Un rêve sur Shylock (fragment d’un roman au quotidien, 1993)
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Un rêve sur Shylock (fragment d’un roman au quotidien, 1993)

Le 21 Nov 2025
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
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ASSIS CE MATIN-LÀ, c’é­tait il y a deux ans, dans le T.G.V. entre Poitiers et Paris, en face d’un ecclési­as­tique qui, je m’en sou­viens comme si c’é­tait hier, por­tait une énorme ver­rue sur le nez, je m’ap­prê­tais à repren­dre la lec­ture de DES ARBRES À ABATTRE, le roman de Thomas Bern­hard que j’avais posé sur mes genoux, et je repen­sais, frileuse­ment recro­quevil­lé au fond de mon siège, à la lec­ture publique que Guy Pion avait faite la veille, dans le cadre des journées de Poitiers sur Le théâtre, de l’étonnant 26 BIS, IMPASSE DU COLONEL FOISY de René-Daniel Dubois dont, dès cette pre­mière écoute, le car­ac­tère atyp­ique m’avait forte­ment intéressé — on en a vu, depuis, la mise en scène par Michel Tan­ner, avec le même Pion comme acteur prin­ci­pal —, je repen­sais aus­si au dîn­er qui avait suivi cette lec­ture et où, dans un restau­rant non loin de la cathé­drale, j’avais retrou­vé Pion et Tan­ner par­mi les nom­breuses per­son­nes présentes mais sans guère leur par­ler tout d’abord, embar­qué que j’avais été dans une dis­cus­sion avec d’autres con­vives, de sorte que le dîn­er était déjà bien avancé lorsque nous avions entamé, Pion, Tan­ner et moi-même, une con­ver­sa­tion sur les choses du théâtre, et qu’as­sis dans le T.G.V. entre Poitiers et Paris et repen­sant à cette soirée qui s’é­tait à vrai dire pro­longée fort tard, dans le restau­rant non loin de la cathé­drale tout d’abord, puis dans un bistrot non loin de mon hôtel — et les ver­res de vin avaient suc­cédé aux ver­res de vin, puis, si mes sou­venirs sont exacts, les ver­res de bière aux ver­res de bière —, je me retrou­vais pourvu de l’inévitable mal de tête des lende­mains de ce genre de soirée, regar­dant vague­ment le paysage qui défi­lait sous mes yeux et retar­dant de quelques instants le moment où j’al­lais repren­dre ma lec­ture, repen­sant aus­si à cette con­ver­sa­tion avec l’im­pres­sion que ce qui s’é­tait passé là, dans le hasard de ces retrou­vailles impromptues de Poitiers avec Tan­ner et Pion, fai­sait par­tie de ces ren­con­tres où des inter­locu­teurs s’emploient brusque­ment, pen­sais-je, à se nour­rir mutuelle­ment et d’une manière si sub­stantielle de leurs pas­sions et obses­sions com­munes ou voisines, que c’est vio­lem­ment stim­ulés et con­fortés dans ces pas­sions ou obses­sions, presque repus même — pour un instant en tout cas —, qu’ils ressor­tent de tels échanges, pen­sais-je encore, nous avions longue­ment par­lé de quelques pièces et de quelques auteurs qui nous tenaient par­ti­c­ulière­ment à cœur, de même que de bien d’autres choses du théâtre aux­quelles je repen­sais égale­ment dans ce T.G.V., tout en détour­nant mes yeux du vague paysage qui défi­lait pour regarder le con­trôleur réveiller sans pitié l’ecclésiastique qui venait de s’en­dormir en face de moi et lui réclamer son titre de trans­port, bien vite avaient été pronon­cés les noms de Que­neau, d’Euripide et de Shake­speare, par exem­ple, longue­ment nous avions par­lé de SALLY MARA dont Pion rêvait depuis tou­jours de mon­ter une adap­ta­tion, et, tout en atten­dant patiem­ment, dans ce T.G.V. entre Poitiers et Paris, que passe mon mal de tête, le grand lecteur de Que­neau que j’é­tais imag­i­nait déjà com­ment le fameux Tiens bon la barre, Sal­ly ! pour­rait scan­der un spec­ta­cle où ferait mer­veille la cocasserie de lan­gage et de sit­u­a­tion pro­pre au père de Zazie, c’est presque en bougonnant que l’ec­clési­as­tique a sor­ti d’un porte­feuille qui parais­sait être du véri­ta­ble cuir de croc­o­dile — ce qui m’a fait sourire — un titre de trans­port qu’il a ten­du au con­trôleur, tan­dis que, frileuse­ment recro­quevil­lé au fond de mon siège et me pré­parant enfin à repren­dre ma lec­ture, je ne pou­vais m’empêcher de fix­er à nou­veau l’énorme ver­rue qu’il por­tait sur le nez, oui, quel superbe spec­ta­cle l’on pour­rait faire avec Sal­ly Mara, me dis­ais-je encore, remar­quant alors qu’à son tour l’ecclésiastique me fix­ait de son air bougon, sans doute trou­vait-il trop insis­tante l’observation que je fai­sais de sa ver­rue, de sorte que l’in­stant d’après je regar­dais à nou­veau défil­er le vague paysage, ne désir­ant pour­tant pas détourn­er tout de suite mes pen­sées de la longue et heureuse con­ver­sa­tion de la veille, réen­ten­dant notam­ment Tan­ner qui prononçait le nom de Shy­lock avec vivac­ité, c’est amu­sant cette manière toute per­son­nelle qu’il a de faire cla­quer la con­sonne finale du mot, me suis-je dit en repor­tant mon regard sur la ver­rue de l’ecclésiastique qui avait à nou­veau fer­mé les yeux, oui, quelle excel­lente idée de vouloir mon­ter LE MARCHAND DE VENISE et quel rôle mag­nifique Shy­lock pour­rait être pour Pion, un rôle dif­fi­cile sans doute, tout comme il s’agit d’une pièce dif­fi­cile à mon­ter, mais superbe et énorme, me suis-je dit encore, sans savoir bien enten­du qu’au moment où j’écrirais ceci, je serais en train de ter­min­er l’adap­ta­tion de cette pièce dif­fi­cile mais superbe et énorme, où Pion sera bien enten­du ce Shy­lock dont nous avions longue­ment par­lé la veille au soir à Poitiers, tout en buvant du vin dans le restau­rant près de la cathé­drale, puis, si je me sou­viens bien, de la bière dans le café près de mon hôtel, comme d’ailleurs je ne pou­vais pas savoir non plus, me dis-je aujourd’hui, tout en repen­sant à l’ecclésiastique bougon qui s’é­tait mis à ron­fler légère­ment et dont la ver­rue sur le nez me parais­sait plus énorme encore, qu’a­vant de traduire LE MARCHAND DE VENKSE j’au­rais réal­isé l’adaptation du JOURNAL INTIME DE SALLY MARA et qu’à l’heure présente les dates de représen­ta­tion de l’un et l’autre spec­ta­cle seraient déjà fixées et que nous envis­ageons même d’adapter égale­ment LES BACCHANTES d’Euripide dans un avenir proche ou loin­tain, et alors même que le désir de repren­dre la lec­ture de mon cher Thomas Bern­hard se fai­sait plus pres­sante et venait met­tre une sour­dine à cette remé­mora­tion de le con­ver­sa­tion de la veille, alors même que je me décidais enfin à ouvrir à la page mar­quée d’un signet Des ARBRES À ABATTRE que je tenais sur mes genoux depuis le départ de Poitiers, j’ai sen­ti le som­meil m’en­vahir et ai décidé en con­séquence, à l’en­con­tre de la déci­sion que je venais de pren­dre l’in­stant d’a­vant, de me laiss­er gliss­er à mon tour dans ce som­meil, me dis­ant qu’il me libér­erait sans doute de l’inévitable mal de tête des lende­mains de la veille, espérant même si bien et si fort cette libéra­tion, endor­mi dans ce T.G.V. où je m’é­tais frileuse­ment recro­quevil­lé au fond de mon siège, j’ai rêvé de ce mal de tête, je me rap­pelle par­faite­ment aujourd’hui encore avoir rêvé com­ment j’es­sayais de le ven­dre à Shy­lock, oui, je dis bien à Shy­lock, à un Shy­lock qui ne présen­tait pas du tout les traits d’un marc­hand juif véni­tien du seiz­ième siè­cle, pas plus que les traits de Pion, ou même ceux d’un autre comé­di­en qui m’au­rait été con­nu ou incon­nu, mais à un Shy­lock qui avait emprun­té l’en­veloppe physique de l’ecclésiastique qui dor­mait en face de moi avec son énorme ver­rue sur le nez, à un Shy­lock qui incar­nait peut-être donc d’un seul coup les deux reli­gions, à un Shy­lock qui a tout d’abord refusé mon offre avec indig­na­tion, puis qui m’a pro­posé d’échang­er mon mal de tête con­tre sa ver­rue, ce que j’ai refusé avec indig­na­tion, de sorte que je me suis réveil­lé un peu plus tard sans que ce mal de tête me soit passé le moins du monde, tan­dis que ce Shy­lock, habil­lé en ecclési­as­tique et qui avait dû se réveiller un peu avant moi, me regar­dait fix­e­ment de son air bougon et que je remar­quais que nous entri­ons dans Paris, repen­sant alors une fois encore à la longue et heureuse con­ver­sa­tion de la veille au soir avec Tan­ner et Pion…

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