TOUT COMMENCE en 2007 avec la programmation à Bruxelles de la pièce en langue allemande UNTER EIS écrite et mise en scène par Falk Richter alors associé comme auteur et metteur en scène à la Schaubühne de Thomas Ostermeier. Trois consultants, deux jeunes et un plus vieux, y devisaient sur leur métier, leur surmenage, leur (absence de) vie quotidienne, la mondialisation des technologies de pointe. À côté de la belle leçon d’économie politique réactivée de Brecht et de Vinaver, il y avait surtout une belle leçon de « théâtre au réel » (Bernard Dort) en rencontre avec la vidéo et le son HF.1
Contrairement à nombre de ses consœurs et confrères qui pratiquent leur art en autistes et déclarent avec fierté ne jamais aller voir les travaux des autres, Françoise Bloch, avec humilité, s’est dite frappée d’émotion et d’admiration pour ce spectacle dont le titre rappelait métaphoriquement celui de Mehmet Ulusoy créé en 1976 dans la Cour d’honneur du Palais des Papes : DANS LES EAUX GLACÉES DU CALCUL ÉGOÏSTE, dont le titre était emprunté à une phrase du MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE de 1847. Marx et Engels, Brecht, Maïakovski, Maupassant, Jack London y avaient été sollicités pour le montage des textes.
Passé le choc esthétique, Françoise Bloch découvre que Falk Richter s’est inspiré d’un film documentaire de Marc Bauder, GROW OR GO, qu’elle a immédiatement cherché à se procurer et à visionner. Le film suit le quotidien très stéréotypé de quatre consultants en entreprise dont la fonction, au détriment de toute vie personnelle, est d’optimiser les rendements et les profits, de donner des conseils en restructurations et licenciements, afin de faire croître les dividendes du patronat et des actionnaires.
Elle qui, en tant que pédagogue, menait déjà une recherche avec ses jeunes élèves-acteurs du Conservatoire de Liège sur le renouvellement des formes de représentation du réel au théâtre ; elle qui, quelques années plus tôt, avait mis en scène LA DEMANDE D’EMPLOI et rencontré l’écriture de Vinaver à travers d’autres œuvres comme PAR DESSUS BORD, À LA RENVERSE, LES TRAVAUX ET LES JOURS ou L’ORDINAIRE, toutes concentrées sur l’univers de ces multinationales que Vinaver avait pu observer de l’intérieur lorsqu’il était en poste chez Gillette : restructurations, licenciements, chômage…; elle décida de s’immerger dans cette écriture cinématographique documentaire et de la transposer à la scène, comme d’autres avant elle – Pascal Crochet, Fabienne Verstraeten ou Zabou Breitman – avaient pu le faire en partant de l’œuvre de Depardon.
Trilogie
Ainsi naquit en 2009 GROW OR GO (« Prospère ou casse-toi »), objet scénique conçu et réalisé d’après le film, premier volet d’une trilogie non préconçue, mais à l’origine d’une grammaire scénique et d’un vocabulaire que nous aurions le plaisir de voir se développer dans la permanence et la variation avec le second volet : UNE SOCIÉTÉ DE SERVICES, œuvre consacrée à l’observation très critique des call-centers, ces centres d’appels qui harcèlent le client anonyme en lui promettant la lune, selon des méthodes très codées du télémarketing ; puis enfin le troisième, MONEY, pas plus prémédité que son prédécesseur, mais consacré quant à lui à l’argent-roi, la banque, l’économie spéculative et/ou fictive à laquelle participe « à l’insu de son plein gré » – la corruption sportive est donc ainsi discrètement citée dans le texte – tout petit épargnant détenteur de SICAV.2
Je parlais d’invention d’une grammaire et d’un vocabulaire scéniques, et j’entends ou je lis déjà certains professionnels avisés parler de redite, d’appauvrissement, d’épuisement du filon. Comment expliquer alors que MONEY, le troisième volet de la trilogie, ait été le plus récompensé, le plus difusé et qu’il soit encore aujourd’hui programmé ? Je dis à ces critiques fatigables et fatigués qu’ils aillent faire un tour du côté de la peinture et de ce qu’on y appelle les séries : Goya, Monet, Matisse, Picasso, Pignon… pour ne citer que les plus figuratifs.
Le monde comme zoo
La grammaire de la trilogie tient d’abord à son objet et à son processus de création. Dans les trois cas, une leçon d’économie politique et de sociologie du travail : la consultance, le marketing téléphonique, la banque et la finance. Une observation clinique et critique du monde comme il évolue, à savoir pas forcément très bien.
Arrêtons-nous un instant sur le nom que Françoise Bloch a donné à sa compagnie : le zoo Théâtre. Telle une éthologue ou une biologiste du comportement animal, Françoise Bloch étudie la logique des comportements humains, ceux d’individus et de masses qui ne se rendent pas compte – c’est la définition même de l’aliénation – qu’ils sont en cage, prisonniers de barreaux invisibles qui tiennent au travail, au profit, à l’exploitation de l’argent par l’argent et de l’homme par l’homme. Ainsi apprend-on dès le début de MONEY qu’un modeste épargnant, propriétaire de SICAV via son assurance-vie, devient complice des pollutions pétrolières dans le delta du Niger et bourreau de milliers de familles de pêcheurs réduites au chômage et à la famine ; il est aussi complice du licenciement d’un ami qui travaillait chez Côte d’or, victime de la délocalisation de sa chocolaterie en Pologne ou en Lituanie. Violence ! Cruauté ! Brutalité !
Le deuxième trait de la signature tient au processus de travail. Beaucoup de documentation – lectures en tout genre, articles spécialisés, analyses théoriques et scienti- fiques, témoignages, entretiens, photos, reportages… –, bref tout ce qui justifie la définition du genre : théâtre « documentaire ». Et même si l’auteur-metteur en scène a toujours un peu d’avance sur ses acteurs, comme chez Pommerat, Creuzevault et quelques autres, la recherche est collective et l’auberge espagnole est aussitôt relayée par un travail choral d’improvisation. La parole et le mouvement, la voix et le corps y sont plus nécessaires que le jeu ou l’interprétation, ce qui dans un premier temps éloigne toute tentation de retour à la psychologie dramatique. Une « écriture de plateau », donc, comme l’osa Didier-Georges Gabilly observant le travail de François Tanguy et du Théâtre du Radeau, un concept que Bruno Tackels aura la bonne idée de généraliser aux traits communs de presque toute une génération.
Espace
La troisième marque de fabrique de cette trilogie tient à une scénographie commune. Johan Daenen a épuré l’espace, assumant la nudité du plateau pour mieux y mettre en valeur la gestuelle et le mouvement chorégraphique des acteurs, dont les déplacements sont à la fois soutenus et accompagnés par le mobilier de bureau : tables carrées très sobres, à roulettes, et fauteuils design, ergonomiques, également à roulettes. Comment trouver au théâtre un meuble plus anthropomorphique que le fauteuil ? Un siège, un dossier, des pieds, des bras ou des accoudoirs ! Un corps humain assis, réifié, chosifié, ou bien la présence-absence interchangeable de ce corps…
Très vite, ces tables et ces fauteuils vont devenir métaphores : dans les mots « meuble » et « mobilier », il y a « mouvement », celui des corps des acteurs, certes, qui les actionnent à vue à la manière des acteurs-régisseurs de Brecht ou des serviteurs de scène de Jean Vilar. Ainsi en changent-ils la configuration géométrique, redessinant la scène comme un kaléidoscope ou un échiquier, remobilisant notre attention sur la fonction symbolique des places sur un plateau de théâtre, comme autrefois la commedia dell’arte sur son tréteau y distribuait dans l’espace les rapports de pouvoir.
- On lira avec intérêt l’entretien réalisé par Bernard Debroux avec Françoise Bloch, Le réel comme pédagogie du travail d’acteur, dans Alternatives théâtrales no 101 (2009) ainsi que l’excellente chronique d’Agathe Charnet datée du 11 juillet 2014 sur Avignon festi.TV du off. ↩︎
- Voir L’entreprise comme personnage, Alternatives théâtrales no 100, Poétique et politique (2009). ↩︎
- Voir Anatomie d’un échouage, Groundings de Christoph Marthaler dans Alternatives théâtrales no 82, Théâtre à Berlin (2004). ↩︎