LE MONOLOGUE ET SON DOUBLE

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LE MONOLOGUE ET SON DOUBLE

Le 23 Juin 1994
Patrick Descamps dans OUI, d'après Thomas Bernhard, adaptation de Michèle Fabien, mise en scène de Marc Liebens, Ensemble Théâtrale Mobile, Bruxelles. Photo Marc Trivier

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Patrick Descamps dans OUI, d'après Thomas Bernhard, adaptation de Michèle Fabien, mise en scène de Marc Liebens, Ensemble Théâtrale Mobile, Bruxelles. Photo Marc Trivier
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NOTRE SADE, ma pre­mière pièce, était une dérive à par­tir des LETTRES DE VINCENNES ET DE LA BASTILLE, et à l’époque, il me parais­sait évi­dent que le locu­teur fût seul en scène, aus­si seul que l’é­tait Sade dans sa prison.

En ce qui con­cerne Jocaste, je n’ai jamais pu l’ima­giner en grande con­ver­sa­tion avec qui que ce soit : il me sem­blait au con­traire qu’ayant été lâchée par tout le monde, y com­pris les auteurs dra­ma­tiques qui après Sopho­cle ont écrit des Œdipe, mais pas des Jocaste, elle ne pou­vait être que seule en scène.

Quant à l’adap­ta­tion de OUI : le réc­it de Thomas Bern­hard étant celui d’un homme seul, il n’é­tait pas ques­tion de touch­er à cette forme-là.

C’est dire qu’au mo­ment où nous les produi­sions (dans l’écri­t­ure ou dans la mise en scène), ces mono­logues, nous n’avons jamais inter­rogé cette forme, elle nous parais­sait éviden­te, nor­male, allant de soi, con­venant bien au sujet, etc.
Et voilà qu’in­vitée à réfléchir sur la chose, je com­mence par con­sul­ter des dic­tio­n­naires, et je m’aperçois qu’au départ, le con­cept n’ex­iste qu’au théâtre : c’est seule­ment en 1811 que « le mot est passé clans l’usage général au sens de long dis­cours d’une per­son­ne qui oublie la présence de ses inter­locu­teurs» ; c’est ce que nous dit le DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE. Je décou­vre aus­si que ce mot a tou­jours eu un sens quelque peu péjo­ratif. Dans un vieux dic­tio­n­naire de 1884, je ne trou­ve cet « emploi » — si j’ose dire — qu’au théâtre : « Scène d’une pièce de théâtre où un per­son­nage est seul et se par­le à lui-même », et en italique, s’a­joute un triste commen­taire : « Les mono­logues arrê­tent l’ac­tion et man­quent sou­vent de vraisem­blance ». Le mono­logue n’ap­pa­raît donc même pas comme un genre en soi, il s’in­sère dans une pièce « nor­male » et il en est comme un défaut, puis­ qu’il arrête la sacro-sainte action. Pau­vre mono­logue !

Pour­tant, une action, il y en avait une dans NOTRE SADE, puisqu’il s’agis­sait d’amen­er un per­son­nage à sor­tir de son enfer­me­ment et à s’i­den­ti­fi­er lui-même en se débar­ras­sant du grand mod­èle trans­gres­sif (Le Mar­quis) qui lui colle à la peau, l’en­velop­pant comme une coquille, la noix ou comme la chrysalide, le papil­lon. Heureux temps, grandiose époque, que celle de la Révo­lu­tion, de la Trans­gres­sion, du Matéri­al­isme mil­i­tant, du Sexe défla­grant !

Que peut le per­son­nage d’au­jour­d’hui face à une telle référence ? Ce per­son­nage n’a pas d’i­den­tité : il n’est pas Sade ; il n’est même pas néces­saire­ment son con­tem­po­rain — écrit en 1979, il est for­cé­ment plus proche de nous que de lui‑, il n’est donc pas son voisin de cel­lule et il n’a pas vrai­ment de sexe — la pièce fut écrite au mas­culin, mais se trans­posa facile­ment au féminin quand Sylvie Mil­haud la joua‑, mais s’il ne cherche pas, à pro­prement par­ler, son iden­tité, il tend vers ce qu’on pour­rait appel­er une nais­sance. C’est un véri­ta­ble com­bat qu’il mène avec Sade tout au long de la pièce, à tra­vers des embryons de jeux de rôles où il joue Sade, bien sûr, mais aus­si la Mon­treuil, par exem­ple. Il con­voque donc des inter­locu­teurs dont il est à la fois le parte­naire et la con­séquence : sans Dona­tien de Sade, pas de « Notre Sade»… Et ce com­bat qu’il mène avec une his­toire qui l’en­com­bre et ne sera jamais la sienne, se ter­mine, on peul le dire, par une victoi­re, mod­este et plus pro­grammatique qu’ac­com­plie, mais vic­toire quand même.

Marc Liebens, le met­teur en scène l’avait bien com­pris, puisqu’il avait fait jouer le dernier frag­ment sur le prosce­ni­um, devant le rideau qui s’é­tait bais­sé entre-temps. S’é­tant débar­rassée de la cara­pace-Sade, Sylvie Mil­haud fai­sait mine en même temps de vouloir sor­tir de l’en­fer­me­ment-théâtre pour se lancer (enfin !) dans une exis­tence plus autonome et qui avait peul-être à voir avec du réel.

Com­bats, ini­ti­a­tion, nais­sance… Ne sont-ce pas là les ingré­di­ents d’une action, même si elle est imagi­naire et qu’elle ne se joue qu’à l’in­térieur d’une seule tête ?

Que Jocaste ne rassem­ble pas autour d’elle Œdipe, Tirésias, le chœur et le Coryphée, cela me parais­sait nor­mal, mais qu’elle par­lât seule me fai­sait peur : je ne voulais pas que sa parole devint ressasse­ment inutile. D’autre part, qu’elle s’adresse directe­ment au pub­lic me parais­sait un peu facile : un per­son­nage de fic­tion ne peut pas com­mu­ni­quer aus­si sim­ple­ment avec le pub­lic qui se trou­ve, lui, dans le réel. Il m’a donc plu que quel­ qu’un l’é­coutât fût-ce d’une oreille dis­traite ou… musi­cale. Si réponse il y avait, elle ne pou­vait faire sens, à peine relance, puisqu’il était muet, le musi­cien. Jocaste n’avait donc que ses mots pour exis­ter : de l’Autre, rien ne pou­vait venir.

Patrick Descamps dans OUI, d’après Thomas Bern­hard, adap­ta­tion de Michèle Fabi­en, mise en scène de Marc Liebens, Ensem­ble Théâ­trale Mobile, Brux­elles. Pho­to Marc Triv­i­er

Je con­sulte le DICTIONNAIRE ÉTYMOLOGIQUE de Bloch et Von Wart­burg, et je con­state que « mono­logue » a été fait sur le mod­èle de « dia­logue» ; « dia­logue », donc, est antérieur. Comme si la soli­tude venait tou­jours après… L’his­toire se fait d’abord ; ensuite, elle se racon­te. C’est bien vrai. Quand Homère a écrit L’ILIADE, la guerre de Troie avait eu lieu et tous les héros étaient morts !

Mais Jocaste, il me sem­ble, racon­te moins l’his­toire d’Œdipe qu’elle ne se racon­te elle, à tra­vers cette his­toire. Et encore, « racon­ter », est-ce le verbe qui con­vient ? Dans ce texte, il y a « Je », « Tu », « Il », « Elle », ce ne sont pas des noms, seule­ment des pronoms, mais quand même, cela peut faire de inter­locu­teurs. Et si « Il » est, la plu­part du temps, facile­ment iden­ti­fi­able à Œdipe, comme « Tu » peut l’être au musi­cien ou au pub­lic, « Elle », par con­tre, c’est Jocaste, mais une autre, pas celle qui aujour­d’hui dit « je », mais celle qui autre­ fois s’est jugée avec les yeux du monde antique, celle qui fut comme elle dit : « immonde et sui­cidée ». C’est donc bien à un dia­logue que nous assis­tons, pas un com­bat comme dans NOTRE SADE, mais un dia­logue entre deux Jocaste, l’an­tique qui s’est pen­due et la mod­erne qui se par­le. De par­ler, je pense qu’elle tente de se con­stituer ; de par­ler à l’autre Jocaste je veux dire.

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Michèle Fabien
Michèle Fabien est l'auteur de plusieurs textes de théâtre: JOCASTE, NOTRE SADE, SARA Z, TAUSK,...Plus d'info
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