Un paysage / Stifters Dinge, de Heiner Goebbels (2007)

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Un paysage / Stifters Dinge, de Heiner Goebbels (2007)

Le 7 Juil 2023
Créer et transmettre / #98 Alternatives Théâtrales
Créer et transmettre / #98 Alternatives Théâtrales
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98

Deux tech­ni­ciens répan­dent suc­ces­sive­ment, à l’aide d’un tamis, une poudre blanche sur la sur­face des trois bassins rec­tan­gu­laires qui s’offrent à nos yeux, l’un der­rière l’autre, au début du spec­ta­cle ; puis ils dis­posent trois tuyaux plas­tiques par lesquels s’écoulera l’eau qui la dis­soudra peu à peu. Ce sera la seule inter­ven­tion humaine qui nous sera don­née à voir dans Stifters Dinge. Au fond, une masse encore comme sans relief se dis­tingue : un col­lage de pianos, en tous sens, cordes à nu, d’où émer­gent comme d’une mon­tagne des branch­es d’arbres. « Une œuvre pour piano sans pianiste mais avec cinq pianos, une pièce de théâtre sans acteur, une per­for­mance sans per­former – un non one-man show ou peu importe la dénom­i­na­tion qu’on choisira »1 : instal­la­tion ou com­po­si­tion pour pianos mécaniques, sons, eau, lumières et autres chosesStifters Dinge (« Les choses de Stifter ») présente un paysage dont l’homme se serait absen­té.

Paysage tout en pro­fondeur et non panoramique, où le regard donne sur les trois petites éten­dues d’eau puis, comme sur un hori­zon, sur le mas­sif chao­tique de pianos auquel les vari­a­tions lumineuses don­neront relief, ou sur l’écran qui descend par moments devant lui pour dif­fuser la lumière, fil­tr­er l’éclat d’un pro­jecteur ou devenir sur­face de pro­jec­tions — d’une image (marais et bosquet sur un tableau du XVI­Ième siè­cle) ou des reflets de la lumière sur la sur­face de l’eau devant lui. Car ce qu’il y a à voir, dans cet espace sans homme et ce temps sans drame, ce sont les événe­ments pro­duits par de telles vari­a­tions : des lignes géométriques qui se tra­cent ou un bal­let de rec­tan­gles lumineux se déplaçant sur le sol, le jeu de la lumière sur les sur­faces, un nuage de fumée s’élevant entre branch­es et pianos, une fine pluie qui tombe sur l’étendue lisse de l’eau, la lente dis­so­lu­tion de poudre dans des lacs minia­tures – jusqu’au bouil­lon­nement final de car­boglace, comme autant d’îles et de gey­sers au milieu de mers immenses, se dis­solvant jusqu’à ce que la sur­face de l’eau soit recou­verte d’une couche blanche se défaisant alors en un pro­gres­sif dégel. Une averse, de la neige, les formes dess­inées par des soleils ras­ants ou tombant du zénith de la scène… Des vari­a­tions cli­ma­tiques. Le dis­posi­tif scéno­graphique de Klaus Grün­berg et la suite des séquences scéniques con­stru­ites autour de lui instau­re alors une tem­po­ral­ité qui n’est plus celle de l’activité de l’homme, mais celle d’un cours naturel. 

Nulle action humaine, nul drame si ce n’est celui du regard, et de l’écoute, de l’attention aux sons, aux mou­ve­ments lumineux, et à leur artic­u­la­tion au temps : le temps qui les fait voir, l’autre temps qu’ils font percevoir. Se déploie ain­si, con­cen­trée en une heure dix, la con­tem­pla­tion d’un monde en minia­ture où s’offrent à nos yeux les mille et une nuances d’un après-midi d’hiver (ou d’un hiv­er entier, on ne sait plus) : un paysage sans cesse changeant, à explor­er (comme ces ter­res incon­nues à décou­vrir, dont Levi-Strauss regrette la dis­pari­tion dans un extrait d’entretien dif­fusé dans le spec­ta­cle) et face auquel il nous faut faire l’expérience d’un regard vierge.

Il nous faut voir, donc, percevoir les « choses ». Il nous faut aus­si enten­dre, la com­po­si­tion musi­cale de Goebbels : piano, voix humaines et chants « prim­i­tifs » de Papouasie, de Colom­bie ou de Grèce, mais aus­si les sons pro­duits par les cordes frot­tées ou tapées, par de l’air pro­jeté dans de longs tubes, les craque­ments ou les frot­te­ments d’une matière sur une autre matière. Il nous faut aus­si voir-enten­dre : le deux­ième mou­ve­ment du con­cer­to ital­ien en fa majeur2 de Bach joué, tan­dis que tombe l’averse, par un piano mécanique, les touch­es pré­cisé­ment éclairées mues sans doigts pour les action­ner ; l’avancée vers la face du bloc de pianos, jouant tous ensem­ble comme une machine folle, comiques, menaçants, impres­sion­nants. Il nous faut enten­dre-voir, enfin : la stupé­fi­ante descrip­tion, extraite des Car­nets de mon arrière grand-père d’Adalbert Stifter, dont la lec­ture est dif­fusée durant une séquence du spec­ta­cle : celle d’un paysage, en lisière d’une forêt, entière­ment pris par le givre, pétri­fié-vit­ri­fié, tra­ver­sé de craque­ments et de bruits sourds – ceux des branch­es et des arbres qui se brisent et s’effondrent sous le poids du gel. Un spec­ta­cle étrange, où l’effroi se mêle à la beauté3, fasci­nant : 

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Heiner Goebbels
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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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