ASSIS CE MATIN-LÀ, c’était il y a deux ans, dans le T.G.V. entre Poitiers et Paris, en face d’un ecclésiastique qui, je m’en souviens comme si c’était hier, portait une énorme verrue sur le nez, je m’apprêtais à reprendre la lecture de DES ARBRES À ABATTRE, le roman de Thomas Bernhard que j’avais posé sur mes genoux, et je repensais, frileusement recroquevillé au fond de mon siège, à la lecture publique que Guy Pion avait faite la veille, dans le cadre des journées de Poitiers sur Le théâtre, de l’étonnant 26 BIS, IMPASSE DU COLONEL FOISY de René-Daniel Dubois dont, dès cette première écoute, le caractère atypique m’avait fortement intéressé — on en a vu, depuis, la mise en scène par Michel Tanner, avec le même Pion comme acteur principal —, je repensais aussi au dîner qui avait suivi cette lecture et où, dans un restaurant non loin de la cathédrale, j’avais retrouvé Pion et Tanner parmi les nombreuses personnes présentes mais sans guère leur parler tout d’abord, embarqué que j’avais été dans une discussion avec d’autres convives, de sorte que le dîner était déjà bien avancé lorsque nous avions entamé, Pion, Tanner et moi-même, une conversation sur les choses du théâtre, et qu’assis dans le T.G.V. entre Poitiers et Paris et repensant à cette soirée qui s’était à vrai dire prolongée fort tard, dans le restaurant non loin de la cathédrale tout d’abord, puis dans un bistrot non loin de mon hôtel — et les verres de vin avaient succédé aux verres de vin, puis, si mes souvenirs sont exacts, les verres de bière aux verres de bière —, je me retrouvais pourvu de l’inévitable mal de tête des lendemains de ce genre de soirée, regardant vaguement le paysage qui défilait sous mes yeux et retardant de quelques instants le moment où j’allais reprendre ma lecture, repensant aussi à cette conversation avec l’impression que ce qui s’était passé là, dans le hasard de ces retrouvailles impromptues de Poitiers avec Tanner et Pion, faisait partie de ces rencontres où des interlocuteurs s’emploient brusquement, pensais-je, à se nourrir mutuellement et d’une manière si substantielle de leurs passions et obsessions communes ou voisines, que c’est violemment stimulés et confortés dans ces passions ou obsessions, presque repus même — pour un instant en tout cas —, qu’ils ressortent de tels échanges, pensais-je encore, nous avions longuement parlé de quelques pièces et de quelques auteurs qui nous tenaient particulièrement à cœur, de même que de bien d’autres choses du théâtre auxquelles je repensais également dans ce T.G.V., tout en détournant mes yeux du vague paysage qui défilait pour regarder le contrôleur réveiller sans pitié l’ecclésiastique qui venait de s’endormir en face de moi et lui réclamer son titre de transport, bien vite avaient été prononcés les noms de Queneau, d’Euripide et de Shakespeare, par exemple, longuement nous avions parlé de SALLY MARA dont Pion rêvait depuis toujours de monter une adaptation, et, tout en attendant patiemment, dans ce T.G.V. entre Poitiers et Paris, que passe mon mal de tête, le grand lecteur de Queneau que j’étais imaginait déjà comment le fameux Tiens bon la barre, Sally ! pourrait scander un spectacle où ferait merveille la cocasserie de langage et de situation propre au père de Zazie, c’est presque en bougonnant que l’ecclésiastique a sorti d’un portefeuille qui paraissait être du véritable cuir de crocodile — ce qui m’a fait sourire — un titre de transport qu’il a tendu au contrôleur, tandis que, frileusement recroquevillé au fond de mon siège et me préparant enfin à reprendre ma lecture, je ne pouvais m’empêcher de fixer à nouveau l’énorme verrue qu’il portait sur le nez, oui, quel superbe spectacle l’on pourrait faire avec Sally Mara, me disais-je encore, remarquant alors qu’à son tour l’ecclésiastique me fixait de son air bougon, sans doute trouvait-il trop insistante l’observation que je faisais de sa verrue, de sorte que l’instant d’après je regardais à nouveau défiler le vague paysage, ne désirant pourtant pas détourner tout de suite mes pensées de la longue et heureuse conversation de la veille, réentendant notamment Tanner qui prononçait le nom de Shylock avec vivacité, c’est amusant cette manière toute personnelle qu’il a de faire claquer la consonne finale du mot, me suis-je dit en reportant mon regard sur la verrue de l’ecclésiastique qui avait à nouveau fermé les yeux, oui, quelle excellente idée de vouloir monter LE MARCHAND DE VENISE et quel rôle magnifique Shylock pourrait être pour Pion, un rôle difficile sans doute, tout comme il s’agit d’une pièce difficile à monter, mais superbe et énorme, me suis-je dit encore, sans savoir bien entendu qu’au moment où j’écrirais ceci, je serais en train de terminer l’adaptation de cette pièce difficile mais superbe et énorme, où Pion sera bien entendu ce Shylock dont nous avions longuement parlé la veille au soir à Poitiers, tout en buvant du vin dans le restaurant près de la cathédrale, puis, si je me souviens bien, de la bière dans le café près de mon hôtel, comme d’ailleurs je ne pouvais pas savoir non plus, me dis-je aujourd’hui, tout en repensant à l’ecclésiastique bougon qui s’était mis à ronfler légèrement et dont la verrue sur le nez me paraissait plus énorme encore, qu’avant de traduire LE MARCHAND DE VENKSE j’aurais réalisé l’adaptation du JOURNAL INTIME DE SALLY MARA et qu’à l’heure présente les dates de représentation de l’un et l’autre spectacle seraient déjà fixées et que nous envisageons même d’adapter également LES BACCHANTES d’Euripide dans un avenir proche ou lointain, et alors même que le désir de reprendre la lecture de mon cher Thomas Bernhard se faisait plus pressante et venait mettre une sourdine à cette remémoration de le conversation de la veille, alors même que je me décidais enfin à ouvrir à la page marquée d’un signet Des ARBRES À ABATTRE que je tenais sur mes genoux depuis le départ de Poitiers, j’ai senti le sommeil m’envahir et ai décidé en conséquence, à l’encontre de la décision que je venais de prendre l’instant d’avant, de me laisser glisser à mon tour dans ce sommeil, me disant qu’il me libérerait sans doute de l’inévitable mal de tête des lendemains de la veille, espérant même si bien et si fort cette libération, endormi dans ce T.G.V. où je m’étais frileusement recroquevillé au fond de mon siège, j’ai rêvé de ce mal de tête, je me rappelle parfaitement aujourd’hui encore avoir rêvé comment j’essayais de le vendre à Shylock, oui, je dis bien à Shylock, à un Shylock qui ne présentait pas du tout les traits d’un marchand juif vénitien du seizième siècle, pas plus que les traits de Pion, ou même ceux d’un autre comédien qui m’aurait été connu ou inconnu, mais à un Shylock qui avait emprunté l’enveloppe physique de l’ecclésiastique qui dormait en face de moi avec son énorme verrue sur le nez, à un Shylock qui incarnait peut-être donc d’un seul coup les deux religions, à un Shylock qui a tout d’abord refusé mon offre avec indignation, puis qui m’a proposé d’échanger mon mal de tête contre sa verrue, ce que j’ai refusé avec indignation, de sorte que je me suis réveillé un peu plus tard sans que ce mal de tête me soit passé le moins du monde, tandis que ce Shylock, habillé en ecclésiastique et qui avait dû se réveiller un peu avant moi, me regardait fixement de son air bougon et que je remarquais que nous entrions dans Paris, repensant alors une fois encore à la longue et heureuse conversation de la veille au soir avec Tanner et Pion…
Tout comme ailleurs dans le monde, à la veille des années 80, le théâtre expérimental italien se trouve dans une…

