Minuit et magies

Parole d’artiste

Minuit et magies

Le 9 Juil 2014
L’aquarium. Photo Marie-Françoise Plissart.
L’aquarium. Photo Marie-Françoise Plissart.
L’aquarium. Photo Marie-Françoise Plissart.
L’aquarium. Photo Marie-Françoise Plissart.
Article publié pour le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
121 – 122-123

Depuis près de deux saisons et demie, les bas-fonds de Kin­shasa à tout moment et à tous leurs points car­dinaux m’offrent, comme lits, leurs rues à peau de pier­res, de détri­tus et de pous­sières…

Je suis un shegué, enfant chas­sé du taud­is famil­ial, enfant d’errance et de per­son­ne devant l’Éternel et devant une mul­ti­tude d’ombres déguisées en êtres humains qui, tout en étant pour­suiv­is par des cauchemars inépuis­ables, broutent, de leurs pas de vers pro­ces­sion­naires, des rêves fuyants…

Va ailleurs, sor­ci­er, avant de penser à nous, tels sont les mots de mes géni­teurs, ce soir d’il y a plus ou moins une année. C’est sous une pluie bat­tante qu’ils m’ont expul­sé de leur bicoque sem­blable à une boîte de con­serve rouge de rouille et de saisons. Un homme
de Dieu, auto­proclamé le prophète des Nations, leur avait appris que mon ven­tre logeait une femme de nuit, démone can­ni­bale aux dents de sabre et aux yeux couleur d’amarante…

…Ah, Kin­shasa de bas-fonds ténébreux de jour et ténébreux de nuit écartelés de peurs, de super­sti­tions et de vérités con­tre­faites, Dieu de colère, Satan le dévoreur ; esprits mal­faisants pos­sé­dant chats tout de noir vêtus, cra­pauds obès­es de pus­tules, lézards à tête de brasi­er ; tra­di­tions vénérables accusées d’être malé­fiques ; mul­ti­tude d’églises et de tem­ples bouff­is de clameurs vides d’amour envers tout être vivant et cap­tives de leur nom­bril, atten­dant, de leur Sauveur, bouffe, mariage, for­tune, et visa pour des par­adis au-delà de la mer et de l’océan.

L’aube les chas­se de leur gra­bat pour des sen­tiers, chemins et boule­vards de débrouille, ouendzé, mag­a­sins, grand marché et, surtout, cen­tre-ville où sem­ble danser toute la pléni­tude du Monde : boulot, pognon, habits, sons, couleurs, par­fums, machines de toutes sortes de formes, géants ver­ti­caux de verre, d’acier et de béton nom­més hôtels, ban­ques, admin­is­tra­tions, officines, ou cen­taines de baraques tra­pues tour à tour ver­rues, ecchy­moses et champignons de bois, de pisé et de fer­railles éta­lant, à même le sol, toutes sortes de den­rées prêtes à être avalées, dont une eau noire et fumante appelée café…

Un matin, de loin j’ai vu mon père dans un ces male­wa au milieu d’une dizaine d’ombres qui, sans doute, devaient être aus­si des pères. Entre ses mains, espèces de tenailles large­ment ouvertes, il ser­rait une sorte de pain une fois et demie plus gros que son avant-bras, pain qu’il déchi­rait de ses dents de fau­cilles, morceau après morceau. Puis, de sa bouche en forme d’entonnoir, il engloutis­sait ces morceaux après les avoir noyés à demi dans un liq­uide brunâtre de café et de lait con­tenu dans un gob­elet de la taille presque d’un seau. Tout souri­ant, il exhibait ses crocs en lais­sant couler, des com­mis­sures de ses lèvres, une traînée jaunâtre sem­blable à un ver­mis­seau qu’il lapait ensuite d sa langue ressem­blant, au loin, à celle d’un ser­pent- minute. Ses mots à ma mère me bondirent soudain
à la mémoire quand, au pre­mier chant du coq, il par­ve­nait à s’arracher de son som­meil spongieux de bière prise la veille :

Nous devons de nou­veau ser­rer le ven­tre aujourd’hui. On n’est pas encore payé et le dernier bil­let que j’avais, l’Esprit saint me l’a réclamé hier. Il nous faut con­tribuer aus­si à l’édification des âmes et de l’église, n’est-ce pas ?
Amen, répondait ma mère.

Une fois ses mots vom­is, il pous­sait ses pas à demi vac­il­lant de limace sur des pavés et asphaltes pour un com­bat inter­minable de survie…

Parole d’artiste
Vincent Lombume Kalimasi
Partager
auteur
Écrit par Vincent Lombume Kalimasi
Vin­cent Lom­bume Kali­masi est né à Kin­shasa le 3 jan­vi­er 1947. Actuelle­ment, il est écrivain après des études...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du 121-122-123 - Créer à Kinshasa
#121 – 122-123
mai 2025

Créer à Kinshasa Creating in Kinshasa

10 Juil 2014 — Été pourri en perspective !, pensa Ndona. On était en début d ́après-midi et depuis deux heures une pluie fine…

Été pour­ri en per­spec­tive !, pen­sa Ndona. On était en début d ́après-midi et depuis deux heures une…

Par Antoine Vumilia
Précédent
8 Juil 2014 — Bernard Debroux : Comment avez-vous rencontré l’équipe du KVS? Djo Munga : Lorsqu’ils étaient encore installés à Molenbeek à la…

Bernard Debroux : Com­ment avez-vous ren­con­tré l’équipe du KVS ? Djo Munga : Lorsqu’ils étaient encore instal­lés à Molen­beek à la Bottelarij1, j’avais ren­con­tré Paul Ker­stens et tout de suite une alchimie s’est opérée. Il y…

Par Bernard Debroux
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements