Don Quichotte dans le public – le spectateur en quête d’une nouvelle identité

Théâtre
Réflexion

Don Quichotte dans le public – le spectateur en quête d’une nouvelle identité

Le 28 Avr 2013
Article publié pour le numéro
116

LE PROTAGONISTE de cet essai cri­tique pour­rait être le spec­ta­teur en per­son­ne. Je cherche à éla­bor­er un réc­it inter­pré­tatif des dif­férentes façons tan­tôt con­trastives, tan­tôt com­plé­men­taires – de com­pren­dre le pub­lic du théâtre, en recourant à une étude de la cri­tique de récep­tion et de ses méth­odes sou­vent con­tro­ver­sées. Je cherche à iden­ti­fi­er et analyser les dis­tinc­tions les plus per­ti­nentes entre, d’une part, les modes mod­ernistes de récep­tion du théâtre et, d’autre part, la récep­tion esthé­tique et cul­turelle « mil­lé­nar­iste » ou, pour ain­si dire, « tem­po­raire-con­tem­po­raine » des textes de théâtre et des man­i­fes­ta­tions scéniques. En exposant d’un œil cri­tique les prin­ci­paux points polémiques entre ces dif­férents modes de per­cep­tion du pub­lic, on pour­rait con­sid­ér­er le prob­lème du statut de spec­ta­teur comme un « symp­tôme » de l’incompatibilité entre divers mod­èles cul­turels.
Une étude de la cri­tique (dans le cas présent, la cri­tique et la théorie de la récep­tion) présente générale­ment le risque d’être une entre­prise inter­pré­ta­tive morose et austère. C’est pourquoi je recours à ce que j’appellerai des images théoriques, ou mod­èles fig­u­rat­ifs, qui me parais­sent pro­pres à ren­dre la théorie plus vivante et per­ti­nente pour le lecteur.

Méta-images et métaphores con­ceptuelles

Il me paraît per­ti­nent d’ouvrir mon pro­pos par une provo­ca­tion polémique, en fait une para­phrase – « Ceci n’est pas un spec­ta­teur » – du texte du célèbre tableau de Magritte, (LA TRAHISON DES IMAGES CECI N’EST PAS UNE PIPE), qui a par la suite béné­fi­cié d’interprétations tout aus­si célèbres (men­tion­nons notam­ment l’essai sur Magritte par Michel Fou­cault). Ce tableau de Magritte est une sorte de « métaphore con­ceptuelle » du proces­sus de représen­ta­tion en tant que tel, c’est-à-dire du déplace­ment de cette même représen­ta­tion. La déc­la­ra­tion néga­tive étrange­ment caté­gorique de Magritte – qui peut paraître délibéré­ment absurde ou sérieuse – pour­rait servir de fig­u­ra­tion d’une notion (en quelque sorte l’opposé de l’ekphrasis), d’un con­cept fonc­tion­nel, ou d’un mod­èle her­méneu­tique de récep­tion et d’interprétation de l’art. En effet, on peut y voir une représen­ta­tion de la façon dont nous, spec­ta­teurs, lecteurs ou cri­tiques, sommes appelés par une voix inhérente à l’art et par là-même, invités à ne pas pren­dre for­tu­ite­ment l’art pour autre chose, en dépit de ce que pour­raient sug­gér­er les apparences. Cepen­dant, bien sûr, on ne nous donne pas la réponse, la clé qui per­me­t­trait de déchiffr­er son sens quelque peu occulte. Le philosophe de l’art W. J. T. Mitchell appelle méta-images ces images à niveaux mul­ti­ples qui s’interrogent sur leur nature – et LA TRAHISON DES IMAGES est à cet égard emblé­ma­tique. Elles pour­raient devenir des instru­ments her­méneu­tiques viables dans l’apparent foi­son­nement de méthodolo­gies de récep­tion con­trastées con­cer­nant l’étude des publics du théâtre.
Le para­doxe d’une représen­ta­tion qui s’attaque à son objet artis­tique – comme c’est le cas pour Magritte et pour de nom­breuses autres œuvres d’avant-garde – a vive­ment inter­pel­lé le spec­ta­teur – en par­ti­c­uli­er ces dernières années, dans les ten­dances néo-mod­ernistes, néo-avant-gardistes ou post­mod­ernistes. J’élargirai mon pro­pos en refor­mu­lant quelques inter­ro­ga­tions de la théorie de l’art qui met­tent en avant deux façons fon­da­men­tales de com­pren­dre le « pub­lic » – l’une essen­tielle­ment pas­sive, l’autre essen­tielle­ment éman­cipée, active, par­tic­i­pa­tive au sein du proces­sus de représen­ta­tion (que cela implique la représen­ta­tion en tant que telle, ou la représen­ta­tion inter­pré­ta­tive face à un texte, en esprit et en imag­i­na­tion). Ces appréhen­sions du statut de spec­ta­teur pour­raient être analysées dis­tincte­ment, dans l’intérêt de la cohérence théorique peut-être, mais une inter­pré­ta­tion beau­coup plus révéla­trice impli­querait de s’intéresser à leur bras­sage et, par­fois, à leur affron­te­ment ou leur col­li­sion apparem­ment inévita­bles.
Qui est le spec­ta­teur (in)approprié d’une œuvre d’art mod­erne, con­sid­érée comme un univers esthé­tique a pri­ori autonome – et sou­vent non-mimé­tique ? D’autre part, qui est le spec­ta­teur légitime des œuvres et des représen­ta­tions « tem­po­raires-con­tem­po­raines » trans­gres­sives, trans­es­thé­tiques voire transartis­tiques ? J’ai décelé, dans de nom­breuses théories majeures de récep­tion de l’art et analy­ses cul­turelles basées sur la représen­ta­tion, quelques points con­tra­dic­toires de ten­sion, quelques symp­tômes de fis­sure au niveau con­ceptuel. En réal­ité, la théorie de la récep­tion révèle autant les avan­tages (l’application et l’organisation, pour des raisons heuris­tiques, de l’interprétation des répons­es aux événe­ments artis­tiques) que les failles et dis­con­ti­nu­ités de toute théorie liée au car­ac­tère var­ié et aléa­toire des répons­es empiriques du pub­lic.

Les théories mod­ernistes de l’art et de sa récep­tion

Les théoriciens mod­ernistes de l’art, par­mi lesquels Clement Green­berg et Michael Fried, défend­ent un point de vue essen­tial­iste sur l’art, reje­tant l’idée selon laque­lle un pro­duit artis­tique doit sa valeur à l’accueil que lui réserve son pub­lic. Fried développe une inter­pré­ta­tion néga­tive, célèbre aujourd’hui, de « théâ­tral­ité », qui a par la suite don­né nais­sance à dif­férentes accep­tions de l’œuvre d’art (qu’elle soit une œuvre lit­téraire, un film, ou tout autre pro­duit visuel), con­sid­érée comme une chose inten­tion­nelle­ment « exposée », « comme un spec­ta­cle devant des spec­ta­teurs »1. L’œuvre d’art doit trou­ver sa pro­pre « essence » et, ain­si, rejeter la théâ­tral­ité, dans la vision qu’en a Michael Fried, afin de rester absorbée en elle-même, dans l’étroite fic­tion-réal­ité de la scène, c’est-à-dire dans l’illusion qu’il n’y a aucun obser­va­teur extérieur, per­son­ne qui regarde l’univers mis en scène de façon resser­rée. Le spec­ta­teur dé-théâ­tral­isé d’une représen­ta­tion théâ­trale égo­cen­trique, dans le sens où l’entend Fried dans ABSORPTION AND THEATRICALITY. PAINTING AND BEHOLDER IN THE AGE OF DIDEROT (1980), sem­ble être le mod­èle d’un pub­lic appro­prié. Celui-ci appa­raî­trait, con­for­mé­ment au point de vue essen­tial­iste sur l’art, dans une pos­ture pas­sive­ment con­tem­pla­tive, où le pub­lic pour­rait appréci­er le théâtre/l’art à dis­tance, depuis un lieu apparem­ment occulte, situé au-delà de la ten­ta­tion de toute par­tic­i­pa­tion au niveau social de la représen­ta­tion.

Cela sig­ni­fie que le spec­ta­teur d’une pro­duc­tion égo­cen­trée pour­rait se voir offrir un rôle esthé­tique défi­ni, équiv­a­lent à ce que l’on peut assim­i­l­er, au sein de l’acte théâ­tral, à une posi­tion ontologique totale­ment autre que celle occupée par l’acteur-per­son­nage. Son rôle pour­rait être de ne plus être ce qu’il est, un spec­ta­teur, mais d’être trans­porté, ou absorbé ; de plus, ajouterais-je, le spec­ta­teur doit subir une rup­ture, dans sa posi­tion et sa sub­jec­tiv­ité, entre un égo qui accepte la con­ven­tion et un autre égo délégué, qui soit trans­porté dans le « tableau » ou fic­tion.
J’affirmerai cepen­dant que la puis­sante métaphore de Michael Fried d’une œuvre d’art autonome devant laque­lle le pub­lic doit rester silen­cieux, invis­i­ble, sans aucune réac­tion vis­i­ble ou per­cep­ti­ble, ne sem­ble pas réelle­ment se prêter à l’appréhension mod­erniste de l’art et à sa récep­tion spé­ci­fique. En fait, c’est pré­cisé­ment l’œuvre d’art mod­erne qui se révèle le plus sou­vent aut­o­cri­tique, autoréféren­tielle, anti-mimé­tique – et surtout pas pais­i­ble­ment absorbée dans sa réal­ité fic­tion­nelle. L’œuvre artis­tique devient ain­si sci­em­ment théâ­tral­isée. Cepen­dant, le spec­ta­teur con­serve la dis­tance tra­di­tion­nelle face à l’œuvre, comme si celle-ci était l’autre esthé­tique de lui-même. Le pro­tag­o­niste de l’art mod­erne demeure l’œuvre même, mais aus­si, dans une vision postro­man­tique, l’artiste-démiurge, avec son égo fier, révolté et, par con­séquent, créatif. Tout compte fait, on peut y voir une per­spec­tive éli­tiste sur l’art et l’artiste, déri­vant d’une men­tal­ité mod­erne de ce que l’on appelle la cul­ture clas­sique et ses valeurs axi­ologiques et canon­iques.

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Écrit par Laura Pavel
Lau­ra Pavel est pro­fesseur et direc­trice du départe­ment théâtre de la Fac­ulté de Théâtre et Télévi­sion à l’Université...Plus d'info
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