NOUS AVONS rencontré Marco Martinelli et Ermanna Montanari au début de la création belge de RUMORE DI ACQUE (BRUITS D’EAUX, texte français de Jean-Paul Manganaro), un monologue inspiré par la tragédie des migrants en Méditerranée, écrit par Marco Martinelli. L’auteur et metteur en scène italien et sa compagne, extraordinaire actrice et cofondatrice avec lui du Teatro delle Albe (Ravenne), devaient rencontrer six comédiens susceptibles d’interpréter le rôle du général comptant les morts perdus en mer. C’est Karim Barras qui sera choisi au final.
Après l’entretien nous les avons suivis au Théâtre Royal de Mons pour une répétition avec les nombreux citoyens montois prêts à s’investir dans cette Hérésie du bonheur de Maïakovski, remodelée aux techniques de leur « non scuola » (non école).
Laurence Van Gocthem : Vous montez BRUITS D’EAUX dans une nouvelle version française, après l’avoir joué en Italie et aux États-Unis (notamment à la MaMa de New York). En quoi le spectacle sera-t-il différent ?
Ermanna Montanari : Travailler dans d’autres pays, d’autres langues, c’est toujours surprenant. Le texte, par la sonorité de la langue, résonne différemment mais le spectateur accueille aussi l’œuvre en fonction de son bagage culturel, de ses origines. Pour nous c’est à chaque fois une rencontre.
Marco Martinelli : Aux États-Unis, même s’il s’agissait du texte original avec notre acteur Alessandro Renda, un quart de la pièce environ était en anglais. En novembre (2014) nous le jouerons à Brême, avec la Bremer Shakespeare Company, et un acteur allemand, Michael Meyer. Cela donne au texte comme un nouveau souffle.
Pour la création ici à Mons, le chœur de citoyens pourrait représenter les esprits des morts que le général a la charge de compter.
L. V. G.: Racontez-nous la genèse du texte.
M. M.: En 2008 nous sommes descendus àMazara del Vallo, au fond de la Sicile, petite ville au bord de la Méditerranée qui regarde l’Afrique, pour faire une « non scuola », en réunissant des enfants et adolescents tunisiens et siciliens. Mazara est la ville la plus tunisienne d’Italie, sinon d’Europe ! Et là, on a commencé à entendre ces premiers récits, Les histoires de ceux qui ont survécu à ces traversées. Elles nous ont touchés.
E. M.: Cette mer est très puissante, c’est une mer souillée par le sang, par les morts (ndrl ce jour là, le 30 juin 2014, il y eut encore une trentaine de migrants retrouvés morts en Méditerranée au large de la Sicile). C’est une blessure incurable pour l’Italie et pour ceux qui vivent là. Quand tu te trouves là, tu es attiré par la beauté de cette mer ; cette belle mer chaude, de la chaleur de la mort. Il y a cette contradiction, comme un tremblement de terre intérieur. Les récits de ces gens étaient des récits de morts en vie.
Et puis, on a découvert que non loin de Mazara del Vallo avait émergé d’un coup, au xIX* siècle, une île.
L. V. G.: La fameuse île Ferdinandea, sur laquelle tout le monde a voulu planter son drapeau !
E. M.: Exactement. Je suis tombée terriblement amoureuse de cette histoire. Parce qu’elle nous parle d’un événement extraordinaire, un « don » naturel, et de notre tragique volonté de vouloir accaparer toute chose, notre absurde besoin de possession. Cette île était tellement volcanique qu’elle fit bouillir la mer et décima des milliers de poissons. Je ne peux m’empêcher d’imaginer ces poissons sautillant sur la plage, tout cuits ; et les gens. qui se ruaient dessus. De là est née cette histoire, que Marco a écrite comme un flux, magnifique et poétique, et qui est devenu BRUITS D’EAUX.
L. V. G.: Je crois savoir que vous avez écrit ce texte ici, à Mons ?
M. M.: Oui mais l’idée m’est venue à Mazara. J’ai pensé à ce général, seul sur cette petite île, qui, au lieu de faire une politique d’exclusion, comme notre ministre de l’intérieur de l’époque, ferait une politique d’accueil mais d’accueils des morts. Il doit tenir la liste à jour, les compter, un travail de bureaucrate!À cette époque (2010), l’image de Khadañ était très forte, c’était le chien de garde de la Méditerranée. C’était le moment où il est venu en Italie, accueilli en grandes pompes par Berlusconi. Quel théâtre !
E. M.: Khadañ représente le stéréotype de la domination ; toutes ces médailles, ses lunettes noires, cette virilité exposée, visuellement il y a beaucoup de lui dans notre général.
M. M.: J’avais cette image en tête mais aucun texte ! La phase de conceptualisation est toujours commune entre Ermanna et moi, c’est une alchimie constante de pensées, d’images. Ensuite, je suis venu à Mons pour DETTO MOLIÈRE. Le dimanche, je ne travaillais pas, et j’ai commencé à écrire ce monologue ; sous ce ciel gris j’avais en tête Mazara del Vallo, le bleu du ciel, le vert de sa cathédrale. En quatre, cinq dimanches, c’était écrit.