Le défi

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Le 21 Juin 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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J’ai beau­coup étudié la manière
De com­par­er au monde la prison où je suis,
Mais comme le monde est pop­uleux
Et qu’il y a ici per­son­ne d’autre que moi
Je n’y arrive pas. Mais je vais m’en­têter.
Je prou­verai que mon cerveau est la femelle de mon âme
Et que tous deux ensem­ble ils engen­drent
Une mul­ti­tude de pen­sées pul­lu­lentes qui peu­plent ce petit univers
D’une pop­u­la­tion au som­bre car­ac­tère
Sem­blable en cela à celle de notre terre
Car il n’ex­iste pas de pen­sée bien­heureuse.

W. Shake­speare, RICHAHD II (V, 3)1

SCÈNE : Dans le bus, un homme assis par­le. Il ne regarde pas la per­son­ne qui est assise en face de lui. Elle, le regarde par inter­mit­tence, mais il est clair que l’homme ne s’adresse pas à elle. Elle ne répond jamais. Lui con­tin­ue de par­ler. Ses pro­pos sont cohérents, s’adressent même à quelqu’un. Est- il fou ? Il par­le seul. Il pense à voix haute, ques­tionne, artic­ule des idées, pas­sant out­re le regard des gens. Il accom­plit en pub­lic ce que l’on est cen­sé faire en privé. Est-il fou pour autant qu’il dérange cette con­ven­tion, qu’il bous­cule cette lim­ite entre un acte soli­taire et inti­me, penser, et un agir com­mun ? Dia­loguer. L’homme se lève main­tenant silen­cieux ; der­rière lui une femme se lève, elle était assise clos à dos avec l’homme, ils des­cendent ensem­ble sur le trot­toir, l’homme l’en­lace. Ils repren­nent leur échange côte à côte, en marchant. Voilà, scène du mono­logue amoureux, à trois. Une sim­ple ques­tion de regard. De posi­tion dans l’e­space, de l’homme qui voit la femme en face de lui mais regarde ailleurs, et s’adresse à une autre. Une autre pré­sente, mais absente à son champ de vision. Quelle est cette présence/absence qui lui per­met de par­ler seul ? Qui jette un pont, une con­nex­ion entre l’abîme du regard, et la voy­ance de la parole. Qui lui per­met un instant de cess­er de voir, pour dire et de rester en sus­pens, au-dessus du vide que sa parole explore. Mais plus que tout, d’en revenir, de lancer les amar­res tout en gar­dant la possi­bilité de ce lien au monde, à ses normes. De ne pas être let­tre per­due, de garder une adresse qui ferait retour à l’en­voyeur.

Nous pour­rions pos­er d’emblée que le mono­logue n’ex­iste pas, mais ce serait occul­ter la ques­tion déter­minante : qu’est-ce que par­ler ? Par­ler à l’autre, par­ler avec ou devant l’autre. L’autre inhérent au lan­gage. Sans autre, rien. Le mono­logue ne peut pas s’abor­der, se circons­crire sans une oppo­si­tion au dia­logue. Ils se définis­sent et s’ex­clu­ent tout à la fois. Tout comme pour la défini­tion du mot « même » (qui mar­que, entre autres, l’i­den­tité entre deux ou plusieurs objets com­parés), il faut en réfé­rer à l’autre. Et pour « autre » il faut l’op­pos­er à « même ». C’est une don­née immé­di­ate de la pen­sée en français qui ne peut pas aller plus loin, qui ne peut pas dire, con­cevoir de même sans dif­férent, sans autre. A tra­vers le fait du « mono­logue » il est ques­tion de l’i­den­tité, de sa mar­que. Cela se con­jugue à plusieurs et se mesure à… la mesure de l’autre, de son degré de présence ou d’ab­sence.
Le mono­logue ? Une trans­gres­sion impos­si­ble aux lois du lan­gage dont la pen­sée même s’in­scrit comme un défi aux lim­ites du pens­able.

Dans ce que nous pour­rions nom­mer le théâtre clas­sique, le mono­logue inter­vient le plus sou­vent dans une sit­u­a­tion qui touche à son point lim­ite et place alors l’être face à un insup­port­able, à choisir, à faire, face à un trop plein de vie, de mort. Il vient ques­tion­ner les valeurs d’une société, imag­in­er d’autres voies, inven­ter par­fois d’autres usages. Le moment du mono­logue appa­raît sou­vent donc comme la mar­que d’une infrac­tion aux lois de la cité par un indi­vidu. Il s’in­scrit comme un défi à l’hu­main et à sa con­di­tion d’ex­is­tence et devient l’explo­ration de cet insup­port­able et des lim­ites repoussées par une parole soli­taire. Il existe tou­jours un autre, présent ou absent, qui per­met cet instant de voltige héroïque.

Richard II depuis sa geôle jon­gle avec son esprit, il invente cet autre qui lui per­met de par­ler, il le forge ten­tant de divis­er son esprit en deux, il pro­crée maintes et maintes pen­sées, engen­drant la parole prodi­ge qui perce les flancs pier­reux de son univers soli­taire. « Être plus qu’homme », voilà ce qu’il faudrait pour en finir avec le temps. L’homme qui se par­le, se hausse au rang de la divinité ; dans son explo­ration, il se heurte à la fois aux con­di­tions du temps, de l’e­space et au juge­ment de la com­mu­nauté. Il trans­gresse à deux niveaux, celui de la loi com­mune, et celui de la loi du com­mun des mor­tels. Shake­speare nous offre une belle déf­i­ni­tion de la parole soli­taire. Dans la mise en scène d’Ar­i­ane Mnouchkine, Georges Big­ot arpen­tait cette prison du lan­gage et de sa des­tinée. Espace des­siné par de frag­iles bam­bous. L’e­space vide devient infi­ni parce que défi­ni, lim­ité. Seul le corps de l’ac­teur, sa voix pour­ra en trac­er les véri­ta­bles con­tours, comme la parole trace les con­tours de l’être. Jeu d’om­bre et de lumière, de vis­i­ble et d’in­vis­i­ble. Com­ment le théâtre, l’acte de représen­ta­tion, va ren­dre présent ce qui ne peut être vu ? L’ab­strac­tion inhérente au lan­gage, la face cachée de tout mono­logue. L’im­mer­sion qui crée le voya­ge.

Un choix : représen­ter l’homme en train de pen­ser, ou met­tre en acte cette pen­sée. Ici c’est le voy­age qui est joué par le corps de l’ac­teur et son adresse au pub­lic. Dans cette scène, la mag­nif­i­cence des cos­tumes est réduite au corps dénudé de l’ac­teur, vêtu d’un pagne, et à son vis­age masqué (par le masque du maquil­lage). La représen­ta­tion repose sur un lan­gage du corps, sur une forme imag­i­naire inspirée du Kabu­ki et qui sert de fon­da­tion à la langue shake­speari­enne. Dans ce théâtre, le mono­logue ne se traite pas dans la ten­ta­tive de mon­trer l’homme seul pen­sant, par­lant ; l’ac­teur par­le au pub­lic, se racon­te devant lui. Ce dernier n’as­siste pas à l’élab­o­ra­tion d’une pen­sée ; il est l’autre néces­saire à l’acte de parole. Le comé­di­en lui adresse son réc­it et passe ouverte­ment par sa présence. Le pacte du céré­monial est clair.

L’hérésie d’un indi­vidu est le prélude à ce type de mono­logue qui inter­vient à la fron­tière avec l’insuppor­table, toute la ten­sion épique repo­sait sur ces grandes scènes où la parole dévaste et libère, comme une ivres­se, une con­science secrète, une nais­sance.

La tragédie grecque met tout par­ti­c­ulière­ment ce para­doxe en relief : la néces­sité de la vio­la­tion de la limi­te comme fon­da­trice de l’hu­main et le fait que la puis­sance de l’acte passe non tant par l’acte lui-même mais par le réc­it (le mono­logue) que le héros peul en faire. L’ac­tion ne compte et ne s’in­scrit dans la mémoire de la com­mu­nauté que par rap­port au dire et à la manière de dire, qui porte le coup, se fait geste.

Défi­er. Au sens pre­mier « de renon­cer à la foi jurée ». Défi­er par l’outrage de la parole, c’est en quelque sorte se don­ner la lib­erté de renon­cer à la foi commu­ne. Une prise de parole, comme une con­science, une soli­tude qui fait affront, celle d’une indi­vid­u­al­ité qui altère le groupe par sa dif­férence. Le mono­logue est alors ce temps extra­or­di­naire où la parole aurait pour fonc­tion de per­me­t­tre à un être d’ex­plor­er son iden­tité, de penser sa place dans le monde, avec d’autres repères. Ceux-là qui pour­ront peut-être naître dans cet instant soli­taire.

Le défi mod­erne

Le théâtre con­tem­po­rain sem­ble se heurter à une ques­tion récur­rente, celle de la représen­ta­tion de l’hor­reur de l’ac­tu­al­ité ; le mono­logue est à l’hon­neur. Com­ment forg­er une pen­sée devant l’in­nom­ma­ble, une parole qui dit la guerre, les vio­ls, les camps, qui énon­ce. Le mono­logue a sou­vent cette fonc­tion de penser ce qui n’est pas pens­able, en tout cas c’est à lui que l’on a recours pour cette tâche. Comme si quelqu’un qui par­lait seul ren­voy­ait tou­jours à un point lim­ite, à un insup­portable ; soit qu’il n’y ait plus d’e­spoir d’être enten­du, de pou­voir dia­loguer, soit que ce qui se racon­te est innom­mable.

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