De l’accident au théâtre

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De l’accident au théâtre

Le 13 Juin 1994
Article publié pour le numéro
Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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L’ACCIDENT déroute et trou­ble au théâtre. Il pro­cure le plaisir per­vers de la panne qui, tou­jours pos­si­ble, inter­vient comme une irrup­tion pour lever le voile sur l’autre vie, la vie des corps jamais entière­ment soumis à la fic­tion. L’ac­ci­dent se place à l’embouchure des deux vies que l’acte théâ­tral char­rie. Il rap­pelle leur coex­is­tence et séduit tant qu’il reste pas­sager, fis­sure vite col­matée, et effraie dès qu’il brise l’é­coule­ment de la représen­ta­tion. Le pre­mier atteste la per­sis­tance d’une vie qui sourd sous la vie imag­i­naire du théâtre, vie que le sec­ond annule. Par delà toute dis­tinc­tion, l’ac­ci­dent rend excep­tion­nelle la représen­ta­tion car il l’ar­rache à ce qui est son des­tin, la répéti­tion, pour l’élever au statut de l’événe­ment qui, lui, est tou­jours unique.
Ces derniers mois, je fus témoin d’ac­ci­dents qui ont tous par­tie liée avec les êtres et nulle­ment avec les décors, les cos­tumes ou les éclairages. Non pas acci­dents mécaniques, mais acci­dents humains comme seuls les arts du vivant peu­vent en con­naître. Le pro­pre de cette fragilité dont on prend physique­ment acte con­siste dans la sol­i­dar­ité scène­ salle qu’elle engen­dre. Si fugi­tif soit-il, l’ef­fet com­mu­nau­taire est extrême, pour le meilleur ou pour le pire. L’ac­ci­dent sup­prime les dis­tances et sus­pend l’éloigne­ment. Il désor­gan­ise le jeu et nous nous retrou­vons du même bord.

Dans Münich-Athènes de Lars Noren, un élé­ment de décor s’écroule. Comme il s’agis­sait d’un train express, Aurélien Reco­ing intè­gre dans le dia­logue une réplique à même de cam­ou­fler la sit­u­a­tion : « Non seule­ment on ne s’en­tend pas, en plus on a un acci­dent ». Phrase tout à fait plau­si­ble, mais, sur­prise, sa parte­naire Lau­rence Roy pouffe de rire et la salle sourit. L’ac­ci­dent mécanique bril­lam­ment rat­trapé pro­duit une intim­ité par­ti­c­ulière, de même que dans un jeu qui se pour­suit mal­gré la faute. C’est au fond le principe du clown qui intro­duit l’échec dans sa presta­tion. Le pub­lic s’en réjouit.
Il y a une dif­férence entre l’ac­ci­dent mécanique et l’ac­ci­dent physique. Dans le même spec­ta­cle, après la dis­pute finale des deux per­son­nages, Aurélien Reco­ing se retourne vers la salle, le vis­age ensanglan­té. D’emblée je déplore cet inutile recours à l’hé­mo­glo­bine dont le théâtre abuse ces derniers temps. Il se laisse con­t­a­min­er par un goût de la vio­lence qu’il ne parvien­dra jamais à tout à fait sat­is­faire : le sang au théâtre ne peut être que faux ! Le spec­ta­cle s’achève, applaud­isse­ments… Aurélien Reco­ing s’a­vance et demande s’il y a un médecin dans la salle. Les spec­ta­teurs s’esclaf­fent, con­va­in­cus qu’il entend met­tre ironique­ment en abîme l’ac­ci­dent. Mais dans la loge, l’ac­teur saigne pour de vrai… Et ce sang-là je l’ai pris pour le comble du faux. Con­clu­sion hâtive qui con­firme un pos­tu­lat con­nu : le vrai, sur la scène, est le fruit d’une élab­o­ra­tion. L’ac­ci­dent en a pro­duit un excès qui s’est con­ver­ti, étant don­né les cir­con­stances, en son con­traire.

L’autre acci­dent auquel j’ai eu à me con­fron­ter fut un acci­dent mné­monique. Dans Les marchands de gloire de Mar­cel Pag­nol, Charles Berling oublie son texte, le trou noir, le vide, et alors, sans honte ni crainte, il s’a­vance vers nous pour nous informer de son impos­si­bil­ité absolue de pour­suiv­re. Le comé­di­en ne se con­fond pas en excus­es et ne vit pas la sit­u­a­tion comme une défaite, bien au con­traire il la retourne en regret­tant publique­ment l’a­ban­don du bon vieux souf­fleur, la dés­in­vol­ture de l’as­sis­tante absente, bref en faisant le con­stat de la soli­tude de l’ac­teur sur scène voué à tous les risques, tel un acro­bate sans filet. Ain­si il con­ver­tit l’ac­ci­dent en aveu de comé­di­en et le rire obtenu par ce micro-spec­ta­cle impro­visé ne pour­ra plus être égalé ensuite par le vrai spec­ta­cle. L’ac­ci­dent mécanique ou mné­monique peu­vent pro­duire le sen­ti­ment d’une vic­toire partagée due au sen­ti­ment de dan­ger sur­mon­té par l’ac­teur qui sauve la sit­u­a­tion.

Enfin, un dernier acci­dent, l’ac­ci­dent psy­chique. Alors, la vie du comé­di­en l’emporte sur le rôle et être spec­ta­teur devient insup­port­able. Nous sommes plongés au coeur d’une crise qui bal­aie le jeu et ses règles sans que per­son­ne puisse inter­venir. Le théâtre se défait et la représen­ta­tion s’ef­fon­dre. Dans Salut, Tol­stoi, le spec­ta­cle de Budapest d’An­dres Jeles, repris en ver­sion française à Douai, un des inter­prètes de Nijin­s­ki, au lieu de suiv­re la mise en scène, se lance à un moment don­né dans un long dis­cours sur l’é­tat du monde, ses drames et ses mal­heurs présents. Il par­le désor­mais en hon­grois et, tan­dis que je l’é­coute, son ton me révulse et son jeu agace par son excès, par le grossisse­ment et l’abus d’in­ten­sité, tou­jours sus­pecte au théâtre. Le spec­ta­cle deve­nait rhé­torique… Quelqu’un entre alors sur le plateau — l’on nous expli­quera ensuite que c’é­tait le met­teur en scène — jette un man­teau sur le comé­di­en accroupi et demande, en hon­grois aus­si, que tout s’ar­rête. La con­fu­sion gagne la salle qui ne parvient pas à savoir s’il s’ag­it de la vraie fin … Ensuite, après des expli­ca­tions, l’on mesure la portée de l’ac­ci­dent psy­chique qui se mue en trau­ma­tisme pour le spec­ta­teur : il a assisté en direct à l’ob­scur­cisse­ment d’un esprit.

Il y a enfin l’ac­ci­dent méta­physique, acci­dent qui débor­de la scène. On le sait, tout spec­ta­cle en plein air fonde son attrait sur la com­mu­ni­ca­tion avec le ciel et la nuit, mais aus­si sur sa pré­car­ité car il n’est jamais à l’abri des élé­ments. Une fois, leur inter­ven­tion se chargea d’un sens auquel per­son­ne ne put rester étranger … ce fut l’été dernier lorsque le ciel orageux se déchaî­na à l’in­stant même où Don Juan lance au Com­man­deur l’in­vi­ta­tion de venir souper avec lui. L’ac­ci­dent météorologique se con­ver­tit en acci­dent méta­physique. Quelqu’un de là-haut sem­blait répon­dre à ce qui se pas­sait ici-bas, au pied du Palais des Papes. Il y avait un spec­ta­teur supérieur…

L’ac­ci­dent trou­ble encore plus dans les spec­ta­cles qui se présen­tent comme maîtrisés, stricte­ment con­trôlés car, dans les autres, où une marge de lib­erté per­siste, il paraît être sim­ple­ment un avatar épisodique, presque per­mis par l’esthé­tique adop­tée. Comme chez Brook… L’ac­ci­dent qui vient bris­er un ordre strict a une valeur thérapeu­tique pour l’orgueil des met­teurs en scène aux­quels il rap­pelle ain­si qu’un désor­dre reste tou­jours pos­si­ble. C’est pourquoi je rêve d’être témoin d’un acci­dent dans un spec­ta­cle de Wil­son. Un tout petit.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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