Le monologue en gros plan

Le monologue en gros plan

Le monologue au cinéma : Oliveira, Cassavetes, Bergman, Godard, Guitry

Le 15 Juin 1994

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Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
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LE MONOLOGUE ne va jamais de soi, pas plus au ciné­ma qu’au théâtre. Pas plus que ne va de soi le sens qu’on donne à ce terme : s’ag­it-il d’un personna­ge seul en scène, et ten­ant à voix haute l’équiv­a­lent d’un dis­cours intérieur ? S’ag­it-il seule­ment d’un personna­ge qui garde trop longtemps la parole pour lui seul, et qui attire de ce fait l’at­ten­tion ? Ou s’ag­it-il de cette déshérence du lan­gage, de cette rati­o­ci­na­tion autour de la rumeur bal­bu­tiante du monde, et qui fait le mono­logue vir­er en solil­oque, seule puis­sance dont l’esseu­lement est encore capa­ble ? Le mono­logue con­stitue une manière de pause dans la con­duite de l’in­trigue, sinon un arrêt — dif­fi­culté pour un art du mou­ve­ment. Le ciné­ma peut néan­moins com­penser ce ralen­tisse­ment par le gros plan, lequel met l’ac­cent sur l’in­téri­or­ité d’un per­son­nage en nous y don­nant directe­ment accès. C’est ain­si du reste que l’ir­réal­isme fonci­er du mono­logue se trou­ve jus­ti­fié dans la dra­maturgie clas­sique, c’est ain­si du reste que nous le vivons : le mono­logue est le comble de l’in­car­na­tion, puisque ce qui s’in­car­ne devant nous, c’est le plus immatériel du per­son­nage, — qu’on l’ap­pelle âme, esprit, mais saisi tout entier dans son être-de-lan­gage. Or l’in­téri­or­ité est prob­lé­ma­tique au ciné­ma car avant que d’y être un être-de-lan­gage, le per­son­nage est un corps et une voix, un spec­tre compo­sé, mais essen­tielle­ment agis­sant. Un mono­logue en ce sens n’est pas seule­ment irréal­iste. Il est a pri­ori impos­sible, parce que con­tra­dic­toire en un sens avec les com­posantes mêmes de son matéri­au visuel : plus exacte­ ment,  l’im­age-mou­ve­ment  et le  priv­ilège de l’im­age-action font du mono­logue une forme exces­sive.

D’ Aubi­gnac fai­sait de la parole un acte : « par­ler c’est agir » dit-il en sub­stance. Au ciné­ma, aus­si. Mais dif­férem­ment. C’est qu’au ciné­ma, il est tou­jours pos­sible de mon­tr­er directe­ment l’ac­tion elle-même : aus­si par­ler empêche-t-il bien sou­vent d’a­gir. C’est non seu­lement la parole qui con­stitue en soi, un acte, mais bien sou­vent, entre dire et voir, une oppo­si­tion s’in­stau­re : entre les deux, il faut choisir. Le verbe n’a pas tou­jours gag­né, l’im­age non plus. Mais dans ce cas tout bres­son­nien, la parole n’est pas la seule alter­na­tive à l’im­age : tout ce qui fait sens peut sans doute se retrou­ver dans la bande-son, mais cela n’im­plique nulle­ment qu’un per­sonnage y par­le, ni qu’il y ait mono­logue. En un sens, le mono­logue est non seule­ment exces­sif, mais son excès sig­nale un dan­ger, per­ma­nent, que le ciné­ma doit affron­ter : le pléonasme. On sait com­ment Bres­son le résout : entre une image et un son, il choisit le son. Mais la paro­le ? N’avait-elle pas déjà cédé devant l’im­age ?

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Preuve a con­trario : Manoel de Oliveira. Il est sans doute le seul à avoir util­isé le mono­logue de façon aus­si rad­i­cale puisqu’il n’a jamais essayé de le motiv­er, que ce soit par rap­port au cadre réal­iste de l’écran, ou par rap­port à l’in­trigue. Il est aus­si celui qui l’a sans doute exposé le plus directe­ment, en don­nant le mono­logue comme tel, en l’adres­sant directe­ment au spec­ta­teur, sans le sec­ours d’au­cune médi­a­tion. C’est dans son œuvre qu’on peut en effet trou­ver un recours au mono­logue pris dans le sens con­ven­tion­nel du terme : action de par­ler seul sur scène. Le recours à des textes d’ori­gine théâ­trale (LE SOULIER DE SATIN) ou de nature poé­tique (l’épopée de Camoens qu’il fait représen­ter dans le cadre out­rageuse­ment irréal­iste de NON, OU LA VAINE GLOIRE DE COMMANDER) ne suf­fit pour­tant pas à ren­dre rai­son d’un tel choix. De fait, plutôt qu’à un renforce­ment de l’il­lu­sion théâ­trale, le mono­logue chez Oliveira exhibe les con­ven­tions et l’ar­ti­fice, en soulig­nant l’arti­ficialité de l’en­tre­prise artis­tique ; ce faisant, en se con­tentant d’avouer que l’ob­jet pro­pre­ment ciné­matographique ne con­siste qu’en l’en­reg­istrement le plus plat, parce que le plus fidèle, de ce qui fut, l’ar­ti­fice se dérobe à l’ac­cu­sa­tion d’ar­ti­fi­cial­ité, et l’au­then­tic­ité qui entoure cer­tains mono­logues est éton­nante de la part d’un sys­tème qui se refuse autant aux moyens habituels de l’i­den­ti­fi­ca­tion. Plus exacte­ment, le mono­logue pro­duit chez Oliveira un effet de vérité, dont béné­fi­cie non pas le cadre nar­ratif de la fic­tion, mais celui, propre­ment filmique, de l’im­age : l’au­then­tic­ité, la vérité, la réal­ité qui s’ex­posent à nu, c’est celles de l’ac­teur, de la sit­u­a­tion, d’un hic et nunc immatériel, dont resplendis­sent ultérieure­ment les images qui en ont été con­servées.

Avec MON CAS, se pré­cise notre autre hypothèse. Le dis­cours du per­son­nage prin­ci­pal appar­tient au reg­istre du mono­logue ; mais les mod­i­fi­ca­tions qu’impri­me une util­i­sa­tion mali­cieuse de la caméra font de ce mono­logue une vari­a­tion orig­i­nale sur la notion de crise. De sur­croît, lorsque les divers per­son­nages ten­tent de pren­dre la parole, comme on prend le pou­voir, c’est d’abord pour se la pren­dre. L’im­pos­si­bil­ité de par­ler quand on ne s’é­coute pas se traduit par l’in­ter­dic­tion qui est faite d’oc­cu­per ensem­ble le champ cir­con­scrit par la caméra : pren­dre la parole, c’est d’abord la vol­er à l’autre en l’empêchant de se tenir dans le cadre. Aus­si l’équa­tion gros plan et mono­logue se véri­fie-t-elle ; mais en redou­blant le mono­logue par l’im­age, Oliveira satu­re une sit­u­a­tion engagée en effet sous le signe de la crise. La crise du per­son­nage ne passe pas seule­ment par un verbe log­or­rhéique qu’il serait impos­si­ble de canalis­er, c’est le corps même de l’ac­teur qui porte en lui la crise, qui débor­de lit­térale­ment. Peu importe alors si le texte enten­du appar­tient encore au corps vu à l’écran, ou si dans cette apothéose du solil­oque, d’autres textes vien­nent par­a­siter cette présence de trop qu’est« un cas ».

Le mono­logue est donc bien l’ana­logue du gros plan : gros plan sur la voix, gros plan sur le lan­gage et le verbe qui n’ar­riverait pas, sinon, à s’in­car­n­er réelle­ment. Mais si la voix est tou­jours dans la bande-son, le mono­logue filmé donne par­fois l’il­lu­sion que la voix est filmée, que la parole est dans l’im­age, est l’im­age elle­ même. Ce n’est pas le corps qui s’im­matéri­alise, c’est le souf­fle qui se fait chair : encore une his­toire d’incar­nation, en somme.

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De cette équiv­a­lence men­tale du mono­logue et du gros plan, j’eus la con­fir­ma­tion en inter­ro­geant le sou­venir que nous conser­vons d’un film ou d’un spec­ta­cle. Quand je retiens la presta­tion d’un acteur, c’est en l’iso­lant du cadre qu’il partage avec ses cama­rades de pla­teau, et je souligne alors un moment, — pour l’ac­cent d’une dic­tion, pour la joie d’un tim­bre mys­térieuse­ment appar­ié en bouche à une épais­seur de langue, que sais­ je. Comme un prélève­ment opéré sur la con­ti­nu­ité de la représen­ta­tion : même pas un tableau, séparé de la scène jouée dans sa total­ité, mais plutôt un encart, qui s’isole en se lais­sant cern­er d’un trait. Quelque chose comme un instant remar­quable.

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