GEORGES BANU : TERRE ÉTRANGÈRE de Schnitzler, LE CHŒUR FINAL de Botho Strauss, BORKMAN, il y a peu, viennent tous du même univers : celui du « grand intérieur ».
Luc Bondy : La formule m’intéresse ! J’ai toujours cherché à faire apparaître l’étrange au sein d’un monde concentré. Dans LE CHŒUR FINAL, la seule pièce qui parle des conséquences de l’unification des deux Allemagne, l’essentiel se passait dans ce que nous avons appelé, Botho Strauss et moi-même, Café Deutschland. Il s’agissait de faire resurgir là, dans un espace fermé, le choc des deux Allemagne, sans que cela devienne pour autant symbolique. Tout devait demeurer fantastique et amusant. C’est cela, le « grand intérieur ».

mise en scène de Luc Bondy. Photo W. Böing.
G.B.: Avec BORKMAN, l’attention porte plutôt sur un héros hors pair, un héros qui évoque la mythologie wagnérienne…
L.B.: J’adore travailler sur des monstres. Citizen Kane. Il est vrai qu’ils existent plus dans le théâtre de la fin du XIXè siècle et du début du XXè. Borkman rappelle Wotan et Hofreiter de TERRE ÉTRANGÈRE. Chez Strauss, le monstre était le chœur car le XXè siècle ne cultive pas la fixation nietzschéenne sur le surhomme. Strauss met justement en cause cet individualisme démesuré.
G.B.: Votre Orson Welles, c’est toujours Michel Piccoli ?
L.B.: Oui. Parce qu’il peut être en même temps un leader et un être fébrile, tendre, prêt à se désintégrer. Tout en affichant son pouvoir, Piccoli est capable de jouer avec vérité une scène érotique sur un plateau, à avoir des rapports profonds avec une femme.
G.B.: Par un curieux concours de circonstances, cette pièce sur une immense fraude qui laisse désemparé l’industriel Borkman arrive au moment des « affaires » en France, Italie, Espagne. Comment gérez-vous ces rapports délicats entre une œuvre ancienne et certaines similitudes évidentes avec l’actualité ?
L.B.: Je ne cherche jamais à établir de relation directe. Je viens de monter au Théâtre Royal de la Monnaie, à Bruxelles, LA RONDE, opéra d’après Schnitzler. La ronde est celle ses sens, du sexe ; eh bien, certains m’ont reproché de ne pas avoir placé le spectacle à Manhattan et de ne pas parler du sida ! C’est une bêtise. La censure sociale au début du siècle n’a rien à voir avec la censure qu’impose le sida. Si des rapprochements sont possibles, c’est au spectateur de les faire. Je n’aime pas les lui suggérer ou imposer. C’est pourquoi Borkman n’est pas Maxwell ! Ce que je cherche, ce sont les fluctuations, les associations, ce qui bouge dans l’être et non pas les étiquettes. Ni, non plus, les coups de poing dans la gueule du spectateur. Avec la télé, il en reçoit tous les jours assez.
G.B.: Le motif qui revient le plus souvent chez vous, c’est celui des fins de cycle.
L. B.: J’aime la fin d’un cycle : cycle d’une société ou cycle d’un être. II y a alors un rappel de la forme (et non pas la forme elle-même), un laisser-aller de la forme… Les personnages se trouvent entre le souvenir et la tristesse. Ils approchent de la « sagesse contente ». Et alors s’exerce le regard que j’aime, un regard caustique, sans cynisme ni morale.
Propos recueillis par Georges Banu

