Norbert Mobyem Mikanza, un dramaturge au cœur de la société zaïroise

Norbert Mobyem Mikanza, un dramaturge au cœur de la société zaïroise

Le 18 Juin 1995

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Théâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre d'Afrique Noire-Couverture du Numéro 48 d'Alternatives Théâtrales
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Abor­der l’œuvre du dra­maturge zaïrois Mikan­za, c’est abor­der une réal­ité fon­da­men­tale du théâtre africain : son impli­ca­tion dans la réal­ité sociale et poli­tique, son rôle « d’éveilleur des con­sciences » et sa fonc­tion péd­a­gogique. Les qua­tre pièces analysées ici cor­re­spon­dent à qua­tre moments de l’histoire du Zaïre sous Mobu­tu. 

AU ZAÏRE, la « muta­tion » des indépen­dances a redonné une place priv­ilégiée au théâtre, moyen d’ex­pres­sion et de com­mu­ni­ca­tion plus immé­di­at que l’écrit, et plus accordé à la tra­di­tion orale et gestuelle des cul­tures africaines.
Pen­dant la coloni­sa­tion belge, la tra­di­tion orale noire était entrée en con­flit avec l’écri­t­ure et la langue française, et cela au détri­ment de l’énorme bagage cul­turel qui s’ex­pri­mait jusque-là dans les rites, les fêtes, les fétich­es, les masques. D’au­tant que les Con­go­lais de l’époque colo­niale ne pou­vaient jouir, en tant que théâtre offi­ciel, que d’une dra­maturgie essen­tielle­ment fran­coph­o­ne, de tra­di­tion occi­den­tale didac­tique religieuse. Reste que, dans ce con­texte, et dans les quinze dernières années du régime colo­nial, on voit sur­gir un homme de théâtre poly­mor­phe, Albert Mon­gi­ta, sans lequel une bonne part du théâtre zaïrois con­tem­po­rain ne s’ex­pli­querait pas.
Avec l’indépendance poli­tique explose peu à peu plus net­te­ment un théâtre qui recom­mence à faire couler du sang zaïrois dans ses veines.
Par­mi les per­son­nal­ités qui pren­nent en charge cette mis­sion : Nor­bert Mobyem Mikan­za1. Intel­lectuel polyé­drique et engagé, Mikan­za con­stitue un excel­lent repère de l’évolution théâ­trale de son pays. Ses spec­ta­cles par­courent en effet toutes les étapes de l’aventure sociopoli­tique et cul­turelle du Zaïre.
Avec Mikan­za, la métaphore théâ­trale entend exprimer les con­flits et les con­tra­dic­tions de la généra­tion pleine d’en­t­hou­si­asme qui pas­sa du régime colo­nial à celui du prési­dent Mobu­tu. Celui-ci entendait se servir de la scène pour mobilis­er le citoyen. Aus­si, le nou­veau gou­verne­ment zaïrois crée-t-il un Théâtre Nation­al dont Mikan­za devien­dra le directeur. 

En 1969, sur une idée du Min­istre de la Cul­ture, Paul Mushi­ete, Mikan­za met en scène PAS DE FEU POUR LES ANTILOPES2 , pièce en trois actes et un inter­mède, qui invite à la sauve­g­arde de la terre, de la flo­re, et au tra­vail des champs.3
Pas d’u­nité de temps (l’histoire se déroule en plusieurs jours), ni de lieu (il y a deux vil­lages et un troisième endroit « neu­tre » ), ni d’ac­tion (chaque vil­lage a sa chronique). Une forme de reprise de la tra­di­tion zaïroise et des rythmes sécu­laires qui ponctuent sa vie.
Le pre­mier acte nous présente le chef, Man­ga, bon vivant, insou­ciant du futur, con­scient de sa posi­tion sociale, mais peu soucieux de ses respon­s­abil­ités face aux prob­lèmes de famine et de mis­ère de son vil­lage. Man­ga s’ob­s­tine à pour­suiv­re une tra­di­tion — le feu de brousse — désor­mais dépassée et nuis­i­ble. En réal­ité, ce chef se laisse com­plète­ment entraîn­er par les cou­tumes de ses aïeux. C’est pourquoi, il se con­fie à son sor­ci­er Diti­ti, qui devient le déten­teur d’un sys­tème de con­tre-pou­voir très fort. Diti­ti est l’in­ter­mé­di­aire entre les hommes et les divinités sur­na­turelles : 

« DITITI : Chef Man­ga, les esprits et nos ancêtres t’accordent force et san­té. Sages nota­bles de Kip­wala, ma béné­dic­tion repose sur vous. 
CHEF : Salut Grand Sor­ci­er Diti­ti, ini­tié au secret dia­logue avec nos pères. » (p. 10) 
Comme son chef, Diti­ti est le témoin de la tra­di­tion. Avec lui, le texte se plaît à altern­er proverbes et images typ­iques : 

« MANGA : LE chien a qua­tre pattes, mais il ne peut suiv­re qu’un seul chemin. 
DITITI : Ain­si par­lait la sagesse par la bouche des anciens. » (p. 14) 
Si Man­ga appa­raît comme un roi assez naïf, obstiné­ment rivé aux œil­lères de la tra­di­tion du feu de brousse, Diti­ti n’est pas un sor­ci­er « clas­sique » : il est — et veut être — le trait d’u­nion entre les morts et les vivants, mais il n’est pas à pro­pre­ment par­ler mag­ique ou malé­fique. Il est une arme dont se sert le dra­maturge pour dif­fuser son mes­sage. Instru­ment fonc­tion­nel aux traits ludiques, il rap­pelle le « fool » shake­spearien qui se per­met de tout dire, même con­tre la tra­di­tion. En ce sens, il est para­dox­al, et, comme l’écrit Le dra­maturge et cri­tique À.B. Lat­ere à ce pro­pos : « La dernière con­tra­dic­tion qui appa­raît aux yeux du cri­tique, et peutêtre à ceux du spec­ta­teur, c’est lorsque le sor­ci­er qui s’est présen­té comme le défenseur de la cou­tume pour éviter la colère des ancêtres, s’op­pose, para­doxale­ment, au tra­di­tion­nel feu de brousse au nom de l’avenir. »4 

Diti­ti fait cohab­iter un côté « tra­di­tion » et un côté « moder­nité » tout en dif­fu­sant plutôt le par­fum tri­om­phant de ce dernier. Ce com­porte­ment « pro­gres­siste » rejoint le pro­jet des fab­ri­cants du nou­veau Zaïre. Ils se ser­vent de lui pour arrondir les vieux angles au nom de l’amélioration sociale. Il est d’ailleurs patron­né par l’équipe qui chal­lengera Man­ga et les siens dans le match opposant tra­di­tion­al­istes et mod­ernes. 

Ces derniers entrent sur le ter­rain au deux­ième acte. Ils sont com­mandés par leur chef Mukoko. À la dif­férence de Man­ga, Mukoko est « dynamique », prag­ma­tique. Il est aus­si préoc­cupé par le futur : 

« Ce qui compte, ce n’est pas d’en finir avec la faim que l’on a aujourd’hui, mais aus­si de prévoir celle plus âpre peut-être qui nous tenaillera demain. » (p. 36) 

Muson­gi, le sor­ci­er de Mukoko n’a pas le même poids que Diti­ti. Il n’est somme toute « qu’un écho de ce dernier ; mais un écho faible »5. En tant que fig­ure tra­di­tion­nelle, il est toute­fois l’in­ter­mé­di­aire des aïeux : « Ancêtres de Ben­ga qui habitez à présent le pays heureux de l’au-delà, nous vous salu­ons. Vous nous avez vus tan­tôt rassem­blés pour étudi­er ce qu’il faut faire pour le bon­heur de notre vil­lage. Nous avons sauve­g­ardé la cou­tume telle que vous nous l’avez léguée. Nous voulons que la sai­son des chas­s­es et des marchés qui com­mence, nous soit favor­able. Si vous êtes fâchés con­tre nous, apaisez votre colère. Voici un coq blanc que nous vous immolons. (…) Voici de ce vin que vous aimiez pour étanch­er votre soif. » (p. 38) 

Au troisième acte, au moment où la ten­sion amusée, voire euphorique, du spec­ta­cle atteint son acmé (avec la « guerre des dans­es » entre les deux chefs), il y a con­ver­gence com­porte­men­tale des deux sor­ciers (Diti­ti et Muson­gi invo­quent la force de leurs ancêtres pour vain­cre l’en­ne­mi). Mais, il y a un seul gag­nant : Mukoko qui impose la dis­pari­tion du feu de brousse pour les deux vil­lages. De cette vic­toire du pro­grès, Lat­ere donne l’in­ter­pré­ta­tion suiv­ante : « Deux inter­pré­ta­tions nous parais­sent plau­si­bles : où Mukoko tri­om­phe par la force des ancêtres qui sont inter­venus à la suite de l’infusion opérée par Muson­gi ;ou il n’y a eu aucune inter­ven­tion des puis­sances sur­na­turelles. La force des cir­con­stances jouerait dans Le sec­ond cas, surtout que Man­ga doit être miné par la famine qui sévit dans son vil­lage. »6 

En dra­maturge sub­til et en poli­tique avisé, Mikan­za a lais­sé la ques­tion ouverte. Il con­tente les adeptes et Les néga­teurs de la tra­di­tion, et il réalise surtout la fonc­tion référen­tielle de sa pièce. Pour le dra­maturge et le régime poli­tique, l’important est alors de pro­mou­voir la crois­sance de la société zaïroise et d’élim­in­er une série de mœurs ances­trales qui font obsta­cle à la mod­erni­sa­tion. C’est l’époque où le régime du prési­dent Mobu­tu accélère la « zaïri­an­i­sa­tion » des biens et espère favoris­er la relance de l’agriculture et de la métal­lurgie. 

1977 voit naître une autre pièce : PROCÈS À MAKALA7. Aux espaces en plein air de PAS DE FEU POUR LES ANTILOPES, se sub­stitue un endroit clos : la prison. En lieu et place des per­son­nages tra­di­tion­nels (chefs, sor­ciers, nota­bles, vil­la­geois), des types « urbains » (l’as­sas­sin, la femme, Le voleur, le garçon). À la dif­férence de PAS DE FEU…, où le mes­sage didac­tique était caché sous la drô­lerie et la fête assour­dis­sante des per­son­nages, ici, la volon­té péd­a­gogique se rend vis­i­ble tout au long de la pièce. On la retrou­ve explic­itée dans le résumé de la pièce qu’en donne l’auteur lui-même : 

« Dans la prison de Makala, la con­ver­sa­tion entre trois pris­on­niers est bru­tale­ment inter­rompue par l’arrivée d’un jeune détenu de quinze ans env­i­ron. Le nou­veau venu pleure à fendre l’âme : il se dit inno­cent. Alors que la Femme pris­on­nière, émue, voudrait con­sol­er le jeune homme, les deux autres, c’est-à-dire le Voleur et l’Assassin, lan­cent des quoli­bets avant d’être gag­nés à leur tour par la pitié. C’est ain­si que les trois pris­on­niers en arrivent à recon­naître leur respon­s­abil­ité dans la con­duite des jeunes dans la société. La prison se trans­forme alors en tri­bunal devant lequel Les trois adultes vont dérouler le film de leur vie antérieure, qui jus­ti­fie leur présence der­rière les bar­reaux. (…) Ce procès dans la prison se trans­forme en un procès de la société. (…) Hélas, la société est sou­vent injuste à l’égard des inno­cents : ceux-là mêmes qui vien­nent de recon­naître leur respon­s­abil­ité dans la déten­tion du Garçon béné­fi­cient d’une mesure de grâce. Le scan­dal­isé demeure en prison. Toute­fois, le procès de Makala aura servi à quelque chose : les trois adultes libérés s’en vont le cœur lourd et la con­science pleine de bonnes réso­lu­tions. »8 

La pièce s’est moulée dans des formes occi­den­tales avérées. Mikan­za réin­tè­gre en effet le sys­tème des trois unités. Un seul lieu, la prison, qui con­tient les sousensem­bles des flash-back imag­i­naires. Le temps est au présent. Un présent à dou­ble épais­seur — réelle et scénique — avec de spo­radiques « sauts d’écrevisse ». L’ac­tion, enfin, con­cerne le moment du repen­tir dans une sit­u­a­tion de puni­tion — ce qui implique en même temps de vieilles caus­es (le mau­vais com­porte­ment) et de nou­veaux buts (les bonnes réso­lu­tions pour le futur) . 

Tout cela se déroule devant les yeux du lecteur/spectateur au tra­vers de per­son­nages à dimen­sion religieuse — là aus­si d’origine « occi­den­tale » — puisque le garçon con­damné injuste­ment est une sorte de Christ. 

« LE GARÇON : Non, je ne veux pas. Non, non, c’est injuste. Sortez-moi d’i­ci. Non, oh ma pau­vre maman, viens au sec­ours de ton pau­vre enfant. Je suis inno­cent. Qu’ai-je fait ?C’est injuste ! oh non ! » (p. 18) 

On y trou­ve aus­si les deux lar­rons de l’Écriture. Le mau­vais prend les traits de l’Assassin et du Voleur. Le bon lar­ron, par con­tre, est incar­né par le per­son­nage de la Femme qui s’émeut à la vue d’un si jeune garçon dans une prison : 

« Com­ment pou­vez-vous avoir le cœur aus­si dur ? Com­ment pou­vez-vous être insen­si­bles à la douleur de ce garçon ? » (p. 20) 

L’at­mo­sphère chris­tique est fon­cière. Au moment où le jeune garçon avoue qu’il fait par­tie d’une organ­i­sa­tion de hors-la-loi com­mandée par un chef, le Voleur bas­cule dans le repen­tir : « debout et raide », il bégaye un « c’est … c’est moi ». Il n’est pas le vrai coupable, mais « c’est tout comme ». (p. 22) 

Au fur et à mesure que le Garçon racon­te son his­toire digne de com­miséra­tion (il appar­tient à une famille trop nom­breuse, sa mère est morte, son père ne s’ac­quitte pas de ses devoirs), les deux hommes voient s’effriter peu à peu leur dureté, tan­dis que la Femme, qui était déjà ini­tiée à la pitié, nous amène pour un instant dans ces feuil­letons améri­cains des années’50 où les per­son­nages féminins pleur­nichent sans fin alors que les héros mas­culins jouent les « durs ». 

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Écrit par Cristina Marcone
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