La lente émergence des femmes dans les diverses professions du théâtre
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La lente émergence des femmes dans les diverses professions du théâtre

Le 17 Juil 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129
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Mar­di 8 mars 2016
Alter­na­tives théâ­trales – Écri­t­ure et créa­tion au féminin
Inter­ven­tion de François Lecer­cle (Paris-Sor­bonne, CRLC-Labex Obvil)

La sit­u­a­tion actuelle­ment faite aux femmes, dans tous les métiers du théâtre, est assuré­ment prob­lé­ma­tique, mais si l’on se tourne vers le passé, une chose au moins est ras­sur­ante : avant, c’était bien pire. His­torique­ment, le théâtre a été un domaine glob­ale­ment hos­tile aux femmes. La part qu’elles y pre­naient était très réduite et cette mar­gin­al­ité a été en out­re aggravée par la ten­dance des his­to­riens à ignor­er ou minor­er sys­té­ma­tique­ment le rôle des femmes. Depuis une ving­taine d’années, pour­tant, la recherche s’efforce de rat­trap­er ce biais « sex­iste » : des équipes inter­na­tionales se sont spé­cial­isées dans l’étude des femmes dra­maturges et l’édition de leurs œuvres, des sites leur sont con­sacrés, comme celui créé par David Trott sur la France du XVI­I­Ie siè­cle.
À l’origine, du moins en Occi­dent, le théâtre est un univers dont les femmes sont large­ment exclues. Dans la Grèce antique, on a sou­vent dressé des listes de poét­esses et de let­trées, mais aucune n’a jamais été citée comme auteure d’une pièce. Nicole Loraux avait beau soutenir – à juste titre – que la tragédie fait réson­ner la voix endeuil­lée des femmes, on ne con­naît pas la moin­dre femme dra­maturge. Il n’y a pas davan­tage d’actrices : les rôles féminins sont tenus par des hommes. Il n’y a peut-être pas même de spec­ta­tri­ces avant une date tar­dive (les avis sont partagés et la ques­tion n’est tou­jours pas tranchée). Cette exclu­sion est nor­male, puisque les femmes sont can­ton­nées dans la sphère domes­tique et large­ment écartées de la sphère sociale, or le théâtre est une activ­ité éminem­ment sociale, à la fois religieuse et civique. La sit­u­a­tion, à Rome, est sem­blable, à cette dif­férence près que, dans cer­tains gen­res comme le mime, les femmes peu­vent mon­ter sur scène.
À l’époque mod­erne, le théâtre prend la forme que nous lui con­nais­sons aujourd’hui, avec la con­sti­tu­tion, à par­tir du milieu du XVIe siè­cle, des pre­mières troupes pro­fes­sion­nelles en Ital­ie puis en France et en Angleterre. Sous l’Ancien Régime, il y a en gros cinq rôles pos­si­bles pour les femmes : théorici­enne, entre­pre­neur, dra­maturge, actrice, spec­ta­trice. On peut pass­er très rapi­de­ment sur le pre­mier : on ne trou­ve aucune théorici­enne du théâtre. Ce n’est pas que la théorie soit une exclu­siv­ité mas­cu­line : dans d’autres domaines, des femmes ont acquis une répu­ta­tion de savante et de penseur, comme Émi­lie du Châtelet (1706 – 1749), en France, pour les math­é­ma­tiques, ou Mar­garet Cavendish (1623 – 1673), en Angleterre, pour la philoso­phie expéri­men­tale. Dans l’abondante lit­téra­ture théorique sur le théâtre, on ne ren­con­tre guère qu’une femme : Mlle de Beaulieu ( ? — ?), auteure de la pre­mière défense du théâtre pub­liée en français, La Pre­mière Atteinte con­tre ceux qui accusent les Comédies (1603). Dans la théorie du jeu théâ­tral, qui con­naît un grand développe­ment à par­tir des années 1740, aucune femme n’intervient : ce n’est pas qu’il n’y ait de grandes actri­ces dont on célèbre le savoir­faire, mais elles se con­tentent de le trans­met­tre dans leurs mémoires. La sit­u­a­tion est tout autre pour les entre­pre­neurs de théâtre. Une des prin­ci­pales décou­vertes de la recherche récente est la part prise par les femmes en ce domaine. En Ital­ie, dès les pre­mières troupes pro­fes­sion­nelles, les femmes jouent un rôle clef, sou­vent comme épouse du chef de troupe (capo comi­co), mais elles acquièrent sou­vent un pres­tige et une influ­ence qui dépassent ceux de leur mari – c’est le cas d’Isabella Andrei­ni (1562 – 1604), à la tête de la com­pag­nie des Gelosi. En France et en Angleterre, un cer­tain nom­bre de femmes exer­cent des fonc­tions d’entrepreneur à par­tir de la fin du XVI­Ie siè­cle. Elles inter­vi­en­nent dans deux cadres dif­férents. Elles sont par­ti­c­ulière­ment actives dans le cadre privé des théâtres de société. Ain­si, la Mar­quise de Montes­son (1738 – 1806) gère un théâtre privé très act­if, tant dans son hôtel par­ti­c­uli­er de Paris que dans ses châteaux. La vis­i­bil­ité des femmes est logique en ce domaine, puisque les représen­ta­tions privées par­ticipent d’une socia­bil­ité fémi­nine qui s’est beau­coup dévelop­pée au XVI­I­Ie siè­cle. Le théâtre privé est l’un des secteurs où les femmes peu­vent cumuler les rôles : elles gèrent, diri­gent, jouent et écrivent. Il ne faudrait pas en con­clure que les femmes sont can­ton­nées dans le cadre pure­ment privé : on con­naît un cer­tain nom­bre de femmes qui, dès le XVI­Ie siè­cle, pro­duisent des spec­ta­cles. Cer­taines sont dev­enues des cheffes d’entreprise à part entière, en prenant la direc­tion de théâtres impor­tants. C’est une femme, Lady Dav­enant (†1691), qui a pris la suc­ces­sion du directeur de théâtre le plus impor­tant de la Restau­ra­tion anglaise, Sir William Dav­enant (1606 – 1668) : à la mort de son mari, elle a pris la direc­tion de la Duke’s Com­pa­ny et elle y a déployé un grand savoir-faire. Au siè­cle suiv­ant, l’importance des femmes croît : cer­taines sont par­mi les entre­pre­neurs de spec­ta­cles les plus impor­tants. Ain­si Mlle Mon­tan­si­er (1730 – 1820) a une car­rière extrême­ment longue et rem­plie : à la fin du XVI­I­Ie siè­cle, elle gère le théâtre de Ver­sailles – qui porte encore son nom – et super­vise de nom­breux théâtres dans les provinces, et cette activ­ité impres­sion­nante se pro­longe jusque dans les pre­mières années du XIXe siè­cle. On pour­rait égale­ment citer Olympe de Gouges (1748 – 1793) qui, juste avant la Révo­lu­tion, monte une troupe itinérante opérant dans la région parisi­enne. La vis­i­bil­ité des femmes comme dra­maturges est encore plus forte. Ce n’est pas un phénomène récent : une des toutes pre­mières dra­maturges est une béné­dic­tine sax­onne du Xe siè­cle, Hrosvitha (ca 935- ca 1001), dont les pièces ont été pub­liées dès 1501. Mais la vis­i­bil­ité croît au fil des âges, et en par­ti­c­uli­er au XVI­I­Ie siè­cle. Certes, la pro­por­tion reste faible : d’après les sondages de David Trott sur la pre­mière moitié du XVI­I­Ie siè­cle, elles représen­tent, en France, 5 % des auteurs et 2,8 % des pièces con­nues – ce qui, math­é­ma­tique­ment, implique qu’une femme écrit en moyenne près de deux fois moins de pièces qu’un homme. Mais la pro­por­tion des pièces jouées croît, même sur les grandes scènes (ComédieFrançaise à Paris, Duke’s ou Hay­mar­ket à Lon­dres), au point que les con­tem­po­rains peu­vent avoir le sen­ti­ment que les femmes « pren­nent le pou­voir » : en 1785, Res­tif de la Bre­tonne dresse dans ses Con­tem­po­raines (1780 sq.) une liste de femmes auteurs qui est faite pour impres­sion­ner.
Il ne faut pas pour autant se forg­er une image trop euphorique de la sit­u­a­tion, car les femmes n’accèdent pas au canon. Elles ont, dans l’ensemble, une répu­ta­tion bien plus restreinte que leurs con­frères : les « grands dra­maturges » restent des hommes jusqu’à la fin du XXe siè­cle, où une Sarah Kane n’a rien à envi­er, pour la renom­mée, à un Mar­tin Crimp. En out­re, la con­science d’une vis­i­bil­ité plus grande sus­cite des formes de rejet : les femmes sont plus sou­vent vic­times de cabales. On peut pren­dre l’exemple de Marie-Anne Du Boccage (1710 – 1802), qui est l’une des dra­maturges les plus recon­nues de son temps : elle a été primée et reçue par plusieurs académies, en France ou à l’étranger. En 1749, elle fait jouer, à la Comédie-Française, une tragédie en vers, Les Ama­zones, qui est représen­tée onze fois, ce qui est un suc­cès pour l’époque. Mais ce suc­cès fait des envieux : on lui dénie la pater­nité de sa pièce, selon l’« évi­dence » large­ment partagée que, quand une femme pub­lie, c’est for­cé­ment un homme qui a tenu la plume. Et c’est un con­cert de com­men­taires fielleux, venant d’esprits qui sont, par ailleurs, éclairés. L’abbé de Ray­nal (1713 – 1796) attribue ce suc­cès à « l’indulgence qu’on a pour son sexe », sans laque­lle, « la pre­mière représen­ta­tion n’aurait pas été achevée » et Bac­u­lard d’Arnaud (1718 – 1805) pro­pose de renom­mer la pièce Les Men­strues de Melpomène, pour con­clure « qu’elle se con­tente de régn­er au lit, et qu’elle nous laisse le théâtre ! », ce qui laisse percer une part de crainte ou de dépit envers une dan­gereuse rivale.
Mal­gré un cer­tain nom­bre de suc­cès, les femmes s’imposent bien moins au théâtre que dans le roman, genre large­ment con­noté comme féminin, tant pour le lec­torat que pour les auteurs, car la majorité de la pro­duc­tion romanesque, aux XVI­Ie et XVI­I­Ie siè­cles, a été, sem­ble-t-il, écrite par des femmes, en France comme en Angleterre.
Sur scène, les femmes con­quièrent une vis­i­bil­ité encore plus forte. Mais la sit­u­a­tion est très vari­able car, dans l’Europe de la pre­mière moder­nité, il y a beau­coup d’endroits où les femmes ne peu­vent se pro­duire en spec­ta­cle, notam­ment en Angleterre, jusqu’à la Restau­ra­tion anglaise (1660), et dans cer­tains états ital­iens, comme ceux du Pape, où les rôles féminins sont tenus par de jeunes garçons ou de jeunes hommes. La con­di­tion des comé­di­ens est éminem­ment vari­able, hési­tant entre le statut de paria et celui de star. Nom­breux sont les élé­ments qui frag­ilisent la pro­fes­sion : en France, sous la men­ace per­ma­nente de l’excommunication et partout en Europe, elle est accusée de cumuler toutes les formes d’immoralité, voire même, puisque les comé­di­ens gag­nent leur vie en s’exhibant, de n’être qu’une forme de pros­ti­tu­tion. Les troupes itinérantes sont en out­re sou­vent con­sid­érées comme un ramas­sis de vagabonds et de voleurs. Mais il y a égale­ment, au fil des âges, des signes clairs d’une val­ori­sa­tion de la pro­fes­sion, bien avant la théori­sa­tion de l’art, à par­tir des années 1740 : les comé­di­ens se font tir­er le por­trait et pub­lient leurs mémoires (rédigés ou non par eux), ce qui répond à un dou­ble besoin de recon­nais­sance sociale et per­son­nelle : en se faisant pein­dre ou en racon­tant sa vie, on veut démon­tr­er qu’on appar­tient à une pro­fes­sion hon­or­able et se faire recon­naître comme artiste mémorable. Les comé­di­ennes sont glob­ale­ment moins bien traitées que leurs con­frères. Elles sont en général moins payées. Elles sont aus­si par­ti­c­ulière­ment exposées aux accu­sa­tions de pros­ti­tu­tion : elles ont sou­vent la répu­ta­tion – pas tou­jours imméritée – de se faire entretenir par de rich­es pro­tecteurs. Au point qu’elles don­nent par­fois l’impression de ne pub­li­er leurs mémoires que pour se laver de ces soupçons. Ain­si Mlle Cla­iron (1723 – 1803), une des actri­ces les plus pres­tigieuses de son temps, con­sacre une par­tie de ses Mémoires (1799) à démon­tr­er que, loin d’être entretenue par de rich­es amants, elle a per­du des for­tunes dans ces liaisons. Si les comé­di­ennes sont plus exposées aux attaques, elles sont égale­ment plus sus­cep­ti­bles de déchaîn­er l’engouement du pub­lic. Quand les femmes mon­tent enfin sur scène, en Angleterre, dans les années 1660, quelques-unes – Mary Saun­der­son (1637 – 1712), Nell Gwyn (1650 – 1687) ou Eliz­a­beth Bar­ry (1658 – 1713) – attirent les foules en éclip­sant leurs con­frères. Le phénomène ira crois­sant au XVI­I­Ie siè­cle. Mais il com­mence beau­coup plus tôt : en Ital­ie comme à l’étranger, on compte dans les troupes itinérantes quelques actri­ces célèbres que les cours s’arrachent. Ain­si Isabel­la Andrei­ni reçoit un accueil tri­om­phal à la cour de France. Il y a un signe dis­cret mais frap­pant de la préémi­nence des comé­di­ennes. Dans les nom­breux recueils de poésie funèbre pub­liés en l’honneur d’un défunt impor­tant aux XVIe et XVI­Ie siè­cles, on n’en compte que qua­tre con­sacrés à des gens de théâtre : qua­tre actri­ces, toutes ital­i­ennes. Pourquoi des femmes ? Parce qu’elles sont au cœur de la stratégie déployée par les troupes ital­i­ennes pour créer des réseaux de sou­tien et de pro­tec­tion : déploy­ant tous leurs tal­ents de séduc­tri­ces hon­nêtes, elles sont par­ti­c­ulière­ment habiles à se con­cili­er les faveurs des puis­sants. L’une des qua­tre comé­di­ennes ain­si hon­orées est Isabel­la Andrei­ni, pour qui son fils Giambat­tista Andrei­ni rassem­ble un recueil qui la célèbre pour son entre­gent intel­lectuel (elle a écrit des poèmes, des comédies et des pros­es divers­es), pour son entre­gent social (elle a cul­tivé des rela­tions dans les plus hautes sphères) ain­si que pour sa vir­tu­osité d’actrice. Cela dit bien que, si le chef de troupe est le mari, c’est la femme qui fait le renom et la for­tune de la com­pag­nie.
Les trois prin­ci­paux rôles – entre­pre­neur, dra­maturge, actrice – sont bien enten­du cumu­la­bles. Une femme de la bonne société peut s’exercer aux trois, en ama­teur (c’est le cas de la Mar­quise de Montes­son). Mais en général, ce sont des actri­ces qui élar­gis­sent leur sphère d’activité en pas­sant à l’écriture : l’actrice Susan­na Centlivre (ca 1669 – 1723) est dev­enue une dra­maturge à suc­cès et l’une des plus pro­lifiques de son temps. Char­lotte Charke (1713 – 1760), fille de l’acteur et entre­pre­neur Col­ley Cib­ber, a cumulé les trois fonc­tions au cours d’une vie très aven­tureuse, en com­mençant par être actrice avant d’écrire des pièces et de for­mer, à plusieurs repris­es, sa pro­pre com­pag­nie.
Reste un dernier rôle, celui de spec­ta­trice, dont va par­ler Clotilde Thouret, à tra­vers le fil­tre du dis­cours polémique.

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Écrit par François Lecercle
François Lecer­cle enseigne la lit­téra­ture com­parée à l’u­ni­ver­sité de Paris-Sor­bonne, Sor­bonne Uni­ver­sité. Spé­cial­iste des lit­téra­tures européennes de la...Plus d'info
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