Un service public des idées

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Réflexion

Un service public des idées

Le 22 Mai 2013
Stéphane Hessel et Edgar Morin, L’AUTRE VOIE : COMMENT LUTTER CONTRE LA TENTATION RÉACTIONNAIRE ?, Théâtre des idées, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Stéphane Hessel et Edgar Morin, L’AUTRE VOIE : COMMENT LUTTER CONTRE LA TENTATION RÉACTIONNAIRE ?, Théâtre des idées, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.

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Stéphane Hessel et Edgar Morin, L’AUTRE VOIE : COMMENT LUTTER CONTRE LA TENTATION RÉACTIONNAIRE ?, Théâtre des idées, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Stéphane Hessel et Edgar Morin, L’AUTRE VOIE : COMMENT LUTTER CONTRE LA TENTATION RÉACTIONNAIRE ?, Théâtre des idées, Festival d’Avignon 2011. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 117-118 - Utopies contemporaines
117 – 118

COMPRENDRE les élans et les tour­ments d’un monde désori­en­té, les erre­ments et les raisons d’espérer d’une planète con­vul­sée. Des entre­tiens, dia­logues et débats pour penser le monde tel qu’il va et ne va pas. Telle est l’ambition du Théâtre des idées, cycle de ren­con­tres intel­lectuelles du Fes­ti­val d’Avignon. Inau­guré en 2004 par le philosophe Jacques Der­ri­da (1930 – 2004), ce théâtre de la pen­sée vivante souhaite don­ner à voir, à enten­dre et à lire la « force vio­lente des idées », comme l’écrivait Antoine Vitez1. En réso­nance avec les ques­tions soulevées par les propo­si­tions artis­tiques du Fes­ti­val, le Théâtre des idées est un espace pub­lic qui cherche à faire vivre toutes les pen­sées cri­tiques à tra­vers des inter­ven­tions dia­loguées. Crise de la représen­ta­tion, abus de pou­voir, poli­tique de l’art, devenir de l’école… Des auteurs les plus con­fir­més aux tal­ents émer­gents, les intel­lectuels engagés dans la réflex­ion sur le temps présent dressent un état des lieux des ques­tions qui tarau­dent notre moder­nité.

« Les guer­res mon­di­ales – et locales –, le nation­al- social­isme, le stal­in­isme – et même la déstal­in­i­sa­tion –, les camps, les cham­bres à gaz, les arse­naux nucléaires, le ter­ror­isme et le chô­mage, c’est beau­coup pour une seule généra­tion, n’en eût-elle été que témoin », écrivait en son temps le philosophe Emmanuel Lév­inas (1906 – 1995)2. Sans com­par­er notre sit­u­a­tion à celle tra­ver­sée par cet enfant du siè­cle des extrêmes, il n’est peut-être pas vain de dire que Tch­er­nobyl et le World Trade Cen­ter, la pré­car­ité général­isée et la vie numérisée, le ter­ror­isme glob­al et la syn­chro­ni­sa­tion des émo­tions télévisées font aujourd’hui par­tie des don­nées immé­di­ates de notre con­science. Pour décrire la fab­rique du com­mun, le des­tin des généra­tions, l’éclipse du poli­tique ou l’emprise hyp­no­tique du leurre économique, nous avons donc sol­lic­ité les chercheurs qui nous sem­blaient le mieux à même de saisir les enjeux d’une planète déchirée. Afin de com­pren­dre ce que par­ler veut dire, ce que la jeunesse veut par­fois sub­ver­tir, ce que peut encore le corps, ce que sig­ni­fie la moder­nité, ce qu’il reste de sacré, ce que l’on pense ailleurs et com­ment on pense autrement, nous avons réu­ni des intel­lectuels qui ont le souci du monde et de la trans­mis­sion. Car le Théâtre des idées est conçu comme un ensem­ble de ren­con­tres exigeantes et acces­si­bles, appro­fondies et intro­duc­tives, dont l’accès, nous l’espérons, ne néces­site aucun pré­sup­posé, ne sol­licite aucun implicite. Afin de sor­tir
de la résig­na­tion qui gagne notre civil­i­sa­tion, nous avons souhaité faire appel à des penseurs qui s’attachent à ren­dre la parole à ceux qui en sont privés, à des philosophes, anthro­po­logues, soci­o­logues, écrivains ou his­to­riens qui nous don­nent quelques raisons d’espérer.

Créé avec Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller, codi­recteurs du Fes­ti­val d’Avignon, qui ont souhaité que l’espace théâ­tral rede­vi­enne un lieu de cri­tique du monde et de ses représen­ta­tions, le Théâtre des idées s’est donc aven­turé sur des domaines et des thèmes arpen­tés par le pro­jet artis­tique du Fes­ti­val. Et ce n’est sans doute pas un hasard si cette « espèce d’espace » intel­lectuel, pour repren­dre les mots de Georges Perec, a trou­vé son ancrage, son ter­rain et son écrin à Avi­gnon, au cœur même du tem­ple du théâtre, cet art en apparence anachronique qui fait encore le pari de la présence, au moment même où les rela­tions et les trans­ac­tions se font et se défont virtuelle­ment der­rière des écrans élec­tron­iques. Cham­bre d’écho des prob­lèmes soci­aux, car­naval artis­tique où se côtoient les plus diver­gentes esthé­tiques, caisse de réso­nance des engage­ments poli­tiques, le Fes­ti­val d’Avignon demeure en effet unique par l’importance de son aura sym­bol­ique. Avec sa capac­ité sin­gulière à tran­scrire le monde et ses soubre­sauts, le Fes­ti­val d’Avignon est, depuis sa créa­tion en 1947, un théâtre de la pen­sée. Et gageons qu’il le restera encore longtemps.

Qu’on en juge. 11 sep­tem­bre 2001, les tours jumelles de Man­hat­tan s’effondrent. Et avec elles, sem­ble-t-il alors à la planète entière rivée aux écrans de télé mon­di­al­isés, toute une civil­i­sa­tion. Avril 2002 : en France, Jean-Marie Le Pen rivalise avec Jacques Chirac au sec­ond tour de l’élection prési­den­tielle française. De la poli­tique à l’esthétique, de nom­breux auteurs s’accordent à recon­naître le symp­tôme d’une « crise générale de la représen­ta­tion ». Après l’annulation de l’édition 2003 du Fes­ti­val d’Avignon suite au mou­ve­ment des inter­mit­tents du spec­ta­cle, une nou­velle équipe s’installe. Trente­naires en phase avec les ques­tions de leur généra­tion, Hort­ense Archam­bault et Vin­cent Bau­driller déci­dent d’associer chaque année un artiste à l’élaboration de l’édition, afin de « trac­er avec lui la carte d’un ter­ri­toire artis­tique ». Par souci du devenir de notre société, s’imagine alors le Théâtre des idées, nou­velle ago­ra du Fes­ti­val d’Avignon où les pro­pos d’intellectuels cri­tiques font écho aux réal­i­sa­tions artis­tiques.

Acte I : en 2004, Thomas Oster­meier, pre­mier artiste choisi pour inspir­er la pro­gram­ma­tion, fait entr­er la clameur des rappeurs dans la Cour d’honneur du Palais des papes où le sol­dat WOYZECK imag­iné par Georg Büch­n­er (1813 – 1837) est trans­posé dans un no man’s land de la périphérie des grandes villes européennes. Le jeune directeur artis­tique de la Schaubühne de Berlin déplace égale­ment l’intrigue d’UNE MAISON DE POUPÉE d’Henrik Ibsen (1828 – 1906) dans un loft calqué sur le papi­er glacé des mag­a­zines de déco hup­pés, afin de déjouer la comédie sociale du nou­veau bon­heur con­ju­gal. Avec rage et imag­i­na­tion, le nou­veau théâtre européen réin­vente la cri­tique sociale théâ­trale. Sur la scène du Théâtre des idées, le philosophe Jacques Der­ri­da tutoie la vieille Europe dans un rare moment d’intimité philosophique. Sans renier sa décon­struc­tion de l’eurocentrisme, il demande à la « neuve vieille Europe » de s’engager dans un chemin qu’elle est la seule à pou­voir emprunter aujourd’hui, « entre l’hégémonisme améri­cain, la théocratie fon­da­men­tal­iste et la Chine, qui devient déjà, pour ne pren­dre en con­sid­éra­tion que la ques­tion du pét­role, déter­mi­nante dans les lignes de force géopoli­tiques du temps présent », écrit-il dans DOUBLE MÉMOIRE, let­tre adressée à la « vieille Europe » qui précé­da son inter­ven­tion. En un mot, déclare l’un des représen­tants les plus mar­quants de la French The­o­ry, la « décon­struc­tion » est der­rière nous. Il s’agit désor­mais de con­stru­ire un autre monde, une autre Europe, une autre his­toire. Acmé et suc­cess sto­ry du Fes­ti­val 2004, LA CHAMBRE D’ISABELLA de la Need­com­pa­ny, dirigée par le Fla­mand Jan Lauw­ers, témoigne de ce retour au réc­it. Après avoir accom­pa­g­né le mou­ve­ment de décon­struc­tion des formes con­v­enues du théâtre et de la danse, Jan Lauw­ers et sa bande chantent le XXe siè­cle tel que le perçoit une femme de qua­tre-vingt-qua­torze ans, qui fait défil­er l’histoire de ses amants et de ses enfants dans le rétro­viseur de son passé.

Acte II : du souci du monde au souci de soi, il n’y a qu’un pas. Entre le monde et le moi, il y a un média, un médi­um, un inter­mé­di­aire : le corps, dont l’édition 2005 affirme le pri­mat. Artiste asso­cié d’une édi­tion vive­ment débattue, le Fla­mand Jan Fab­re reprend son con­te de fées médié­val, JE SUIS SANG, comme un tableau de Jérôme Bosch vivant. Dans son HISTOIRE DES LARMES, égale­ment présen­tée dans la Cour d’honneur, un Dio­gène en chair
et en os cherche en vain un homme, comme le rap­porte la célèbre anec­dote. On se sou­vient que Pla­ton avait défi­ni l’homme comme un « bipède sans plumes ». Qu’à cela ne tienne : Dio­gène plume un poulet et lance dans les jambes du fon­da­teur de l’Académie la créa­ture qui, par sa seule appari­tion ludique, déjoue la déf­i­ni­tion pla­toni­ci­enne. Sur la scène du Théâtre des idées, Michel Onfray réac­tive la tra­di­tion philosophique des Cyniques, dont le chien était l’emblème et Dio­gène l’un de leurs plus per­cu­tants représen­tants. Face au cynisme vul­gaire et ordi­naire, il y défend cette sin­gulière capac­ité à manier l’ironie qui peut per­me­t­tre à un artiste d’être réelle­ment sub­ver­sif en devenant « un penseur d’utopie en prise directe avec son corps ». His­to­riens du sen­si­ble et de l’intime, Alain Corbin et Georges Vigarel­lo s’attellent à l’histoire cul­turelle de la déchris­tian­i­sa­tion de la chair et de l’autocontrôle des émo­tions. Côté cour, le débat est lancé. Dans un ouvrage en forme de va-et-vient cri­tique et nos­tal­gique entre la « fra­ter­nité » de l’année 1956 et le « tour­nis » que lui a don­né l’édition 2005, lors de laque­lle il était invité au Théâtre des idées à par­ler de la per­sis­tance du sacré dans notre monde désen­chan­té, Régis Debray déplore que, dans notre pays « améri­can­isé », il y ait désor­mais « la France des petits blancs qui regar­dent TF1, où le théâtre est ban­ni. Et celle des théâtreux, où les pre­miers n’entendent que du petit-nègre3 ».

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Nicolas Truong
Nicolas Truong est journaliste au Monde, responsable des pages « Idées-Débats ». Fondateur de la...Plus d'info
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