­ens. Chaque fois qu’il par­le à un acteur en par­ti­c­uli­er, il par­le aus­si aux autres, mais l’as­sis­tant n’est pas celui qui met son grain de sel.

S. Sa. : Est-ce que l’on dis­cute du tra­vail après les répéti­tions ? Est-ce que c’est facile d’en par­ler à Régy et aux comé­di­ens ?

A. N. : Oui, mais très vite on apprend à se méfi­er de ses impres­sions. L’im­pres­sion qu’on a quand on assiste à ces répéti­tions c’est que les choses vont dans le sens du trop. C’est-à-dire que par­fois on est ren­voyé à sa pro­pre nor­mal­ité et on se dit sou­vent : est-ce que là il n’est pas en train d’ex­agér­er ? On à répété TROIS VOYAGEURS REGARDENT UN LEVER DE SOLEIL dans un espace totale­ment vide, sans décor, une Viery Lar­bre était vague­ment matéri­al­isé, salle de répéti­tion très belle à mais il n’ex­is­tait pas. Quand le décor a été mon­té et que j’ai vu l’arbre que vous con­nais­sez peut-être si vous avez vu le spec­ta­cle — ce tronc gigan­tesque avec des racines partout, ce tronc mon­u­men­tal — je fus pris d’une espèce d’ef­fare­ment. Je trou­vais que là, c’é­tait vrai­ment fou, impos­si­ble, et il m’a fal­lu plusieurs jours pour accepter l’énor­mité de ce tronc. Après, j’ai com­pris que le spec­ta­cle n’avait d’intérêt que si le tronc était de cette dimen­sion-là, « mon­u­men­tale » : c’est un terme qui revient sou­vent quand il cra­vaille sur le décor ou sur le jeu de l’ac­teur ; il y a aus­si cette expres­sion de « sur­di­men­sion­né ». Les choses doivent avoir une dimen­sion supérieure à celle qu’elles ont habituelle­ment. Lac­teur aus­si doit être plus grand, plus vaste que sa dimen­sion nor­male d’in­di­vidu Donc, en tra­vail­lant avec lui, on à sou­vent l’im­pres­sion qu’il y a quelque chose d’ex­ces­sif, et notre inter­ven­tion serait de cen­sur­er, parce qu’on trou­ve que c’est faux. Peu à peu on com­prend que ce « trop » ou que cetre chose anor­male ou trop par­ti­c­ulière, c’est ce qui con­stitue l’arc du met­teur en scène Vous savez qu’on reproche tou­jours aux gens ce qui fait la car­ac­téris­tique de leur style ; on trou­ve tou­jours que Proust fait des phras­es trop longues et que Céline met trop de points de sus­pen­sion. Con­fron­tés au tra­vail de Claude Régy, les gens trou­vent que c’est trop lent ou trop sta­tique. Lui le revendique comme étant absol­u­ment con­sti­tu­tif de son art. C’est lent et c’est sta­tique mais à tra­vers cela il se passe quelque chose d’autre.

Je dis­ais qu’être assis­tant, c’est aus­si arriv­er à le rejoin­dre et à l’ac­com­pa ner dans cette exi­gence-là arriv­er à le défendre auprès des acteurs, au besoin auprès d’autres inter­locu­teurs. Par exem­ple, essay­er de faire com­pren­dre à un acces­soiriste de Chail­lot que l’on cherche un objet qui ne peut pas être le même objet qui à servi dans un autre spec­ta­cle. Faire com­pren­dre qu’il n’y à pas de rôle mineur, de choses nég­lige­ables. Ain­si l’as­sis­tant passe beau­coup de temps à accorder énor­mé­ment d’im­por­tance à ces choses qu’un autre met­teur en scène ou un autre assis­tant trou­verait mineures. Donc, il faut con­sacr­er de I’én­ergie à ces choses que les gens ne ver­ront pas, mais qui seront la force du spec­ta­cle. Je crois que c’est là où est le tra­vail de l’as­sis­tant : le défendre dans ce qu’il peut avoir de déraisonnable puisqu’on sait, depuis Hand­ke au moins, que c’est une espèce en voie de dis­pari­tion. Ce qu’il a de déraisonnable c’est ce qu’il à de plus essen­tiel.

S. Sa : Est-ce que juste­ment tu peux nous par­ler de ce côté déraisonnable de l’artiste ? Il à par­fois pris des déci­sions en dépit du bon sens.

A. N. : Oui, sur INTÉRIEUR, pour des rôles sans texte, il a eu l’idée de faire appel à des comé­di­ens du Con­ser­va­toire et aus­si à deux acteurs sourds-muets dont un joue encore avec lui dans CHUTES. C’é­tait très dif­fi­cile parce qu’il fal­lait faire venir un inter­prète, com­mu­ni­quer avec des gens qui ne par­lent pas, qui n’en­ten­dent pas. Quand j’ex­pli­quais à des gens autour de moi qu’on avait deux sourds-muets dans l’équipe, ils dis­aient : « Pourquoi ire sim­ple, quand on peur faire com­pliqué !

Aus­si pour CHUTES, il à fait venir un acteur qu’il avait vu dans un film de Tarkows­ki, Oleg Yankows­ki. Il I’a fait venir de Moscou avec toutes les dif­fi­cultés que cela sup­pose, d’in­ter­prète, de loge­ment…

Pour INTÉRIEUR, on se rendait compte qu’une fois à l’épreuve du plateau, les acteurs sourds-muets avaient au moins autant de présence que les acteurs de méti­er. Prob­a­ble­ment plus. Le mys­tère c’est que per­son­ne ne pou­vait savoir qu’ils étaient sourds- muets, il émanait quelque chose d’eux qui jus­ti­fi­ait cette dif­fi­culté sup­plé­men­taire.

 CHUTES de G. Morton. Photo M. Jacquelin.
CHUTES de G. Mor­ton. Pho­to M. Jacquelin.

Pour illus­tr­er encore ce que ses choix et ses préférences peu­vent avoir d’ex­ces­sif, on peut rap­pel­er un autre sou­venir. À une époque, INTÉRIEUR et LE PARC se pré­paraient en même temps. J’avais lu et adoré la pièce de Botho Strauss, je trou­vais que c’é­tait un texte très fort. En revanche je ne com­pre­nai pas bien le choix de la pièce de Maeter­linck. Je pense qu’au départ du pro­jet, beau­coup de gens n’ont pas bien com­pris ce que Régy allait faire avec cette curieuse pièce et son style un peu vieil­lot, sa poésie sym­bol­iste. La pièce repose sur la sépa­ra­tion entre des gens qui sont à l’ex­térieur e qui sont por­teurs de la nou­velle de la mort d’un enfant, et des gens qui sont à l’in­térieur dans la tran­quil­lité de leur mai­son et qui ignorent la mort de cet enfant. On va la leur annon­cer. Quand Claude m’a expliqué qu’il n’y aurait pas de décor, c’est-à-dire que la mai­son ne serait pas représen­tée, que le cloi­son­nement entre le dedans et le dehors ne serait pas mon­tré, qu’il n’y aurait ni façade de mai­son, ni meu­ble, que l’e­space serait vide, qu’il y aurait sim­ple­ment des gens un peu devant, et les autres qui seraient au bout du plateau, der­rière, fig­u­rant les per­son­nages dans la mai­son, j’ai com­pris jusqu’où ce pro­jet pou­vait aller et com­ment il deviendrait pas­sion­nant. Et effec­tive­ment c’é­tait peut-être un des spec­ta­cles les plus mar­quants de Claude Régy, ne serait-ce que parce qu’il com­mençait par vinge min­utes totale­ment silen­cieuses, vingt min­utes de déam­bu­la­tion des com iens. Le début du spec­ta­cle fait encore rêver non seule­ment des gens de théâtre mais aus­si des choré­graphes. Cette lente marche silen­cieuse de ces per­son­nages, dont on ne sait pas qui ils sont et de quoi ils sont por­teurs, fait vivre un moment absol­u­ment sus­pendu hors du temps.

À par­tir de ce choix-là, com­plète­ment déraisonnable, cette déci­sion de mon­ter INTÉRIEUR sans mai­son, sans meubles, sans décor représen­tant l’in­térieur de la mai­son, on com­prend qu’en par­tant d’un texte dont on ne sait pas voir l’intérêt, Régy à chem­iné pour trou­ver la chose qui le pas­sionne en procé­dant par élim­i­na­tion

S. Sa. : Com­ment se déroule le tra­vail à la table ? Tu m’as dit que ce tra­vail est très pré­cis. Est-ce qu’il n’est pas antin­o­mique d’une volon­té chez Claude Régy d’é­vac­uer tout déter­min­isme avant d’abor­der un texte.

A. N. : Je crois que Claude Degliame I’a un peu dit ce matin Pen­dant ce tra­vail, on écoute, on apprend que lire un texte c’est avant cout l’é­couter, c’est-à-dire con­sid­ér­er que chaque mor porte une chose inouïe, mul­ti­ple. Le tra­vail con­siste à par­ler plus lente­ment que d’habitude et à pren­dre le remps, à écouter les autres mais aus­si à s’é­couter soi-même, essay­er de ne rien imprimer qui serait de l’or­dre d’une inter­pré­ta­tion, c’est‑i à‑dire d’un sen­ti­ment qu’on super­poserait sur le texte Il par­le beau­coup aux acteurs pen­dant les répéti­tions, mais ce ne sont jamais des indi­ca­tions por­tant sur un sens ou une chose par­ti­c­ulière à joue c’est tou­jours une ouver­ture vers la mul­ti­plic­ité des sig­ni­fi­ca­tions. Quand Claude Degliame di qu’un per­son­nage qui à très peu de texte est aus­si fort, aus­si impor­tant que les autres, il faudrait ajouter que pen­dant le temps des lec­tures à la table, c’est égale­ment vrai. Quand on répé­tait INTÉRIEUR les acteurs qui avaient des rôles muets étaient vrai­ment là, impliqués dans la lec­ture.

Georges Banu : Quel type d’indi­ca­tions donne-t-il con­crète­ment ? Est-ce qu’il est loin dans la salle ou près des acteurs ?

A. N. : Il est tou­jours prêt à se rap­procher d’eux. Il est sou­vent debout, il essaye de ne pas être assis, coincé der­rière une table. Mais il ne cherche jamais, comme d’autres metreurs en scène, à pren­dre la place de l’ac­teur, à lui mon­tr­er ce qu’il faut faire. Mais Marc François pour­rait mieux en par­ler.

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