Bons ou mauvais spectateurs du crime, entre cinéma et théâtre

Réflexion

Bons ou mauvais spectateurs du crime, entre cinéma et théâtre

Le 22 Avr 2013
PEEPING TOM de Michael Powell, 1960.

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PEEPING TOM de Michael Powell, 1960.
Article publié pour le numéro
116

AFIN DE MIEUX CERNER les proces­sus com­plex­es qui ont lieu à la récep­tion « néga­tive » d’une oeu­vre d’art, je me pro­pose d’aborder le « mau­vais spec­ta­teur » à la fron­tière entre le ciné­ma et le théâtre. L’ESTHÉTIQUE DU TRAGIQUE, de Johannes Volkelt, dont la pre­mière édi­tion date de 1896 et la qua­trième, revue par l’auteur, de 1923, me sera utile en ce sens1. Je par­ti­rai du con­stat qu’une mau­vaise pos­ture du spec­ta­teur du crime et de la vio­lence peut entraîn­er les con­séquences les plus ter­ri­bles ou funestes, alors qu’une bonne pos­ture con­tribue au renou­velle­ment moral, à la libéra­tion psy­chique du sujet récep­teur à tra­vers la cathar­sis. Afin de nuancer et d’illustrer ce con­stat, et de mieux cern­er la mau­vaise pos­ture spec­ta­to­ri­ale, j’ai choisi trois films et deux pièces de théâtre dans lesquels, à des degrés et avec des nuances divers­es, on se con­fronte à des pro­tag­o­nistes qui com­met­tent des crimes d’une vio­lence insouten­able (des « ser­i­al killers »).

Dans le film de Michael Pow­ell, PEEPING TOM (1960), le per­son­nage prin­ci­pal, Mark, tue des femmes en les fil­mant pour sur­pren­dre leur peur, comme pour repren­dre les expéri­ences que son père – psy­cho­logue célèbre – fai­sait avec lui lorsqu’il était enfant, en le fil­mant sans cesse. Toutes les vic­times du tueur sont jeunes, belles, blondes ou rouss­es, légère­ment friv­o­les et très coquettes, et – surtout – elles mon­trent une ressem­blance assez évi­dente avec la sec­onde épouse du père haï et admiré, avec la mère sub­sti­tu­tive, la « mau­vaise » mère.

C’EST ARRIVÉ PRÈS DE CHEZ VOUS (1992), de René Bel­vaux, André Bonzel, Benoît Poelvo­orde, racon­te, sous forme de (pseudo-)documentaire, l’«histoire » incroy­able d’un crim­inel en série, Ben (Benoît Poelvo­orde), suivi par une équipe de quelques per­son­nes qui meurent l’une après l’autre au cours du tour­nage : on a donc une struc­ture de film dans le film, qui per­met de grandes lib­ertés nar­ra­tives. Devant la caméra, Ben détaille toutes les méth­odes employées pour tuer ses vic­times, chaque fois avec des exem­ples à l’appui : par­fois, les scènes sont hor­ri­bles à force de détails, d’autres fois elles devi­en­nent amu­santes, à force de raf­fine­ments nar­rat­ifs et de trucs de mon­tage.

ELEPHANT (2003), de Gus Van Sant, est un film qui – se fon­dant sur une struc­ture nar­ra­tive artic­ulée autour du point de vue et de la reprise – racon­te les meurtres per­pétrés dans un lycée par deux ado­les­cents. Soli­taires, isolés de leurs cama­rades, Alex et Éric passent beau­coup de temps ensem­ble, dans des con­ver­sa­tions sur les armes et la vio­lence, et – avant le meurtre – les spec­ta­teurs appren­nent qu’il y a un amour homo­sex­uel entre eux, car ils pren­nent une douche ensem­ble et s’embrassent. Lorsqu’ils reçoivent les fusils par cour­ri­er, les deux copains sont en train de voir un doc­u­men­taire sur Hitler : il n’y a pas de doute que c’est l’idée d’une supéri­or­ité car­ac­térielle qui motive leur geste vio­lent car, même s’ils trait­ent les gens qui accla­ment le Führer de « tarés », c’est fait avec une grande admi­ra­tion juvénile2.

Si le ciné­ma se com­plaît surtout à mon­tr­er les meur­tri­ers en acte, le sang qui gicle, les vic­times qui expirent, il n’en va pas de même au théâtre, quoique la fas­ci­na­tion pour les crim­inels en série se soit man­i­festée sou­vent dans le champ de cet art aus­si, au moins depuis un spec­ta­cle célèbre SWEENEY TODD, THE DEMON BARBER OF FLEET STREET, réal­isée à Lon­dres en 1847, à par­tir d’un fait divers réel. Puisque le théâtre est un art plus direct, plus cor­porel, les auteurs dra­ma­tiques ou les met­teurs en scène évi­tent d’habitude d’imposer au pub­lic une grande dose de sang et de vio­lence, en se con­cen­trant plutôt sur la psy­cholo­gie des tueurs ou sur le côté juridique de leurs affaires. Par exem­ple, le dra­maturge et sculp­teur Chris­t­ian Siméon, dans sa pièce LANDRU ET FANTAISIES3, inspirée de la vie d’un célèbre tueur en série français, Hen­ri-Désiré Lan­dru, focalise son atten­tion sur la con­fronta­tion de celui-ci avec Ana­tole Deibler, bour­reau auquel la « loi » donne le droit de tuer impuné­ment. Leur longue con­ver­sa­tion porte sur les femmes, les manières de tuer, la jus­tice et la néces­sité de punir le crime.

De même, TUEUR SANS GAGES, d’Eugène Ionesco ne mon­tre le fameux crim­inel qui ter­rorise la « cité radieuse » que vers la fin de la pièce : il est petit, vilain, per­vers et pau­vre­ment vêtu. De ses innom­brables vic­times, on n’en voit que trois, noyées dans la même piscine où sont attirés tous les curieux qui veu­lent décou­vrir la « pho­to du colonel », avant d’être poussés au fond des eaux. Une didas­calie laisse aux lecteurs et aux met­teurs en scène la lib­erté de réduire le crim­inel à une sim­ple présence sonore : « Une autre pos­si­bil­ité : pas de Tueur. On n’entend que son ricane­ment. Bérenger par­le seul dans l’ombre. »4

Quel serait le trait com­mun entre les oeu­vres men­tion­nées supra ? Le fait qu’elles ont ten­dance à trans­former ceux qui les voient en mau­vais spec­ta­teurs, en les amenant à sym­pa­this­er avec les crim­inels, à trou­ver des jus­ti­fi­ca­tions à leurs actes, ou même à agir de manière vio­lente. Des chercheurs en psy­cholo­gie, dirigés par L. Berkovitz, ont depuis longtemps mon­tré par voie expéri­men­tale que la représen­ta­tion visuelle de la vio­lence – loin de fournir une échap­pa­toire et d’avoir des effets sociale­ment béné­fiques – est sus­cep­ti­ble d’entraîner les per­son­nes du pub­lic à se con­duire de manière vio­lente (surtout peu de temps après la pro­jec­tion ou la représen­ta­tion). Même quand la fic­tion se con­stru­it autour du crim­inel puni, la con­séquence psy­chologique néfaste de la représen­ta­tion est de faire tomber chez le spec­ta­teur les inhi­bi­tions rel­a­tives à l’hostilité, car il se dit que la vio­lence est bien placée quand un méchant est châtié5. Le spec­ta­teur, sous l’impact de la vio­lence représen­tée, pour­rait donc être tout prêt à pass­er à l’action. Alex et Éric – pro­tag­o­nistes du film de Van Sant – ont fourni le mod­èle du mas­sacre de Red Lake School, Min­neso­ta, en mars 2005, dans lequel Jef­frey Wise a tué sept ado­les­cents et en a blessé qua­torze autres dans son lycée. Il déclarait avoir vu ELEPHANT dix-sept jours avant les événe­ments, en insis­tant sur les frag­ments du film qui mon­trent la manière dont les attaques sont plan­i­fiés et mis à exé­cu­tion6.

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Ioan Pop-Curseu
Ioan Pop-Curseu enseigne l’esthétique et la culture visuelle à la Faculté de Théâtre et Télévision...Plus d'info
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