La qualité picturale des pièces récentes de Howard Barker

La qualité picturale des pièces récentes de Howard Barker

Le 16 Mai 1989

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
57
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

DEPUIS LE DÉBUT des années 1970, Howard Bark­er est présent en per­ma­nence sur la scène anglaise avec, jusqu’à ce jour, plus de trente pro­duc­tions de pièces, dont plusieurs ont été mon­tées par la Roy­al Court et la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny. Mal­gré sa renom­mée inter­na­tionale, ses rela­tions avec ceux qui font la loi dans le monde théâ­tral se gâtent. Le courant idéologique et matéri­al­iste qui influ­ence les ten­dances esthé­tiques et cri­tiques du théâtre bri­tan­nique depuis quar­ante ans explique pourquoi une oeu­vre d’une telle puis­sance imag­i­na­tive et poé­tique, quoique quelque peu « héré­tique », est mal­heureuse­ment de moins en moins estimée dans la Grande Bre­tagne d’au­jour­d’hui. Par­mi les cri­tiques de Bark­er, David Jan Rabey con­sid­ère son théâtre comme une « provo­ca­tion devant des idéolo­gies puristes ».
Charles Lamb trou­ve dans une théorie post­mod­erniste et sa « paresthésie » la per­spec­tive théorique qui con­vient au théâtre de Bark­er. Le dra­maturge lui-même, nous ori­ente vers la com­préhen­sion de son oeu­vre lorsqu’il emploie le mot « Pos­si­bil­ités » comme titre col­lec­tif d’une série de dix pièces de théâtre cour­tes (THE POSSIBILITIES, 1988).
Pour moi, le théâtre de Bark­er est depuis tou­jours un théâtre de pos­si­bil­ités infinie impéné­tra­bles et impos­si­bles qui engen­drent des con­flits de per­son­nages et d’idées, des trans­for­ma­tions, dis­pari­tions et devenirs infi­nis.
Plusieurs thèmes qui revi­en­nent dans le théâtre de Bark­er, tels que la recherche de soi et de l’autre, le désir, le pou­voir, la séduc­tion, le mal, la souf­france, la douleur, la mort et la vio­lence, ont été étudiés par la cri­tique.
Pour Charles Lamb la théorie de la séduc­tion de Jean Bau­drillard est un « con­cept-clé » à la fois de l’analyse du texte et de la mise en scène des pièces de Bark­er. L’analyse de Lamb éclaire un des aspects du côté obscur de Bark­er, d’au­tant plus que son approche fait égale­ment référence à la théorie de l’ab­jec­tion de Julia Kris­te­va qui a par­tie liée avec la séduc­tion. Bark­er lui-même intro­duit par plaisan­terie le mot « abjec­tion » (comme une autre pos­si­bil­ité?) dans EGO IN ARCADIAL, l’une de ses dernières pièces. Bien que des pièces telles qu’(UNCLE) VANYA, la pièce de Tchekhov entière­ment réécrite, 1991), JUDITH (1992), EGO IN ARCADIA et MINNA (1993) soient tou­jours épiques, elles sont mar­quées par une fin trag­ique qui tourne autour des con­cepts d’ab­jec­tion et de mort auréolés de mélan­col­ie et de dés­espoir.
Dans son livre POUVOIRS DE L’HORREUR, Julia Kris­te­va décrit l’ab­ject : « S’il est vrai que l’ab­ject à la fois sup­plie et pul­vérise le sujet, on com­prend que l’ex­péri­ence est sen­tie à l’a­pogée de sa force lorsque le sujet, las d’es­say­er en vain de s’i­den­ti­fi­er à quelque chose à l’ex­térieur, décou­vre l’im­pos­si­ble en son for intérieur ; lorsqu’il se rend compte que l’im­pos­si­ble est l’essence même de son être, qu’il n’est rien d’autre qu’ab­ject. »
La descrip­tion de l’ab­ject de Kris­te­va va de pair avec l’e­sprit des pièces citées plus haut et con­firme donc mon impres­sion que Bark­er est un écrivain de l’ab­ject par excel­lence au même titre que Louis Fer­di­nand Céline, Georges Bataille, Antonin Artaud, ou … Niet­zsche.
Ce n’est pas par hasard que j’évoque Niet­zsche : les liens abon­dent entre les idées et les atti­tudes de Bark­er (con­cer­nant l’élitisme, la moral­ité, la souf­france, l’im­por­tance de l’in­stinct, le rôle de l’artiste, l’idée que beau­coup de ses per­son­nages sont des êtres excep­tion­nels et surhu­mains, qua­si­ment divins) et la pen­sée du philosophe — non seule­ment dans les pre­mières oeu­vres de Niet­zsche, telles que LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE (comme l’on aurait ten­dance à penser d’après le man­i­feste de Bark­er sur la tragédie dans son recueil d’es­sais ARGUMENTS FOR A THEATRE) mais égale­ment dans les dernières oeu­vres telles que LE CRÉPUSCULDEE SI DOLES et L’ANTÉCHRIS. Toute­fois, ce raison­nement pour­rait très bien faire l’ob­jet d’un autre exposé et je préfér­erais m’at­tarder sur les affinités des visions de Bark­er du mal et de la mort, dans le domaine lit­téraire, avec les « visions d’ex­cès » de Georges Bataille et les divers exposés d’An­tonin Artaud sur l’hor­reur. Ce sont tous deux des auteurs qui dérangent et dont les avis ne sont pas du tout partagés par Bau­drillard (dans sa dis­cus­sion sur la mort) ou par Kris­te­va (dans sa dis­cus­sion de l’ab­ject).
Chose curieuse, Charles Lamb écarte Artaud dans son étude sur Bark­er et Bark­er lui-même s’en méfie. À mon avis, il existe des préjugés con­tre le théâtre d’Ar­taud dans le monde du théâtre bri­tan­nique (il est évi­dent que les con­tra­dic­tions et extrav­a­gances d’Ar­taud lui-même en sont prin­ci­pale­ment respon­s­ables). On inter­prète mal sa théorie quand on y lit la destruc­tion de la parole : en fait elle prône l’u­til­i­sa­tion d’un lan­gage poé­tique, ryth­mique et sonore. Vu sous cet angle la théorie d’Ar­taud s’ap­plique au théâtre de Bark­er : ils ont des thèmes en com­mun tout comme une con­cep­tion com­mune de la fonc­tion du corps de l’ac­teur. Le texte ANATOMIE D’UN SANGLOT, qui fait par­tie des ARGUMENTS FOR A THE­ATREe, st un mer­veilleux exem­ple de ce qu’il pense qu’un acteur superbe est capa­ble de faire et doit faire sur scène. Pour moi, ce qui manque dans l’ap­proche de Lamb de la séduc­tion chez Bark­er, c’est l’analyse de la dimen­sion cor­porelle et celle du rôle du regard, une analyse phénoménologique de la séduc­tion, tout à fait dis­tincte ou même préal­able au lan­gage — une expéri­ence inévitable­ment sen­sorielle.
L’in­ter­pré­ta­tion phénoménologique que je pro­pose nous rap­proche d’un autre Howard Bark­er, cette fois non plus du dra­maturge mais du pein­tre qui tourne un regard curieux vers les corps des acteurs et du pub­lic.

CHRIST LOWERED
ON WIRES
Peinture de Howard
Barker.
90 x 90 cm,
huile sur toile.
CHRIST LOWERED ON WIRES
Pein­ture de Howard
Bark­er.
90 x 90 cm,
huile sur toile.

En par­courant l’oeu­vre dra­ma­tique de Bark­er, on remar­que l’in­térêt per­sis­tant qu’il porte à l’art pic­tur­al et aux artistes : le per­son­nage de l’artiste inter­vient dans NO END OF BLAME (1981), dans LES EUROPÉENS (1993), et dans TABLEAU D’UNE EXÉCUTION (1990) où il est le per­son­nage prin­ci­pal. Hans Hol­bein fig­ure par­mi les per­son­nages de BRUTOPIA (1989). Goya (sans doute l’un des pein­tres préférés de Bark­er) représente la cru­auté humaine et la souf­france dans ARGUMENTS FOR A THEATRE (cf. « Le Sourire de Goya »), un de ses tableaux est sur la cou­ver­ture de BITE OF THE NIGHT (1988), son por­trait au sourire sub­ver­sif a inspiré le livret de son opéra TERRIBLE MOUTH (1992), enfin cer­tains paysages du pein­tre resur­gis­sent de façon plutôt énig­ma­tique der­rière les corps pen­dus de MINNA (1993) tan­dis que, dans la même pièce, le sou­venir visuel du tableau de Wat­teau « Retour de Cythère » risque de pass­er inaperçu.
Le titre de EGO IN ARCADIA vient directe­ment du tableau de Poussin « Et in Arca­dia Ego » ; dans cette pièce où Poussin est le per­son­nage prin­ci­pal, Bark­er recrée l’am­biance des paysages du pein­tre et nous frappe par l’om­niprésence du regard, surtout celui de l’artiste. Il y tient, comme une par­o­die de soi, un long dis­cours qua­si­philosophique sur le regard : « Lorsque tu regardes dans les yeux d’un autre, que vois-tu ? Je te demande, que vois-tu ? Tu vois le reflet de toi-même. Il faut l’ad­met­tre !
Lorsque leurs pupilles se dila­tent, le plaisir que tu ressens n’est qu’un agran­disse­ment. Per­son­ne ne veut l’ad­met­tre.
L’il­lu­sion nour­rie de l’amour en est gâchée. Mais il faut admet­tre qu’il y a du courage intel­lectuel dans l’ar­tic­u­la­tion même. »

1
LR.A. Bits nr 3
1 LR.A. Bits nr 3
2
LR.A. Bits nr 1
2 LR.A. Bits nr 1

Tra­duc­tion : Mike Sens.

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
5
Partager
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
#57
mai 2025

Howard Barker

17 Mai 1989 — Los muertos abren los ojos a los que viven. (Hugh MacDiarmid, PERFECT) HÉÂTRE DE LA CATASTROPHE, tragédie, ou encore Trauerspiel…

Los muer­tos abren los ojos a los que viv­en. (Hugh Mac­Di­armid, PERFECT) HÉÂTRE DE LA CATASTROPHE, tragédie, ou…

Par Safaa Fathy
Précédent
15 Mai 1989 — SARAH HIRSCHMULLER: Comment avez-vous rencontré le théâtre de Howard Barker? Jerzy Klesyk: Une de mes amies, après avoir vu un…

SARAH HIRSCHMULLER : Com­ment avez-vous ren­con­tré le théâtre de Howard Bark­er ? Jerzy Klesyk : Une de mes amies, après avoir vu un de mes spec­ta­cles, m’a vive­ment con­seil­lé de m’in­téress­er à Bark­er. J’ai com­mencé à le lire,…

Par Sarah Hirschmüller
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total