Mardi 8 mars 2016
Alternatives théâtrales – Écriture et création au féminin
Intervention de Clotilde Thouret (Paris-Sorbonne, CRLC-Labex Obvil)
De la Renaissance aux Lumières, la participation au phénomène théâtral, sur la scène comme dans la salle, est profondément différenciée selon le genre. L’affirmation pourrait confiner au truisme tant elle vaut pour toute activité à cette époque, cependant cette différenciation des sexes est particulièrement sensible au théâtre alors même que la pratique dramatique pourrait tendre à gommer la différence de genre : en effet, hommes et femmes se trouvent engagés dans la même activité, sur la scène (jouer) comme dans la salle (regarder, juger). En France, par exemple, pendant toute la première partie du XVIIe siècle, les femmes ne sont pas admises à la farce, présentée dans la deuxième partie de la séance théâtrale ; dans les années 1630, les théâtres se dotent de galeries et de loges qui leur sont réservées. Si cela leur donne des espaces privilégiés et en quelque sorte protégés, cela les place aussi très explicitement sous le regard des spectateurs masculins.
Les controverses sur le théâtre cristallisent cette participation genrée à l’expérience théâtrale. Les discours théâtrophobes singularisent les femmes, qu’elles soient actrices ou spectatrices : les premières sont un danger du théâtre et les deuxièmes sont en danger au théâtre.
Les actrices stigmatisées
Les actrices, assimilées à des prostituées, sont accusées de susciter le désir concupiscent et des passions incontrôlées chez les spectateurs par l’exhibition de leurs corps apprêtés et aguicheurs. Le père Voisin, secrétaire du Prince du Conti, fait preuve dans ce domaine d’une virulence exceptionnelle : il compare la comédienne à un serpent qui est « si beau, et a des écailles emmaillées d’or, et de diverses couleurs si vives, et si reluisantes, qu’il ravit le cœur et l’affection de celui qui le regarde ». Ses charmes, mis en valeur par ses attitudes lascives, son costume et ses paroles amoureuses, sont « des pièges où tombent les âmes les plus innocentes » (Défense du traité de Mgr le Prince de Conti, 1670). Les charmes de l’actrice incarnent finalement le principe théâtral lui-même, celui d’une séduction trompeuse, d’un artifice mensonger qui piège les sens du chrétien et le détourne du salut.
L’actrice est aussi présentée comme un ferment de désordre politique et social. En Espagne, le père Mariana évoque des groupes de jeunes gens qui, aveuglés par leur désir, ont enlevé des comédiennes, en tirant l’épée contre les comédiens. Dans une longue suite d’anecdotes qu’il destine à Philippe II pour le convaincre de maintenir les théâtres publics fermés, Lupercio Leonardo de Argensola fait se succéder les cas de gentilshommes qui abandonnent leurs offices et leurs devoirs pour vivre dans le péché avec ces femmes perdues. Si l’on en croit cet ancien dramaturge, la pratique théâtrale ne serait en réalité qu’un paravent pour une activité prostitutionnelle.
L’interdiction faite aux femmes de jouer dans les « common plays » en Angleterre ne suffit pas à épargner les comédiennes : d’une part, des critiques virulentes surgissent quand des actrices étrangères montent sur les planches ou quand des femmes amateurs interprètent un masque, et d’autre part, certains réquisitoires, comme celui de Prynne, pèsent le pour et le contre de la présence des femmes sur scène pour la condamner tout autant, voire plus, que celle des boy actors (Histrio-Mastix, 1633). Et quand l’accusation se déploie contre les jeunes acteurs, c’est le danger de l’effémination qui est pointé, menaçant les comédiens amenés à imiter la voix et les attitudes des femmes, menaçant également les spectateurs portés à un désir contre-nature et s’efféminant eux aussi dans cette occupation amollissante.
Les spectatrices en danger : le théâtre est un piège
Les spectatrices quant à elles, sont au centre de trois types de condamnation. La première tient à leur « nature » : comme elles sont réputées plus faibles et plus sujettes au vice que les hommes, elles sont désignées comme les premières victimes des passions néfastes qui circulent dans le théâtre. La deuxième tient au dispositif théâtral lui-même : le discours théâtrophobe souligne le danger des « assemblées ». Que les deux sexes assistent ensemble à la représentation, en particulier à la représentation d’intrigues amoureuses, est susceptible de mettre le feu à l’étincelle du désir et de provoquer la chute – si bien que dans les théâtres espagnols, spectateurs et spectatrices sont séparés, du moins officiellement : les femmes assistent à la représentation dans la cazuela, une série de loges sur une plate-forme située en face et à distance de la scène. Enfin, la troisième condamnation concerne plus spécifiquement le genre comique : les détracteurs du théâtre stigmatisent les plaisanteries obscènes et malhonnêtes, qui offensent la pudeur et la modestie des femmes, et dégradent leur honnêteté. Qu’elles rient ou qu’elles se récrient, elles montrent toujours une imagination vicieuse. Les femmes sont donc en danger au théâtre. Le théâtre est un piège où les femmes se perdent. Ce motif, très récurrent, de la « femme perdue » connaît même une version littérale. Un traité anonyme anglais de 1625 met ainsi en garde les chefs de famille : les filles ou les servantes sont parfois enlevées quand elles se rendent au théâtre. Outre la souillure morale, il faut craindre le rapt. L’accusation fait fonds sur l’épisode de l’enlèvement des Sabines, qui eut lieu à l’occasion de jeux organisés par Romulus et qui se trouve souvent rappelé dans les textes qui attaquent le théâtre. Un peu plus de quarante années auparavant, le deuxième réquisitoire de Gosson agitait lui aussi la menace de l’enlèvement, cette fois en s’appuyant ouvertement sur L’Art d’aimer d’Ovide (Playes confuted in fiue actions, 1582). Venant après l’évocation des danses lascives qui allument le désir violent des spectateurs et jettent les jeunes gens dans leurs lits, le « piège » que constitue pour les femmes le lieu théâtral est à comprendre ici dans un sens très concret.
À ces versions littérales s’ajoutent de multiples versions métaphoriques de la « femme perdue » car les spectatrices sont livrées aux tentations et à la concupiscence que fait naître le théâtre. On trouve alors deux scénarios : celui de la possédée et celui de la pervertie. En Espagne, le père Juan Ferrer envisage une réforme possible du théâtre et évoque des conversions miraculeuses à la représentation de pièces hagiographiques ; pourtant, dans l’un de ses sermons, il met en garde les fidèles contre les dangers auxquels s’exposent les femmes qui vont au théâtre, et il raconte l’histoire d’une jeune spectatrice : lors d’une représentation de la vie de Madeleine, elle tombe amoureuse du Christ, « ou plutôt, de celui qui interprétait le rôle du Christ » ; elle abandonne ensuite son foyer en pleine nuit et, comme une possédée, le suit de ville en ville – incarnant ainsi une version diabolique de l’histoire de la sainte… Ce genre de récit plonge ses ramifications dans la fin du De Spectaculis, où Tertullien invoque plusieurs témoignages qui attestent la présence du diable au théâtre et qui presque tous mettent en scène des spectatrices. La possession, comme le rapt, constitue en fait l’aboutissement de la logique de perdition qui préside à toute représentation théâtrale ; elle est l’horizon de l’aliénation qui menace toutes les femmes qui prennent part à celle-ci. Le deuxième scénario correspond à la perversion de la femme qui entre chaste et innocente au spectacle et en ressort impudique. L’idée vient de l’épître à Donat de Saint Cyprien : « On apprend l’adultère en voyant ces bouffons faire les amoureux ; et l’applaudissement populaire autorisant le cours de leurs actions qui ne servent que d’amorce aux vices. Une femme qui peut-être avait été chaste à la comédie y perd la honte et en revient impudique. » Le motif est repris de traité en traité, en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre, et les auteurs insistent sur deux points : le regard comme vecteur déterminant de la souillure, puisqu’il provoque une implication charnelle ; le caractère systématique de la chute, car il suffit d’une fois, d’une seule représentation, pour faire une débauchée d’une femme pure. Ce type de discours est évidemment relancé par le renouveau de la comédie, en particulier en France, dans les années 1660 avec le succès de Molière. Pour le Sieur de Rochemont, auteur non identifié des Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, « La naïveté malicieuse de son Agnès, a plus corrompu de Vierges que les Écrits les plus licencieux ». La comédie « honnête » est alors condamnée comme plus dangereuse encore que la farce la plus débridée, puisqu’elle donne une allure acceptable aux obscénités et qu’elle attaque en quelque sorte « à couvert » la pudeur féminine. En Angleterre, la comédie de la Restauration développe un comique particulièrement libre, qui va se trouver au cœur de la polémique de la toute fin du siècle, désignée sous le nom de « The Jeremy Collier Controversy » : pour Collier et ses partisans, d’une part, les spectatrices sont encouragées à imiter les personnages qui s’abandonnent aux aventures amoureuses ou adultères ; d’autre part, les propos lestes ou les plaisanteries grivoises des comédies provoquent leur imagination et affranchissent leur désir, au point de corrompre leur honnêteté.
En fait, le discours sur les dangers auxquels s’exposent les femmes au théâtre s’intensifie dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Outre le renouveau de la comédie, on peut invoquer deux autres facteurs pour l’expliquer. Tout d’abord, le discours polémique s’infléchit alors vers l’instance spectatrice, qu’elle soit masculine ou féminine. Ensuite, la fréquentation féminine des théâtres augmente et, plus généralement, le rôle des femmes dans la sphère culturelle s’accroît. Dans cette perspective, l’intensification de la condamnation n’apparaît que comme l’autre face d’un processus de normalisation de la présence des femmes au théâtre. D’ailleurs, du côté des défenseurs, on défend aussi plus volontiers la cause des femmes. Dans la Critique de l’École des femmes, Molière fait du public féminin une instance de jugement légitime. En outre, à travers la figure d’Uranie et la dédicace du texte à la reine mère, il ménage pour elles un accès non transgressif à un comique quelque peu licencieux. De l’autre côté de la Manche, à travers le dialogue de deux personnages de spectatrices, une comédie de Vanbrugh (The Provok’d Wife, 1697) interprète le double-bind de la réception féminine aux plaisanteries obscènes comme un instrument de la domination masculine. Plus tard, chez d’Alembert et Marmontel, la défense du théâtre s’articulera plus explicitement encore à la défense des femmes.
Les adversaires du théâtre convoquent donc les femmes, et plus largement le féminin, pour nourrir leurs attaques et dénoncer la potentialité scandaleuse de cette pratique culturelle ainsi que son pouvoir d’altération des êtres et de l’ordre. On l’a vu, à leurs yeux, les actrices sont un danger du théâtre et les spectatrices sont en danger au théâtre. Mais en fait le discours théâtrophobe ne distingue pas entre coupables et victimes : sur la scène comme dans la salle, c’est toujours la sexualité féminine, excessive ou transgressive, qui est en cause – parce qu’il s’agit de la contrôler afin qu’elle ne menace pas l’ordre patriarcal. La position centrale que ces discours donnent aux femmes les constitue du coup en enjeu de la légitimation du théâtre, si bien que le développement du théâtre et la conquête de sa place dans la société devra aussi passer par elles.

