Les femmes et les controverses sur le théâtre
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Les femmes et les controverses sur le théâtre

Le 16 Juil 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129
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Mar­di 8 mars 2016
Alter­na­tives théâ­trales – Écri­t­ure et créa­tion au féminin
Inter­ven­tion de Clotilde Thouret (Paris-Sor­bonne, CRLC-Labex Obvil)

De la Renais­sance aux Lumières, la par­tic­i­pa­tion au phénomène théâ­tral, sur la scène comme dans la salle, est pro­fondé­ment dif­féren­ciée selon le genre. L’affirmation pour­rait con­fin­er au tru­isme tant elle vaut pour toute activ­ité à cette époque, cepen­dant cette dif­féren­ci­a­tion des sex­es est par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble au théâtre alors même que la pra­tique dra­ma­tique pour­rait ten­dre à gom­mer la dif­férence de genre : en effet, hommes et femmes se trou­vent engagés dans la même activ­ité, sur la scène (jouer) comme dans la salle (regarder, juger). En France, par exem­ple, pen­dant toute la pre­mière par­tie du XVI­Ie siè­cle, les femmes ne sont pas admis­es à la farce, présen­tée dans la deux­ième par­tie de la séance théâ­trale ; dans les années 1630, les théâtres se dotent de galeries et de loges qui leur sont réservées. Si cela leur donne des espaces priv­ilégiés et en quelque sorte pro­tégés, cela les place aus­si très explicite­ment sous le regard des spec­ta­teurs mas­culins.
Les con­tro­ver­s­es sur le théâtre cristallisent cette par­tic­i­pa­tion gen­rée à l’expérience théâ­trale. Les dis­cours théâtro­phobes sin­gu­larisent les femmes, qu’elles soient actri­ces ou spec­ta­tri­ces : les pre­mières sont un dan­ger du théâtre et les deux­ièmes sont en dan­ger au théâtre. 

Les actri­ces stig­ma­tisées 

Les actri­ces, assim­ilées à des pros­ti­tuées, sont accusées de sus­citer le désir con­cu­pis­cent et des pas­sions incon­trôlées chez les spec­ta­teurs par l’exhibition de leurs corps apprêtés et aguicheurs. Le père Voisin, secré­taire du Prince du Con­ti, fait preuve dans ce domaine d’une vir­u­lence excep­tion­nelle : il com­pare la comé­di­enne à un ser­pent qui est « si beau, et a des écailles emmail­lées d’or, et de divers­es couleurs si vives, et si reluisantes, qu’il rav­it le cœur et l’affection de celui qui le regarde ». Ses charmes, mis en valeur par ses atti­tudes las­cives, son cos­tume et ses paroles amoureuses, sont « des pièges où tombent les âmes les plus inno­centes » (Défense du traité de Mgr le Prince de Con­ti, 1670). Les charmes de l’actrice incar­nent finale­ment le principe théâ­tral lui-même, celui d’une séduc­tion trompeuse, d’un arti­fice men­songer qui piège les sens du chré­tien et le détourne du salut.
L’actrice est aus­si présen­tée comme un fer­ment de désor­dre poli­tique et social. En Espagne, le père Mar­i­ana évoque des groupes de jeunes gens qui, aveuglés par leur désir, ont enlevé des comé­di­ennes, en tirant l’épée con­tre les comé­di­ens. Dans une longue suite d’anecdotes qu’il des­tine à Philippe II pour le con­va­in­cre de main­tenir les théâtres publics fer­més, Luper­cio Leonar­do de Argen­so­la fait se suc­céder les cas de gen­til­shommes qui aban­don­nent leurs offices et leurs devoirs pour vivre dans le péché avec ces femmes per­dues. Si l’on en croit cet ancien dra­maturge, la pra­tique théâ­trale ne serait en réal­ité qu’un par­avent pour une activ­ité pros­ti­tu­tion­nelle.
L’interdiction faite aux femmes de jouer dans les « com­mon plays » en Angleterre ne suf­fit pas à épargn­er les comé­di­ennes : d’une part, des cri­tiques vir­u­lentes sur­gis­sent quand des actri­ces étrangères mon­tent sur les planch­es ou quand des femmes ama­teurs inter­prè­tent un masque, et d’autre part, cer­tains réquisi­toires, comme celui de Prynne, pèsent le pour et le con­tre de la présence des femmes sur scène pour la con­damn­er tout autant, voire plus, que celle des boy actors (Histrio-Mas­tix, 1633). Et quand l’accusation se déploie con­tre les jeunes acteurs, c’est le dan­ger de l’effémination qui est pointé, menaçant les comé­di­ens amenés à imiter la voix et les atti­tudes des femmes, menaçant égale­ment les spec­ta­teurs portés à un désir con­tre-nature et s’efféminant eux aus­si dans cette occu­pa­tion amol­lis­sante.

Les spec­ta­tri­ces en dan­ger : le théâtre est un piège 

Les spec­ta­tri­ces quant à elles, sont au cen­tre de trois types de con­damna­tion. La pre­mière tient à leur « nature » : comme elles sont réputées plus faibles et plus sujettes au vice que les hommes, elles sont désignées comme les pre­mières vic­times des pas­sions néfastes qui cir­cu­lent dans le théâtre. La deux­ième tient au dis­posi­tif théâ­tral lui-même : le dis­cours théâtro­phobe souligne le dan­ger des « assem­blées ». Que les deux sex­es assis­tent ensem­ble à la représen­ta­tion, en par­ti­c­uli­er à la représen­ta­tion d’intrigues amoureuses, est sus­cep­ti­ble de met­tre le feu à l’étincelle du désir et de provo­quer la chute – si bien que dans les théâtres espag­nols, spec­ta­teurs et spec­ta­tri­ces sont séparés, du moins offi­cielle­ment : les femmes assis­tent à la représen­ta­tion dans la cazuela, une série de loges sur une plate-forme située en face et à dis­tance de la scène. Enfin, la troisième con­damna­tion con­cerne plus spé­ci­fique­ment le genre comique : les détracteurs du théâtre stig­ma­tisent les plaisan­ter­ies obscènes et mal­hon­nêtes, qui offensent la pudeur et la mod­estie des femmes, et dégradent leur hon­nêteté. Qu’elles rient ou qu’elles se récri­ent, elles mon­trent tou­jours une imag­i­na­tion vicieuse. Les femmes sont donc en dan­ger au théâtre. Le théâtre est un piège où les femmes se per­dent. Ce motif, très récur­rent, de la « femme per­due » con­naît même une ver­sion lit­térale. Un traité anonyme anglais de 1625 met ain­si en garde les chefs de famille : les filles ou les ser­vantes sont par­fois enlevées quand elles se ren­dent au théâtre. Out­re la souil­lure morale, il faut crain­dre le rapt. L’accusation fait fonds sur l’épisode de l’enlèvement des Sabines, qui eut lieu à l’occasion de jeux organ­isés par Romu­lus et qui se trou­ve sou­vent rap­pelé dans les textes qui attaque­nt le théâtre. Un peu plus de quar­ante années aupar­a­vant, le deux­ième réquisi­toire de Gos­son agi­tait lui aus­si la men­ace de l’enlèvement, cette fois en s’appuyant ouverte­ment sur L’Art d’aimer d’Ovide (Playes con­fut­ed in fiue actions, 1582). Venant après l’évocation des dans­es las­cives qui allu­ment le désir vio­lent des spec­ta­teurs et jet­tent les jeunes gens dans leurs lits, le « piège » que con­stitue pour les femmes le lieu théâ­tral est à com­pren­dre ici dans un sens très con­cret.
À ces ver­sions lit­térales s’ajoutent de mul­ti­ples ver­sions métaphoriques de la « femme per­due » car les spec­ta­tri­ces sont livrées aux ten­ta­tions et à la con­cu­pis­cence que fait naître le théâtre. On trou­ve alors deux scé­nar­ios : celui de la pos­sédée et celui de la per­ver­tie. En Espagne, le père Juan Fer­rer envis­age une réforme pos­si­ble du théâtre et évoque des con­ver­sions mirac­uleuses à la représen­ta­tion de pièces hagiographiques ; pour­tant, dans l’un de ses ser­mons, il met en garde les fidèles con­tre les dan­gers aux­quels s’exposent les femmes qui vont au théâtre, et il racon­te l’histoire d’une jeune spec­ta­trice : lors d’une représen­ta­tion de la vie de Madeleine, elle tombe amoureuse du Christ, « ou plutôt, de celui qui inter­pré­tait le rôle du Christ » ; elle aban­donne ensuite son foy­er en pleine nuit et, comme une pos­sédée, le suit de ville en ville – incar­nant ain­si une ver­sion dia­bolique de l’histoire de la sainte… Ce genre de réc­it plonge ses ram­i­fi­ca­tions dans la fin du De Spec­ta­c­ulis, où Ter­tul­lien invoque plusieurs témoignages qui attes­tent la présence du dia­ble au théâtre et qui presque tous met­tent en scène des spec­ta­tri­ces. La pos­ses­sion, comme le rapt, con­stitue en fait l’aboutissement de la logique de perdi­tion qui pré­side à toute représen­ta­tion théâ­trale ; elle est l’horizon de l’aliénation qui men­ace toutes les femmes qui pren­nent part à celle-ci. Le deux­ième scé­nario cor­re­spond à la per­ver­sion de la femme qui entre chaste et inno­cente au spec­ta­cle et en ressort impudique. L’idée vient de l’épître à Donat de Saint Cyprien : « On apprend l’adultère en voy­ant ces bouf­fons faire les amoureux ; et l’applaudissement pop­u­laire autorisant le cours de leurs actions qui ne ser­vent que d’amorce aux vices. Une femme qui peut-être avait été chaste à la comédie y perd la honte et en revient impudique. » Le motif est repris de traité en traité, en France, en Espagne, en Ital­ie, en Angleterre, et les auteurs insis­tent sur deux points : le regard comme vecteur déter­mi­nant de la souil­lure, puisqu’il provoque une impli­ca­tion char­nelle ; le car­ac­tère sys­té­ma­tique de la chute, car il suf­fit d’une fois, d’une seule représen­ta­tion, pour faire une débauchée d’une femme pure. Ce type de dis­cours est évidem­ment relancé par le renou­veau de la comédie, en par­ti­c­uli­er en France, dans les années 1660 avec le suc­cès de Molière. Pour le Sieur de Rochemont, auteur non iden­ti­fié des Obser­va­tions sur une comédie de Molière inti­t­ulée Le Fes­tin de Pierre, « La naïveté mali­cieuse de son Agnès, a plus cor­rompu de Vierges que les Écrits les plus licen­cieux ». La comédie « hon­nête » est alors con­damnée comme plus dan­gereuse encore que la farce la plus débridée, puisqu’elle donne une allure accept­able aux obscénités et qu’elle attaque en quelque sorte « à cou­vert » la pudeur fémi­nine. En Angleterre, la comédie de la Restau­ra­tion développe un comique par­ti­c­ulière­ment libre, qui va se trou­ver au cœur de la polémique de la toute fin du siè­cle, désignée sous le nom de « The Jere­my Col­lier Con­tro­ver­sy » : pour Col­lier et ses par­ti­sans, d’une part, les spec­ta­tri­ces sont encour­agées à imiter les per­son­nages qui s’abandonnent aux aven­tures amoureuses ou adultères ; d’autre part, les pro­pos lestes ou les plaisan­ter­ies grivois­es des comédies provo­quent leur imag­i­na­tion et affran­chissent leur désir, au point de cor­rompre leur hon­nêteté.
En fait, le dis­cours sur les dan­gers aux­quels s’exposent les femmes au théâtre s’intensifie dans la deux­ième moitié du XVI­Ie siè­cle. Out­re le renou­veau de la comédie, on peut invo­quer deux autres fac­teurs pour l’expliquer. Tout d’abord, le dis­cours polémique s’infléchit alors vers l’instance spec­ta­trice, qu’elle soit mas­cu­line ou fémi­nine. Ensuite, la fréquen­ta­tion fémi­nine des théâtres aug­mente et, plus générale­ment, le rôle des femmes dans la sphère cul­turelle s’accroît. Dans cette per­spec­tive, l’intensification de la con­damna­tion n’apparaît que comme l’autre face d’un proces­sus de nor­mal­i­sa­tion de la présence des femmes au théâtre. D’ailleurs, du côté des défenseurs, on défend aus­si plus volon­tiers la cause des femmes. Dans la Cri­tique de l’École des femmes, Molière fait du pub­lic féminin une instance de juge­ment légitime. En out­re, à tra­vers la fig­ure d’Uranie et la dédi­cace du texte à la reine mère, il ménage pour elles un accès non trans­gres­sif à un comique quelque peu licen­cieux. De l’autre côté de la Manche, à tra­vers le dia­logue de deux per­son­nages de spec­ta­tri­ces, une comédie de Van­brugh (The Provok’d Wife, 1697) inter­prète le dou­ble-bind de la récep­tion fémi­nine aux plaisan­ter­ies obscènes comme un instru­ment de la dom­i­na­tion mas­cu­line. Plus tard, chez d’Alembert et Mar­mon­tel, la défense du théâtre s’articulera plus explicite­ment encore à la défense des femmes. 

Les adver­saires du théâtre con­vo­quent donc les femmes, et plus large­ment le féminin, pour nour­rir leurs attaques et dénon­cer la poten­tial­ité scan­daleuse de cette pra­tique cul­turelle ain­si que son pou­voir d’altération des êtres et de l’ordre. On l’a vu, à leurs yeux, les actri­ces sont un dan­ger du théâtre et les spec­ta­tri­ces sont en dan­ger au théâtre. Mais en fait le dis­cours théâtro­phobe ne dis­tingue pas entre coupables et vic­times : sur la scène comme dans la salle, c’est tou­jours la sex­u­al­ité fémi­nine, exces­sive ou trans­gres­sive, qui est en cause – parce qu’il s’agit de la con­trôler afin qu’elle ne men­ace pas l’ordre patri­ar­cal. La posi­tion cen­trale que ces dis­cours don­nent aux femmes les con­stitue du coup en enjeu de la légiti­ma­tion du théâtre, si bien que le développe­ment du théâtre et la con­quête de sa place dans la société devra aus­si pass­er par elles.

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Écrit par Clotilde Thouret
Clotilde Thouret enseigne la lit­téra­ture com­parée à l’u­ni­ver­sité de Paris-Sor­bonne, Sor­bonne Uni­ver­sité. Spé­cial­iste des lit­téra­tures européennes de la...Plus d'info
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