En cet avant-printemps 1993, l’événement à Bruxelles fut la création au Théâtre de la Monnaie de REIGEN (LA RONDE), un opéra de Philippe Boesmans d’après un livret et une mise en scène de Luc Bondy.
L’intelligence aura été au cœur de l’émotion et de la beauté d’un spectacle musical dont la fascination exercée sur le public produit des effets à retardement.
Avec REIGEN, l’enjeu consistait à donner à entendre et à voir les entrelacs existentiels du désir et du plaisir.
D’en dénouer le réseau secret des métaphores qui s’y glissent exigeait, de la part des créateurs Philippe Boesmans et Luc Bondy, une cohérence esthétique s’éprouvant à la réalité du temps, au rythme des fantasmes et de la perte de l’instant.
L’amour qui se lève scène après scène s’accorde en ce lieu magique de la scène théâtrale au processus du désir créateur. C’est à ce moment de l’indiscernable passage du désir à l’amour que se sont livrés Le compositeur Philippe Boesmans et son metteur en scène et librettiste Luc Bondy.
Marc Rombaut
MARC ROMBAUT : Philippe Boesmans vous êtes l’auteur d’une partition intitulée REIGEN (LA RONDE) d’après l’œuvre d’Arthur Schnitzler, adaptée et mise en scène par Luc Bondy. Qu’en est-il de l’origine du projet ?
Philippe Boesmans : La genèse du projet date de l’époque où Luc Bondy et moi répétions LE COURONNEMENT DE POPPÉE au Théâtre Royal de la Monnaie. Gerard Mortier, le directeur du TRM, à l’époque, nous avait proposé de monter un opéra ensemble. J’avais dit à Luc Bondy, que si je composais un opéra, ce qui m’intéresserait, ce serait de faire un peu la critique de l’opéra du vingtième siècle, surtout des trente dernières années. Je voulais un sujet qui ait une certaine légèreté. Je trouve que l’opéra d’aujourd’hui souffre trop des grandes œuvres de l’expressionnisme telles que WOZZECK. Aujourd’hui, par exemple en Allemagne, il y a beaucoup d’opéras où l’on cherche la profondeur, et cette profondeur est devenue souvent un peu banale. C’est ce que j’appelle les résidus de l’expressionnisme.
Bondy m’a tout de suite parlé de Schnitzler dont il a monté beaucoup de pièces tant en français qu’en allemand, à la Schaubühne de Berlin et à Paris. Il n’avait jamais monté LA RONDE parce qu’il n’a jamais voulu le faire au théâtre. Selon lui, cette pièce nécessite autre chose que le théâtre, soit le cinéma (ça a été fait d’ailleurs par Max Ophuls) soit une forme comme l’opéra, c’est-à-dire qui peut la sauver de sa « trivialité ». Je ne dis pas que la pièce est triviale, mais il est possible de lui donner un caractère plus magique.
Quand j’ai lu la pièce, je me suis dit qu’elle convenait tout à fait et qu’elle se rapprochait de COSI FAN TUTTE. C’est une pièce qui a une certaine légèreté, mais où il y a aussi une grande amertume.
Le thème me paraissait suffisamment universel pour pouvoir encore la rejouer aujourd’hui. Les personnages de LA RONDE existent toujours. Il y a toujours des comtes ou des fils de famille ;il y a toujours des prostituées et tout cela existe.
M.R.: Quand vous avez lu le livret de Bondy, la transposition musicale vous est-elle apparue évidente ?
P.B.: Oui. Le livret a été écrit par Bondy d’après Schnitzler, mais nous l’avons fait en collaboration. Il fallait adapter la pièce en gardant l’essentiel, car mettre la pièce telle quelle en musique, cela aurait fait un opéra de six heures. Si le texte est d’une durée normale au théâtre, il est trop long chanté. Il fallait donc l’adapter sans le trahir. Nous sommes partis en voyage ensemble pour travailler et nous nous sommes beaucoup amusés en travaillant sur le livret. Nous estimions qu’il fallait garder à la pièce sa pertinence et en tout cas garder les choses essentielles. Ce qui serait supprimé pourrait se trouver dans la musique. Je veux dire que le non-dit est très présent chez Schnitzler. Nous avons donc modifié le texte et j’ai participé à ce travail. Des idées sont nées, par exemple, pour la troisième scène, Bondy me disait : « Il y a le jeune homme et la jeune femme, c’est l’aprèsmidi et il fait très chaud » et moi je lui dis : « oui il fait chaud et il y a un moustique ». « Oh oui répondit Bondy, il y a un moustique ». Les choses sont venues comme Ça. J’ai apporté des idées musicales qui ont influencé le livret.
Quand le livret fut écrit, j’ai commencé à composer. Mais à ces moments-là encore, je lui téléphonais et nous nous voyions. Je lui proposais autre chose, alors Bondy réécrivait le passage.
Finalement, je peux dire que le livret fut terminé quand la musique fut terminée. Cela a mis un certain temps, cela nous a demandé trois ans pour écrire le livret et la musique.
M.R.: Donc si je vous entends bien, la partition et le texte ont été écrits en même temps. Il y a une cohérence esthétique. Il y a la vision scénique de Bondy, il y a le regard musical qui est le vôtre. Nous sommes en présence d’une cohésion qui relève d’une exceptionnelle complicité esthétique.
P.B.: Je me sens très proche de Luc Bondy. Nous voulions tous les deux réaliser une œuvre qui puisse être regardée et écoutée sans que nous limposions. C’est-à-dire garder une certaine légèreté. Je crois que ce qui caractérise une mise en scène de Luc Bondy c’est qu’on ne la sent pas. On a l’impression que les gens se comportent comme ils se comportent dans la vie. C’est parce qu’il a un tel regard sur la vie et qu’il n’y a pas chez lui une sorte de pré-dramaturgie très forte. Quand il commence une mise en scène, il ne sait pas ce qu’il va faire, et ça c’est merveilleux. Le premier jour, il est très angoissé. Nous avons cela en commun. Quand je commence à composer je ne sais pas ce que je vais écrire. Nous travaillons de la même façon, nous laissons venir les choses. Evidemment, il y avait, comme vous le disiez, une grande complicité au départ à propos du livret. Quand j’ai reçu le livret, nous avions déjà discuté à propos de certaines options esthétiques et d’une certaine sensibilité commune. Mais il n’y avait pas de matériaux au départ. Ce que nous nous sommes dit, c’est par exemple, à propos de la deuxième scène : elle pourrait se passer au bois de Boulogne, avec des couples, et alors là il faudrait trouver quelque chose de différent. Il faudrait trouver un chant qui n’est pas chez Schnitzler, que nous avons appelé « le chant de l’amour éternel » , qui est chanté par un autre couple et là, Bondy a suggéré de prendre quelques phrases du CANTIQUE DES CANTIQUES. Ces phrases sont tellement belles à côté du texte de Schnitzler, qui, lui, est très proche du boulevard. Je crois que c’est là que réside la beauté de Schnitzler, on est toujours à la limite du boulevard, on est proche du mélo, mais c’est justement ce « presque » qui est merveilleux et qui fait la richesse de l’œuvre. Donc, ce chant, c’est la première chose que j’ai composée. J’ai écrit ce chant qui revient dans la huitième scène du poète et de la chanteuse, parce que c’est le seul couple qui chante quand ils font l’amour. Et ils chantent ce chant parce que leur vie esr parole, es chant. C’était le seul matériau que j’avais et à partir de ça j’ai commencé à écrire un prélude avec des rappels de ce thème. C’est comme ça que les choses sont venues.
Je crois que Bondy aussi travaille la mise en scène de cette façon, sans rien prédéterminer. Il voit comment sont les chanteurs. Par exemple, si dans la première scène, il voit un soldat qui a une épaule un peu trop basse quand il marche, il garde cela, il ne rectifie pas. Il joue avec Les gens comme ils sont. Il se sert aussi bien de leurs qualités que de leurs défauts. C’est pour cela que les gens sur scène ont une présence tellement évidente. Je crois que nous cherchions tous les deux l’évidence comme si la pièce le suggérait.

M.R.: Pour revenir à cette ajoute du CANTIQUE DES CANTIQUES, cela apporte une dimension qui n’est pas dans l’œuvre de Schnitzler, parce qu’on peut parler dans LA RONDE d’un enjeu qui serait exclusivement le désir, le plaisir. Et vous y avez ajouté une dimension qui est celle de l’amour, c’est-à-dire une dimension de la transcendance. Est-ce que par là vous vous ne vous rapprochez pas de Mozart ?
P.B.: Je me rapproche en tout cas de ce qu’il faut faire lorsqu’on crée un opéra. Il fallait réaliser un travail qui s’éloigne du texte parlé et qui soit en même temps très proche, et qui permette le bel canto. Ce qui caractérise la pièce de Schnitzler, c’est l’amour éphémère, mais c’est quand même de l’amour, et donc l’amour éternel est quand même là. Mon idée était que ce chant pouvait être un rien douloureux. Il y a un côté un peu morbide aussi, l’idée de la mort qui pouvait être là. Je ne sais pas si ça nous rapproche de Mozart, mais ça nous rapprochait de l’opéra en tout cas. C’était un matériau musical intéressant et au fond il est souvent présent dans la musique, dans l’orchestre, il y a beaucoup de variations autour de ça. C’était un démarrage pour me donner un petit bout de matériau pour travailler.



