MALAGA, c’est la destination qu’ont choisie Astrid et Lucien pour un voyage organisé, bas-de-gamme et probablement tristounet, au cours duquel ils espèrent résoudre la crise du couple chronique qui entre eux se creuse et s’installe, à l’image peut-être de celle qui ébranle en profondeur la société tout entière. Bloqués par une grève des trains dans la salle d’attente d’une gare, quelque part en Wallonie, ils commencent d’abord par s’impatienter, puis en viennent assez vite à douter de la possibilité d’atteindre en temps utile l’aéroport de Zaventem, d’où ils doivent dans quelques heures s’envoler vers leur paradis petit bourgeois. Pour compagnon d’infortune, ils rencontrent un homme, Flambard, dont la voiture est tombée en panne et qui doit pourtant, lui aussi, se rendre impérativement à Bruxelles le lendemain matin pour se présenter devant le juge : une ultime confrontation doit décider définitivement de son divorce par consentement mutuel. Un quatrième personnage se joint à eux, une femme, Amanda, plus paumée dans sa tête et dans sa vie « en général » qu’à cause d’une situation bien précise : au chômage, seule, incapable de retenir un homme, guettée par la déprime et la prostitution, elle a, de la fenêtre de sa chambre, été irrésistiblement attirée par la détresse et le désœuvrement des trois autres, condamnés par le hasard, au moins pour quelques heures, à partager sa galère…
C’est dire que les questions du couple, de la vie à deux, de la rupture et de la solitude sont ce qui confère sa véritable unité à une situation en apparence artificielle et disparate. D’ailleurs, Astrid et Lucien ne reviennent-ils pas du (re)mariage de la mêre de Lucien avec celui qui fut autrefois le fiancé d’Astrid, cette Astrid dont la crise d’identité se manifeste non seulement par l’irrésistible attirance qui la précipite de nouveau dans les bras de cet ancien amant, mais aussi par le changement de prénom que lui a imposé Lucien (puisque « Anna », son vrai prénom est aussi le prénom de samère!) et, surtout, par la mythomanie dont nous allons découvrir l’ampleur dans les dernières minutes de la pièce et qui, rétrospectivement, précipitera dans des abîmes de suspicion et de perplexité tout ce à quoi nous avions sincèrement adhéré ? C’est en effet par la découverte tardive du mensonge, du leurre, de la fiction, que Paul Emonda choisi de nous faire partager la crise d’identité de ses personnages et tous les doutes, atermoiements et tergiversations qui les neutralisent ou paralysent leur action plus encore que les pannes d’automobile ou les grèves de chemin de fer. Car au bout du compte, au fil de toutes ces paroles échangées, fausses ou vraies, qui constituent l’unique action de la pièce (Paul Emond aime à exalter la fonction « performative » du langage), aucun des personnages ne sait plus vraiment où sont ses désirs et ses envies les plus intimes : le divorce de Flambard et le voyage à Malaga d’Astrid et de Lucien sont, d’un même mouvement, déboutés de leur statut utopique d’issue ou de solution « miracle » au malaise ambiant. La salle d’attente, quelques minutes plus tôt encore si bien nommée, devient le lieu métaphorique de l’impasse, de la mise en doute et en crise du désir, du libre-arbitre, de la faculté de prendre et d’assumer la moindre décision. Comme si le blocage économique et politique de la société venait opportunément légitimer — salutaire alibi ! — un empêchement plus intime, plus individuel, qu’en bonne dialectique les conjonctures sociale et idéologique auront d’ailleurs contribué à déterminer.
Reste à préciser que, comme le suggère la citation de Jean Genet placée en exergue, il s’agit bien d’une « comédie », et qu’en effet, plus que chez Ibsen ou Strindberg, c’est du côté de Labiche, de Feydeau et du vaudeville qu’il faudrait chercher une filiation à Malaga, tant les comportements mesquins et étriqués des personnages induisent d’humour et de dérision à ce grand déchirement, à cette immense indécision généralisée du couple, de la jouissance, et de la vie.
« Malaga » de Paul Emond
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