Singularités des parcours de femmes en art dramatique et mécanismes du « plafond de verre »
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Singularités des parcours de femmes en art dramatique et mécanismes du « plafond de verre »

Une enquête commandée par l’association HF Île-de-France

Le 18 Jan 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129
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Sin­gu­lar­ités des par­cours de femmes en art dra­ma­tique et mécan­ismes du « pla­fond de verre »

L’association HF Île-de-France, née en 2009, s’est fixé pour objec­tif de repér­er et de lut­ter con­tre les iné­gal­ités entre les femmes et les hommes dans les milieux de l’art et de la cul­ture, notam­ment « en ori­en­tant les poli­tiques publiques et de l’action artis­tique et cul­turelle » (http://www.hf-idf.org/qui-sommes-nous/). Par­mi ses vingt reven­di­ca­tions, fig­ure la « pro­duc­tion, pub­li­ca­tion et large dif­fu­sion de rap­ports et études sur les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles » (http://www.hfidf.org/wp-content/uploads/2015 – 10-21-manifeste-HF.pdf). Ce desider­a­tum con­stitue la sec­onde propo­si­tion du Mou­ve­ment HF, la pre­mière étant la « péren­ni­sa­tion de l’Observatoire de l’égalité » qui effectue une veille sta­tis­tique sex­uée auprès de « toutes les struc­tures qui dis­tribuent et reçoivent l’argent pub­lic ». La présente étude sur les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles des artistes femmes en art dra­ma­tique, réal­isée grâce à un finance­ment de la Région Île-de-France, a été com­man­ditée par l’association HF qui en a défi­ni la cohorte (les indi­vidus con­sid­érés et inter­rogés), à savoir des artistes femmes, inter­prètes ou met­teuses en scène, diplômées de trois écoles nationales de la région Île-de-France : le CNSAD, Con­ser­va­toire Nation­al Supérieur d’Art Dra­ma­tique, l’ESAD, École Supérieure d’Art Dra­ma­tique, dev­enue nationale en 2008, et l’Université de Nan­terre qui pro­pose depuis 2006 un Mas­ter uni­ver­si­taire et pro­fes­sion­nel « mise en scène et dra­maturgie »1. Cette enquête, effec­tuée à par­tir d’entretiens de longue durée, vise à com­pren­dre les raisons pour lesquelles les femmes, qui for­ment un vivi­er impor­tant dans les for­ma­tions et sur le marché du tra­vail, sont sous-représen­tées dans les postes à respon­s­abil­ités. Être nommé.e par le ou la min­istre chargé.e de la cul­ture à la direc­tion d’un Théâtre nation­al, ou, en con­cer­ta­tion avec les col­lec­tiv­ités locales du ter­ri­toire d’im­plan­ta­tion, à celle d’un Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al, est la con­sécra­tion et grat­i­fi­ca­tion la plus impor­tante dont peut jouir un.e artiste du monde de l’art dra­ma­tique. Au début de l’année 2016, on ne trou­ve aucune direc­trice à la tête des Théâtres nationaux – la Comédie-Française, le Théâtre de l’Odéon, le Théâtre nation­al de Chail­lot, le Théâtre nation­al de Stras­bourg, et le Théâtre nation­al de la Colline – et neuf direc­tri­ces pour 28 hommes directeurs de Cen­tre Dra­ma­tiques Nationaux et Cen­tres Dra­ma­tiques Régionaux, soit 24% de femmes2 . Cette iné­gal­ité de fait qui con­tred­it l’inégalité de droit mon­tre que l’exclusion des femmes, qui a été con­sti­tu­tive de la sphère publique poli­tique (Sénac 2015, Fraisse 1989) reste un phénomène d’actualité quand il s’agit d’occuper les postes les plus élevés de la hiérar­chie des étab­lisse­ments publics. Le pla­fond de verre qui « désigne la dif­fi­culté pour les femmes d’accéder aux plus hauts niveaux du pou­voir, du pres­tige et des rémunéra­tions » (Bus­cat­to, Mar­ry, 2009, 171) opère dans un monde perçu comme « enchan­té », celui du théâtre, où les dis­cours et l’imaginaire pro­fes­sion­nel van­tent l’émancipation aux côtés de la voca­tion. Appréhen­der les tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles (et de vie) des comédien.ne.s afin de saisir où la dis­crim­i­na­tion entre en jeu, c’est suiv­re les pré­con­i­sa­tions de Reine Prat dans le sec­ond rap­port qu’elle remis à la mis­son égal­itéS du Min­istère de la Cul­ture, en 2009. Reine Prat insiste sur l’importance de con­sid­ér­er l’inégalité d’accès aux direc­tions comme « l’aboutissement d’un long proces­sus, dont chaque étape doit être exam­inée de manière à déter­min­er les seuils où s’instaurent les iné­gal­ités de traite­ment entre hommes et femmes » (Prat 2009, 23). 

Elle iden­ti­fie des « étapes où se sédi­mentent les iné­gal­ités tout au long du par­cours pro­fes­sion­nel :

  • les enseigne­ments artis­tiques […], l’insertion pro­fes­sion­nelle
  • les rela­tions de tra­vail […]
  • l’exercice des respon­s­abil­ités et la prise de déci­sion
  • l’accès aux moyens de pro­duc­tion, aux réseaux de dif­fu­sion, à la vis­i­bil­ité
    médi­a­tique
  • les représen­ta­tions artis­tiques » (Prat 2009, 24).


Tout en obser­vant la dif­fi­culté à accéder et à se main­tenir dans la pro­fes­sion pour les comé­di­ens et comé­di­ennes (Wal­lon 2015, 81 ; Rolle, Moescler 2015, 7), nous cher­chons à iden­ti­fi­er les fac­teurs d’asymétrie entre hommes et femmes, au cours de la for­ma­tion, dans l’accès au méti­er et aux postes à respon­s­abil­ités, autant d’espaces d’opportunités dif­féren­ciées en fonc­tion du genre. Après avoir exposé la méthodolo­gie employée, nous présen­terons cer­tains des résul­tats les plus nota­bles de cette recherche : la dif­fi­culté à entr­er dans le méti­er et à y rester ; les pra­tiques et modal­ités de con­sécra­tion et les dis­crim­i­na­tions gen­rées. 

Une cohorte aux mul­ti­ples entrées : méthodolo­gie et démarche qual­i­ta­tive

Iden­ti­fi­er les for­ma­tions et par­cours de celles qui ont été nom­mées à la direc­tion d’un Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al, toutes met­teuses en scène, per­met d’in­ter­roger l’accès des femmes aux postes à respon­s­abil­ités. Les direc­tri­ces d’in­sti­tu­tions nationales présen­te­ment en poste, tout comme les directeurs, ont étaient for­mées à la mise en scène sur le tas, après une for­ma­tion ini­tiale de comé­di­enne, à l’u­ni­ver­sité ou dans une grande école. Trois exem­ples illus­trent ces dif­férents cas de fig­ure. Murielle Mayette, seule femme à avoir dirigé un Théâtre Nation­al, la Comédie Française, de 2009 à 2014, est élève du CNSAD puis socié­taire de la Comédie Française. Macha Makeï­eff, nom­mée à La Criée Théâtre Nation­al de Mar­seille en 2011, suit une for­ma­tion uni­ver­si­taire après un cur­sus au Con­ser­va­toire de théâtre de Mar­seille. Marie-José Malis est anci­enne élève de l’École Nor­male Supérieure-Ulm et agrégée de let­tres mod­ernes. Elle fonde sa com­pag­nie la Lev­an­ti­na en 1996 et se forme sur le tas. Aucun.e des directeurs ou direc­trice de cette généra­tion n’a suivi de for­ma­tion à la mise en scène. Con­traire­ment à bon nom­bre d’autres pays où « le théâtre a ses let­tres de noblesse » et où la mise en scène s’enseigne depuis longtemps (l’Allemagne, la Russie, les Etats-Unis et les pays dits de l’Est), en France, ce n’est qu’en 2001 qu’ouvre la pre­mière for­ma­tion nationale qui lui est con­sacrée : l’Unité Nomade de for­ma­tion à la mise en scène, hébergée par le CNSAD (Thibau­dat 2001), bien­tôt suiv­ie par l’ENSATT (École Nationale Supérieure d’Art et des Tech­niques du Théâtre) dont le Départe­ment « mise en scène » est fondé en 2003. Or, la lit­téra­ture soci­ologique (Mauger, Naudi­er, Bus­cat­to) a mon­tré que plus les bar­rières d’accès au méti­er sont informelles, c’est-à-dire non-insti­tu­tion­nal­isées par le biais de for­ma­tion et fron­tières juridiques, plus les femmes sont écartées d’un fonc­tion­nement cor­po­ratiste de « fra­ter­nité exclu­sive » sur lequel nous revien­drons. Il est fort prob­a­ble que plusieurs des futur.e.s candidat.e.s à la direc­tion des insti­tu­tions nationales auront suivi une for­ma­tion nationale à la mise en scène, notam­ment les femmes, en général plus diplômées que ne le sont leurs homo­logues mas­culins au moment où elles déposent leur can­di­da­ture. 

Le choix de la pop­u­la­tion étudiée prend en compte l’institutionnalisation de l’enseignement de la mise en scène aus­si bien que les for­ma­tions sur le tas. Aus­si, n’interroger que celles et ceux qui se dis­ent met­teurs et met­teuses en scène alors même que l’offre de for­ma­tion à la mise en scène est réduite et récente aurait d’emblée mis de côté la poly­va­lence des interviewé.e.s et l’observation d’un poten­tiel pas­sage des fonc­tions d’interprètes à celles de directeur ou direc­trice de pro­jets artis­tiques. Cette option aurait ignoré l’importance des allers-retours d’une activ­ité à l’autre, et exclu les comédien.ne.s sus­cep­ti­bles de pass­er à d’autres fonc­tions engageant plus de respon­s­abil­ités. La cohorte qui réu­nit comédien.n.es et respon­s­ables de pro­jets artis­tiques, rend ain­si compte d’une cer­taine indis­tinc­tion « entre des pôles étanch­es de la divi­sion du tra­vail artis­tique » (Menger 2009, 532, 520), et de par­cours qui se con­stru­isent de manière aus­si bien volon­taire qu’aléatoire. De fait, met­tre en scène ou jouer implique des activ­ités sub­sidi­aires autres que stricte­ment ali­men­taires. 

27 entre­tiens, 3 écoles, 3 moments de la car­rière

Nous avons réal­isé 27 entre­tiens semi-direc­tifs longs avec deux tiers de femmes et un tiers d’hommes, soit 18 femmes et 9 hommes, pour cha­cune des for­ma­tions nationales en Île-de-France. Le CNSAD est l’école la plus con­voitée, désignée par les diplômé.e.s comme une « école de soliste » et « la voix d’accès à la Comédie Française », 90% des socié­taires étant issu.e.s du CNSAD. 

Quand on arrive au Cons, il y a toutes ces indi­vid­u­al­ités qui ont été à un moment don­né un peu phares dans leur groupe, et ils se pren­nent tous pour le Roi Soleil. Au Cons, on se prend pour le Roi Soleil. Le prob­lème, c’est qu’il y en a trente, voire, trois fois trente des Rois Soleils…

Mathilde, CNSAD, + 10 ans

Comme l’indique l’extrait ci-dessus, les cri­tiques por­tent sur le car­ac­tère indi­vidu­el de la for­ma­tion, ain­si que sur une cer­taine étanchéité ou hiérar­chi­sa­tion des rôles et des fonc­tions entre met­teurs et met­teuses en scène, comédien.ne.s, technicien.ne.s à la dis­po­si­tion des étudiant.e.s. Enfin, la ten­dance à une dis­tri­b­u­tion nat­u­ral­iste où les gen­res du rôle et de l’interprète coïn­ci­dent tendrait à réaf­firmer les stéréo­types sex­ués. Une comé­di­enne, Hélène, diplômée de l’ESAD, qui est, grâce à un mem­bre de sa famille, très inté­grée depuis sa sor­tie au milieu pro­fes­sion­nel com­mente :

Ça, le fait d’être dans des emplois, c’est le Con­ser­va­toire, le réper­toire, etc. […]. L’ESAD c’est très par­ti­c­uli­er, tu fais qua­si­ment pas de texte la pre­mière année, tu fais : clown, mar­i­on­nettes, théâ­tral­ité du mou­ve­ment. Après tu fais un stage et dans le stage d’interprétation qu’on a eu avec une très grande comé­di­enne, sur Ham­let, le rôle d’Hamlet a été don­né à une fille, donc le sexe de l’interprète, c’était pas sa préoc­cu­pa­tion […]. 

Il est arrivé que les inter­ven­tions de cer­tains met­teurs en scène péd­a­gogues au CNSAD ail­lent à l’encontre de l’esthétique de l’emploi décrite ci-dessus. L’ensemble des témoignages des diplômé.e.s du CNSAD con­firme cepen­dant cette ten­dance. De fait, l’ESAD qui prône la créa­tion col­lec­tive et une indis­tinc­tion des tâch­es fonc­tionne avec un bud­get annuel bien inférieur à celui du CNSAD, les diplômé.e.s de l’ESAD, décou­vrant les réal­ités du méti­er avec moins de décon­v­enues que les élèves du CNSAD et s’adaptant avec moins de désagré­ment à la néces­saire diver­si­fi­ca­tion des emplois : jeu ou fig­u­ra­tion dans la pub­lic­ité ou l’événementiels, à la télévi­sion ou dans des parcs d’attractions, etc.

Autre point de dif­férence majeure entre le CNSAD et l’ESAD : les anciens et anci­ennes du Con­ser­va­toire reçoivent le sou­tien du JTN qui est une asso­ci­a­tion loi 1901 (fondée en 1971), sub­ven­tion­née par le Min­istère de la Cul­ture et de la Com­mu­ni­ca­tion. Sa mis­sion est d’accompagner pen­dant trois années les artistes diplômé.e.s du Con­ser­va­toire Nation­al Supérieur d’Art Dra­ma­tique (CNSAD) et de l’École supérieure d’art dra­ma­tique du Théâtre Nation­al de Stras­bourg (École du TNS) en organ­isant des audi­tions et en cofi­nançant les salaires des comédien.ne.s. Bien que les comédien.ne.s issu.e.s de l’E­SAD soit inscrit.e.s dans la base de don­nées du JTN, le Réper­toire des artistes issus des écoles supérieures l’ESAD, la ren­con­tre avec les met­teurs en scène par le biais des audi­tions, reste le priv­ilège jalousé des diplômé.e.s du CNSAD et de l’École du TNS. 

Les Mas­ter 1 et Mas­ter 2 dis­pen­sés en deux ans par l’Université Paris Ouest Nan­terre la Défense occupe une place à part dans le paysage de la for­ma­tion supérieure en théâtre : l’enseignement, à la fois uni­ver­si­taire et pro­fes­sion­nel, théorique et pra­tique, « prépar[e] aux métiers de la mise en scène et de la dra­maturgie ». Sur les neuf per­son­nes inter­rogées issues de Nan­terre, huit d’entre elles sont por­teurs ou por­teuses de pro­jets et l’étaient avant d’intégrer la for­ma­tion. Seul l’un d’entre eux n’avait jamais réal­isé de mis­es en scène. Les diplômé.e.s, dont le par­cours intel­lectuel est sou­vent plus con­sis­tant que celui des élèves des écoles nationales, soulig­nent l’intérêt des stages pro­fes­sion­nels tout en exp­ri­mant des réserves vis-à-vis d’une for­ma­tion « que l’on peut inté­gr­er plus facile­ment », « dont le niveau est assez pro­fes­sion­nel, mais qui n’a pas la renom­mée des écoles nationales ». C’est moins la qual­ité de l’enseignement qui est remise en ques­tion que son manque de renom­mée nationale et inter­na­tionale.

Le pre­mier groupe de per­son­nes inter­viewées (A) est sor­ti diplômé de l’une des écoles nationales de la Région Île-de-France, il y a env­i­ron dix ans, entre 2003 et 2007, le sec­ond (B), il y a cinq ans, entre 2008 et 2011. Le troisième groupe © est diplômé depuis 2012 ou 2013. Notre atten­tion porte davan­tage sur l’ancienneté, soit l’année de référence au moment de l’entretien (+ 0 ou 1 an, + 5 ans, + 10 ans)3, que sur l’année civile de sor­tie des élèves. Notons le léger décalage entre d’une part, les deux écoles nationales de comédien.ne.s (ESAD et CNSAD), et de l’autre, l’Université de Nan­terre qui n’ouvre son cur­sus de for­ma­tion à la mise en scène et à la dra­maturgie qu’en 2006, soit sept ans et non dix avant le début de l’enquête, ce qui explique la moin­dre vis­i­bil­ité à long terme des par­cours de leurs diplômé.e.s. 

Grandeur et mis­ère des comé­di­ennes : se for­mer, entr­er dans le méti­er, y rester4

Les con­cours nationaux aux nationales de jeu : une pre­mière dis­crim­i­na­tion envers les femmes ? 

La sélec­tion pour les écoles nationales est plus impor­tante pour les can­di­dates ; deux tiers des candidat.e.s aux con­cours d’entrée sont des femmes. Sur le nom­bre restreint de per­son­nes inter­rogées, insuff­isant pour éla­bor­er des sta­tis­tiques, les femmes inter­viewées ont un plus haut degré de qual­i­fi­ca­tion que leurs pairs mas­culins et une expéri­ence artis­tique plus con­séquente au moment de pass­er les con­cours. Cette ten­dance a aus­si été repérée par Olivi­er Moeschler et Valérie Rolle, auteurs d’une enquête sur la Haute école de théâtre de Suisse romande, La Man­u­fac­ture (Moeschler, Rolle, 2015). Par ailleurs, plus d’un tiers des femmes inter­rogées ont un des deux par­ents appar­tenant à la pro­fes­sion, ou ont reçu un autre type d’éducation artis­tique (danse, musique ou chant). En out­re, lors des entre­tiens, à la fois les can­di­dats et les can­di­dates aux con­cours nationaux jugent que les femmes four­nissent un tra­vail plus impor­tant que leurs cama­rades mas­culins pour se pré­par­er et faire face à la con­cur­rence. Un diplômé de l’ESAD com­mente au sujet de la sélec­tion moins accrue pour les hommes : « Je ren­con­tre beau­coup moins de filles glan­deuses que de garçons. Y en a une pour dix ».

De la voca­tion aux aspérités du ter­rain

Quelles que soient les expéri­ences que les comédien.ne.s, met­teurs et met­teuses en scène ont vécues, ils et elles ont une image idéale de leur méti­er comme des formes accom­plies d’expression de soi (Bus­cat­to, 2008a). « Je veux faire ce méti­er, je fais ce méti­er, pour une cer­taine lib­erté d’expression, une cer­taine human­ité, une cer­taine idée de l’être humain et du rap­port à l’autre », explique une femme met­teuse en scène et comé­di­enne, diplômée de l’Université de Nan­terre. Pour Marie (CNSAD + 5 ans), qui refuse d’être dans la « vente d’elle-même », et perd son statut peu à peu, « le théâtre, c’est un endroit où [elle a] décou­vert la lib­erté, une cer­taine forme de vie peut-être plus forte que la vie ».  

« La ren­con­tre abrupte avec les réal­ités du méti­er », « le rap­port à la rival­ité avec les autres filles », la vente, et le com­merce de soi et de son image, sont autant de raisons invo­quées par les interviewé.e.s qui expliquent pour eux et elles, le taux de sor­tie impor­tant dans les pre­mières années de pro­fes­sion­nal­i­sa­tion. Ils et elles font état d’un décalage impor­tant entre l’univers imag­i­naire qui ren­voie à la cama­raderie, à l’esprit de corps, à la sol­i­dar­ité et « la réal­ité d’une con­cur­rence mal vécue » (Paradeise 1996, 100). Une autre décep­tion pour certain.e.s con­siste à voir « réduits à peau de cha­grin » les temps de recherch­es artis­tiques, tant atten­dus et foi­son­nants pen­dant la péri­ode de for­ma­tion. Du reste, nom­bre de comédien.ne.s courent les cachets, se dis­ent par­fois contraint.e.s « de faire de l’événe­men­tiel », « des cock­tails, des anniver­saires déguisé.e en Bat­man… », ou encore d’acheter des cachets pour con­serv­er leur accès au régime de l’intermittence. Notons avec Chloé Langeard (Langeard 2012), que l’accès au régime d’indemnisation chô­mage de l’intermittence est para­doxale­ment con­sid­éré comme un statut pro­fes­sion­nel, l’expression « avoir le statut » jouant en ter­mes sym­bol­iques sur l’identité pro­fes­sion­nelle et l’employabilité. 

La diver­si­fi­ca­tion dite interne, d’activités rémunérées en cachets, et externe, d’activités rémunérées au régime général, est plus impor­tante pour les comé­di­ennes inter­rogées qu’elle ne l’est pour les comé­di­ens. Ari­ane, diplômée du CNSAD, se dit être un pur pro­duit de la méri­to­cratie ; elle explique ne pas avoir dis­posé de suff­isam­ment de ressources économiques, rela­tion­nelles, per­son­nelles ou famil­iales pour se main­tenir dans son réseau pro­fes­sion­nel. Les deux spec­ta­cles dans lesquels elle joue sont annulés en 2010, deux ans après sa sor­tie d’école. Elle est alors con­trainte d’accepter des emplois externes et dimin­ue ain­si ses chances de se main­tenir dans le régime de l’intermittence. Elle assume dans un pre­mier temps une « dou­ble vie » (Rolle, Moeschler 2015, 62 citent Lahire), cumu­lant activ­ités internes et « boulots ali­men­taires réguliers » avant de s’apercevoir qu’étant employée à horaires fix­es, elle manque de disponi­bil­ité pour se ren­dre aux audi­tions, aux cast­ings, au théâtre et aux ren­con­tres informelles avec ses cama­rades. Elle se décon­necte ain­si peu à peu de son monde pro­fes­sion­nel. 

Moi, ça fait deux ans et demi que j’ai pas joué. On m’a pro­posé que du tra­vail non rémunéré. On m’a pro­posé deux spec­ta­cles cette année, mais je ne pou­vais pas les accepter parce que j’ai un loy­er à pay­er et que c’était pas pos­si­ble quoi. On me demandait d’être disponible six mois gra­tu­ite­ment. […] Là, en ce moment, on me pro­pose que de jouer gra­tu­ite­ment. Donc, je ne peux pas. Et je ne viens pas d’une famille… je viens d’une famille très mod­este. […] C’est telle­ment dur pour tout le monde. Mais vrai­ment, c’est ahuris­sant… Les seules per­son­nes que je con­nais qui peu­vent con­tin­uer dans ce milieu-là en étant…comédiens, et aus­si du point de vue de la pro­duc­tion, c’est des gens qui, soit n’ont pas de loy­er à pay­er, donc, c’est plus facile pour eux d’avoir des petits revenus, sinon, c’est des gens qui ont des aides famil­iales. Là aus­si, ils n’ont pas la ques­tion du revenu. Ils peu­vent se dire : bon, ben, c’est pas grave, je tra­vaille gra­tu­ite­ment et c’est quelqu’un d’autre qui paye. Ils n’ont pas de ques­tions économiques à se pos­er. Ou alors, c’est des gens qui ont de la famille dans le milieu et c’est un trem­plin énorme.

Marie CNSAD + 5 ans, exerçant un autre méti­er

Cas inverse, Rachel (ESAD, + 5 ans) provient d’une famille aisée. Elle est pro­prié­taire d’un apparte­ment et soutenue par ses par­ents qui finan­cent ses recherch­es artis­tiques, ces dernières trou­vant peu à peu un accueil favor­able dans l’institution. Hélène, obtient, grâce à un mem­bre de sa famille, un emploi de comé­di­enne, l’assiste ensuite à une mise en scène à la Comédie Française, accède au régime de l’intermittence sans dif­fi­culté, moins de neuf mois après sa sor­tie de l’ESAD. Ses pre­miers emplois, bien rémunérés et pres­tigieux, sont por­teurs, et lui per­me­t­tent de pro­gress­er vers d’autres con­trats du même type dans le théâtre sub­ven­tion­né. Il est com­préhen­si­ble que pren­dre con­tact avec un agent ne soit pas une de ses pri­or­ités. 

Les témoignages mon­trent que les ressources famil­iales socio-économiques et la légitim­ité cul­turelle dont héri­tent certain.e.s comédien.ne.s issu.e.s de milieux artis­tiques ou cul­turels sont des élé­ments déter­mi­nants dans les représen­ta­tions et le par­cours des jeunes diplômé.e.s qui arrivent sur le marché du tra­vail. Les car­ac­téris­tiques sociales s’entrecroisent (Cren­shaw 2005). La classe, le sexe, la couleur de peau, l’âge, le réseau de con­nais­sance co-con­stru­isent les rela­tions et les pos­si­bil­ités pro­fes­sion­nelles. 

Les femmes pour lesquelles les revenus sont faibles, et l’accès aux réseaux pro­fes­sion­nels, mal assuré, se retrou­vent plus facile­ment exclues que ne le sont leurs col­lègues mas­culins du régime de l’intermittence. Elles exer­cent plus rapi­de­ment des activ­ités pro­fes­sion­nelles externes, subies, ou choisies du reste, comme dans le cas inac­cou­tumé de Lau­rence, qui refuse d’entrer dans le jeu du « démar­chage », des agents, du site auto­pro­mo­tion­nel, des audi­tions, des pub­lic­ités et autres activ­ités qu’elle juge déval­orisantes, etc. Lau­rence préfère dis­tinguer pro­fes­sion et revenus. Elle sub­vient à ses besoins grâce à d’autres métiers pré­caires : serveuse ou mod­èle vivant pour artistes et cours de dessins. Aucun des hommes ren­con­trés n’a témoigné accepter une si faible recon­nais­sance sociale et finan­cière. Les femmes qui « ont un salaire horaire moyen inférieur de 19 % à celui des hommes » dans les entre­pris­es cul­turelles5 ont-elles intéri­or­isé cet écart de recon­nais­sance ? Seraient-elles plus enclines, parce que davan­tage social­isées à se sous-estimer et par­ti­c­ulière­ment nom­breuses sur un marché du tra­vail sat­uré, à accepter les diver­si­fi­ca­tions externes au méti­er ?

Séduc­tion, rival­ité et har­cèle­ment dans les for­ma­tions et le monde pro­fes­sion­nels 

Dans le monde pro­fes­sion­nel, plus excep­tion­nelle­ment pen­dant les for­ma­tions, les comé­di­ennes subis­sent, plus que leurs con­génères, des rap­ports de séduc­tion ambi­gus, des com­porte­ments misog­y­nes, ou des sit­u­a­tions de har­cèle­ment. L’existence de ces phénomènes reste taboue, même si le rap­port d’information du Sénat n°704 sur la place des femmes dans l’art et la cul­ture, coor­don­né par Brigitte Gonthi­er Mau­rin, « lève l’omerta » sur ces pra­tiques « tolérées », le sex­isme ordi­naire et l’impunité des péd­a­gogues hommes, et pro­pose, par­mi ces recom­man­da­tions, le lance­ment d’une réflex­ion nationale et la rédac­tion d’une charte déon­tologique sur le sujet (Gonthi­er Mau­rin 2013, 52). 

Notons que les comé­di­ens rap­por­tent plus volon­tiers et rapi­de­ment au cours des entre­tiens les préju­dices physiques et moraux vécus par les comé­di­ennes qu’elles ne le font elles-mêmes. Les abus de pou­voir émo­tion­nels, psy­chologiques ou physiques opèrent sur la pente glis­sante des rap­proche­ments « humains » néces­saires qu’impliquerait la « direc­tion d’acteur ».
Meh­di revient sur le trou­ble entre guid­ance de l’enseignant et gestes déplacés :

…de toutes les façons dans notre milieu, du har­cèle­ment, ce sera pas du har­cèle­ment, parce que tu ris, tu fais des blagues ; t’es en train de tra­vailler, je te repo­si­tionne. Je te touche le genou, je sais pas quoi.

Meh­di, CNSAD + 5 ans

« Dans les écoles d’art, pour le dire sché­ma­tique­ment, des généra­tions de ‘Loli­tas’ tra­vail­lent sous l’égide de men­tors qui sont le plus sou­vent des hommes, le plus sou­vent d’un cer­tain âge », écrivait Reine Prat. Cer­taines pro­mo­tions du CNSAD dis­ent avoir con­nu des enseignants dont les cours fai­saient subir « une instru­men­tal­i­sa­tion » ou « une mal­trai­tance psy­chologique ». Les mots d’une des inter­viewées, qui recoupent d’autres témoignages, per­me­t­tent de com­pren­dre l’ambivalence des élèves, entre le refus d’être mal­menées et l’acceptation d’une expéri­ence humaine qui, dans un cer­tain imag­i­naire col­lec­tif, serait d’autant plus révéla­trice artis­tique­ment qu’elle serait coû­teuse humaine­ment : 

[L’enseignant] est un mec qui est très séduc­teur et tout, et qui peut être hyper hor­ri­ble avec les femmes. […] Par exem­ple, il a défon­cé la gueule à toutes les filles, et en même temps, c’était ça sa péd­a­gogie, c’est ça qui est un peu étrange. Il m’a dit des trucs affreux comme : « qu’est-ce que tu fous là ? De toutes les façons, tu n’y arriveras jamais, t’es bonne à rien ». Il y avait une autre nana où c’était tou­jours par rap­port à son corps : « Mais de toutes les façons, t’es que bonne à mon­tr­er ton corps », des trucs énormes. À un moment, si vrai­ment on se laisse aller… Enfin, moi ça m’a vrai­ment meur­trie à cer­tains moments, mais heureuse­ment qu’à plein de moments, j’ai eu un réflexe de survie, mais sinon, j’étais bonne pour tout arrêter. […] Par exem­ple, il y avait beau­coup de per­son­nages mas­culins qui fai­saient des scènes d’amour, ou de pren­dre la femme alors que c’était pas du tout dit dans la pièce, donc y a un moment où on s’est dit : « Mais, c’est pas pos­si­ble , là, on va toutes y pass­er ? C’est bon, on doit crier pen­dant qu’on joue Don Juan ? On se fait défon­cer, machin… ». C’est ce qu’on se dis­ait nous en tant qu’élèves, parce que bon, ça va, non, j’ai pas for­cé­ment envie d’être sur la table comme ça à me faire pren­dre. Ça me gave, quoi. Et en même temps, c’était aus­si pour nous faire imag­in­er, enfin pour nous met­tre en dehors des chemins bat­tus qu’on pour­rait imag­in­er. Ce que je veux dire, c’est qu’il est très respectueux de LA femme, du per­son­nage féminin, de la mère nourri­cière, de machin.
Anony­mat con­servé

Tout en le dénonçant, la comé­di­enne cherche à jus­ti­fi­er le com­porte­ment du péd­a­gogue en expli­quant qu’il s’agit « d’une péd­a­gogie » ou d’une recherche expéri­men­tale qui per­me­t­trait de sor­tir des « sen­tiers bat­tus ». Ces agisse­ments, tout comme l’objet sex­uel pas­sif qui se « fait pren­dre », « défon­cé », ne refléteraient en rien l’identité d’un met­teur en scène et acteur « pas du tout misog­y­ne » et respectueux de cette entité abstraite et mater­nelle que serait LA femme, « Ce sexe qui n’en est pas un », comme le for­mu­lait Lucie Iri­garay dans son arti­cle de 1974. Mal­gré la résis­tance que for­mule la comé­di­enne dans ses pro­pos à l’égard de mis­es en sit­u­a­tion sys­té­ma­tique­ment liées au désir et à une sex­u­al­ité agres­sive (« c’est ce qu’on se dis­ait nous en tant qu’élèves », « ça me gave », etc.), la néces­saire souf­france qu’impliquerait le don de soi au théâtre demeure un mythe partagé et non perçu comme faisant par­tie d’une pos­si­ble idéolo­gie. Ce témoignage qui relate en creux les dégâts psy­chologiques de celles qui n’auraient pas, comme l’interviewé.e, « eu un réflexe de survie » pose des ques­tions quant au recrute­ment des enseignant.e.s et aux attentes péd­a­gogiques. Com­ment aider les élèves « à recon­naître des sit­u­a­tions d’abus de pou­voir et de har­cèle­ment psy­chologique en milieu de tra­vail et leur don­ner les out­ils disponibles à utilis­er s’ils en sont vic­times » (David Pres­sault 2011) ?

Une fois dans le monde pro­fes­sion­nel, si l’autorité abu­sive des met­teurs en scène est sig­nalée par cer­taines inter­viewées (et par Reine Prat 2009, 59), la majorité des témoignages d’actrices revi­en­nent sur des rap­ports de tra­vail « ambi­gus », empreints de séduc­tion. Une comé­di­enne de l’ESAD restitue la façon dont, au cours de ses pre­miers ren­dez-vous pro­fes­sion­nels, elle inter­prète une atteinte à son intégrité physique et morale comme un rap­port de séduc­tion inéluctable. Les expéri­ences les plus trau­ma­ti­santes sont celles des « pro­mo­tions canapés » con­di­tion­nées par l’acceptation « qu’il se passe quelque chose » pour être prise dans une tournée ou recrutée sur le prochain pro­jet. 

[…] L’indication qui m’a le plus choquée dans ma vie est venue d’un de ces deux met­teurs en scène. Je lui dis, bon, ben voilà, je fais mon entrée, etc., et main­tenant, qu’est-ce que je fais ? Donne-moi une indi­ca­tion, etc. ? Il m’a dit « eh ben voilà, main­tenant, fais-moi ban­der ». Voilà… J’avais juste envie d’aller vom­ir. […] J’étais seule… Le met­teur en scène avait demandé à ce qu’on ne tra­vaille que tous les deux, qu’il n’y ait per­son­ne d’autre. 

Plusieurs met­teuses en scène, comé­di­ennes au début de leur par­cours, dis­ent avoir fui le « coup du har­cèle­ment sex­uel », douloureux et dif­fi­cile à sur­mon­ter, car imbriqué dans des rap­ports de pou­voir. 

Les emplois de son physique : réper­toire et assig­na­tions lim­i­tantes 

Dans la con­cep­tion habituelle de la dis­tri­b­u­tion, le réper­toire dit clas­sique offre des rôles plus impor­tants aux hommes, et aux hommes blancs, qu’aux femmes. Comme le dit un homme diplômé de l’ESAD en 2008 : « Dans les écoles de théâtre, il y a 80% de femmes. C’est extra­or­di­naire pour les hommes parce que du coup, on est tout le temps sol­lic­ité pour faire des scènes. Faut bien un Titus pour répon­dre à Bérénice ». C’est en inter­pré­tant ce réper­toire de manière nat­u­ral­iste que les élèves des écoles nationales font leurs armes (pour le con­cours ou après) et se con­stru­isent une iden­tité pro­fes­sion­nelle en devenir. La doxa de la vraisem­blance règne de manière dras­tique dans un monde pro­fes­sion­nel influ­encé par les pra­tiques de l’audiovisuel. Les comédien.ne.s font le con­stat d’un retour aux emplois (types de rôles déter­minés physique­ment et vocale­ment sus­cep­ti­bles d’être joués par un même acteur : le comique, le roi, le comique, le con­fi­dent, la soubrette, etc.), les cast­ings priv­ilé­giant le physique sur la com­pé­tence à inven­ter et com­pos­er. Une comé­di­enne et met­teuse en scène diplômée de l’ESAD en 2003 racon­te :

C’est un milieu com­pliqué parce que beau­coup de choses se font sur le physique, et parce qu’il y a des emplois. Tu regardes les annonces des cast­ings. Tu vas voir, y a pas de rôles. On demande une fille de type cau­casien. Jolie. Ça veut dire quoi être jolie ? En France, je trou­ve qu’on ne demande pas trop aux gens de com­pos­er. On te voit, t’arrives et on te dit : ‘vous êtes pas le rôle’. Je suis comé­di­enne, je peux faire ce que vous me deman­dez de faire. Vous n’avez pas d’imagination. Les directeurs de cast­ings n’ont aucune imag­i­na­tion. Ils n’ont pas le temps pour ça.
Comé­di­enne et met­teuse en scène, ESAD + 10 ans

Une autre men­tionne l’injonction « tu vas être ce à quoi tu ressem­bles, point barre ! ». Cette dis­crim­i­na­tion au physique qui touche acteurs et actri­ces est cepen­dant, cul­turelle­ment et du fait de leur nom­bre sur le marché de l’emploi, plus stricte envers les femmes. Le monde du théâtre, sans par­ler de l’audiovisuel, accentue, en out­re, les règles implicites du monde social : la femme, bien qu’indépendante économique­ment est « perçu[e] comme objet du désir mas­culin », « les hommes montr[ant] rarement un tel degré de préoc­cu­pa­tions pour leur physique » (Löwy 2006, 88 – 89). « L’enquête sur le devenir des artistes issus du CNSAD et de l’École du TNS » rap­porte qu’une per­son­ne sur qua­tre, a au moins eu une fois, trois ans après la sor­tie de l’école, une expéri­ence de man­nequin déclarée dans une agence de man­nequinat (Audi­ens 2015, 3). Plusieurs hommes font part de leur dif­fi­culté à être employés pour autre chose qu’une jeune racaille de ban­lieue, un ter­ror­iste, ou, au mieux, un gen­dre étranger quand ils sont « typés ». Les dif­fi­cultés sont cumulées pour une femme qui ne répond pas aux critères de beauté recher­chés. 

Le physique déter­min­erait ain­si des rôles pour lesquels les un.e.s et les autres seraient ontologique­ment doué.e.s. Il out­repasserait les com­pé­tences de créa­tion et de com­po­si­tion dévelop­pées au cours de sélec­tions et de for­ma­tions exigeantes. La vio­lence sym­bol­ique que con­stituent ces assig­na­tions lim­i­tantes, qui s’intériorisent au jour le jour dans l’exercice du méti­er, restreint les représen­ta­tions de soi et les idéaux pro­fes­sion­nels, qu’ils s’agissent d’interpréter dif­férents rôles ou de s’envisager comme por­teuse de pro­jets favor­able pour son pro­pre avenir. 

Tal­ent, réseaux, instances de con­sécra­tion

Le tal­ent, c’est pas ça qui va nous faire tra­vailler. C’est la pro­jec­tion qu’on aura dans l’imaginaire et le regard de l’autre. Si on n’est pas un bon com­mu­ni­cant, si on n’est pas sociale­ment quelqu’un qui est effi­cace, on ne va pas créer de désir dans le regard de l’autre. 

Femme, CNSAD + 5 ans

Un entre soi mas­culin 

Les hommes et femmes interviewé.e.s sont lucides sur le fonc­tion­nement d’un marché qui repose sur l’accès à des réseaux, un « réel social rela­tion­nel », qui con­stitue les « struc­tures invis­i­bles » (Mauger 2007, 2) des recrute­ments. La for­ma­tion dans une école nationale, con­sid­érée comme une bar­rière formelle, n’est val­orisée que dans la mesure où les diplômé.e.s sont associé.e.s à des per­son­nes et à des pro­jets cotés par la pro­fes­sion et par ses inter­mé­di­aires, comme les agents et, les directeurs et direc­tri­ces de cast­ing. L’intégration à un réseau est « un proces­sus de coop­ta­tion et de con­sécra­tions mul­ti­ples » qui per­met d’être recruté.e ou programmé.e, d’établir de nou­velles col­lab­o­ra­tions (Lut­ter 2013, 1), et de réduire l’incertitude pro­fes­sion­nelle. Mark Lut­ter6 sug­gère que « les femmes pâtis­sent de marchés du tra­vail struc­turés par des pra­tiques de recrute­ment informelles parce que les hommes rejoignent plus facile­ment des groupes cohésifs et ont davan­tage de retours de leurs investisse­ments soci­aux » 7 . Par la locu­tion « male gate­keep­ers », il désigne des réseaux mas­culins et le con­trôle qu’ont majori­taire­ment les hommes sur l’accès aux infor­ma­tions per­me­t­tant d’acquérir des emplois. Ces ren­seigne­ments s’échangent dans les bars et à la sor­tie des théâtres, au cours de dis­cus­sions informelles qui mêlent idées, envies, rires, quand-dira-t-on, médi­s­ances et louanges. Une comé­di­enne et met­teuse en scène, diplômée du Mas­ter « dra­maturgie et mise en scène » de l’Université de Nan­terre, com­mente sa sit­u­a­tion : « Dans ce milieu-là, la recon­nais­sance, elle est faite par les paires / pères, dans tous les sens des ter­mes ! ». Les comé­di­ennes inter­rogées soulig­nent davan­tage que leurs homo­logues mas­culins la dif­fi­culté à « être effi­cace sociale­ment » et con­sid­èrent que « se ven­dre » ne fait ni par­tie de leur méti­er ni de leur appren­tis­sage. Envoy­er un CV, télé­phon­er, insis­ter auprès d’une con­nais­sance pour être recom­mandée (en tant qu’actrice ou met­teuse en scène), pass­er des audi­tions, rap­pel­er, « se déplac­er pour ser­rer une pince et être vue » sont autant de tâch­es non rémunérées et chronophages (Rolle, Moeschler 2015, 71) qui met­tent à l’épreuve voca­tion et estime de soi. 

Cinq ans après la sor­tie de l’école, comé­di­ennes et met­teuses en scène soulig­nent « la per­sévérance », « la sacrée dose de courage » dont elles font preuve pour aller voir des « agents, des machins… ». Plusieurs d’entre elles racon­tent « l’écrémage » de celles qui se lassent vers 30 ans, cer­taines se réjouis­sant de voir que « la con­cur­rence s’amoindrit ».
Les comé­di­ens et comé­di­ennes qui exer­cent des emplois grat­i­fi­ants au ciné­ma comme au théâtre, les met­teurs et met­teuses en scène reconnu.e.s par les insti­tu­tions nationales, ne décrivent pas leur réseau en ter­mes stratégiques, évo­quant plutôt la qual­ité des liens artis­tiques, com­mu­nau­taires et ami­caux qui pro­lon­gent le tra­vail. Les hommes inter­rogés soulig­nent l’importance du réseau tout en déclarant ne pas savoir com­ment ça marche, com­ment iden­ti­fi­er des règles claires ou devoir s’y fier. Ces signes d’une moin­dre angoisse sont-ils ceux d’une plus grande con­fi­ance à être inté­grés aux réseaux ?

Le rap­port Reine Prat rend compte de réu­nions organ­isées entre femmes à la DMDTS, groupes de réflex­ion thé­ma­tique autour de la par­ité dans le spec­ta­cle vivant et l’accès à la direc­tion d’institutions. Le compte-ren­du souligne que « les can­di­da­tures féminines se trou­vent invalidées par le (dys)fonctionnement de tout un sys­tème ». Est désigné « un sys­tème de val­i­da­tion qui passe par la coop­ta­tion par les pairs (relayés par les médias nationaux), directeurs des insti­tu­tions (parisi­ennes et avi­gnon­nais­es) dans lesquelles il faut avoir été pro­gram­mé pour accéder à la notoriété » (Prat 2009, 41). Plusieurs interviewé.e.s dénon­cent une co-pro­duc­tion et co-pro­gram­ma­tion mutuelles entre « dinosaures » ou « mam­mouths sur­représen­tés au fes­ti­val d’Avignon ou dans les CDN », directeurs de théâtres rétifs à quit­ter leurs postes, un entre soi mas­culin sou­vent misog­y­ne, « mafieux » qui « ne prend pas de risques » et fonc­tionne en huis clos. « Les pro­gram­ma­teurs, ils se dépla­cent plus ! Vous êtes pas intro­duit par quelqu’un ? Mais ils s’en foutent, ils vien­nent pas faire leur tra­vail, ils ne font plus leur tra­vail d’innovation. […] », explique une femme inter­viewée, qui suit la for­ma­tion de l’Université de Nan­terre en 2012 – 2013 après plusieurs années de tra­vail en tanat que met­teuse en scène. Le sys­tème de coop­ta­tion fonc­tionne à la fois en ter­mes de finance­ment (DRAC, DMDTS, col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales), et de pro­gram­ma­tion, donc de vis­i­bil­ité et de renom­mée. Les affinités élec­tives et le fonc­tion­nement en réseau pren­nent la forme d’un « con­trat sex­uel », frater­nel et patri­ar­cal.

Reine Prat (2006, 26) le sug­gère, l’historienne de l’art fémin­iste Lin­da Nochlin (1971) le mon­tre, la qual­ité du tra­vail se con­solide dans des infra­struc­tures de for­ma­tion, au cours de temps de rési­dences, de répéti­tions, et en fonc­tion du nom­bre de représen­ta­tions. Ce temps de tra­vail dépend du bud­get et de la dif­fu­sion dont dis­posent les spec­ta­cles de l’artiste. En 2010, 52% des « jeunes com­pag­nies » au bud­get inférieur ou égal à 30 000 euros sont dirigées par des femmes con­tre 19% quand le bud­get excède 150 000 euros (Urru­ti­a­guer, Hen­ry et al. 2011, 61). Ces chiffres mon­trent que les hommes directeurs artis­tiques ont davan­tage de moyens pour con­solid­er leurs propo­si­tions. De fait, ils ont égale­ment plus de chances d’accéder à des lieux de dif­fu­sion réputés et pro­mo­teurs pour can­di­dater et être nom­més à la direc­tion de CDN ou théâtres nationaux. Le fait d’être un homme favorise donc la pro­gres­sion pro­fes­sion­nelle et l’accès à des postes plus élevés.

Être met­teuse en scène : représen­ta­tions col­lec­tives et dis­crim­i­na­tions gen­rées informelles 

Plusieurs élé­ments autres, apparus dans les entre­tiens, per­me­t­tent de com­pren­dre les effets insi­dieux des représen­ta­tions col­lec­tives des hommes et des femmes du méti­er, ain­si que les pra­tiques dis­crim­i­na­toires, et la façon dont elles peu­vent être con­solidées ou con­tournées.

- La mise en scène : une activ­ité perçue comme une activ­ité mas­cu­line

À la ques­tion de savoir quelles qual­ités sont néces­saires pour s’insérer sur le marché du tra­vail, une met­teuse en scène diplômée de l’ESAD répond « per­sévérance, audace, avoir des couilles ! ». Aguer­ries, réal­istes, accom­plies et entre­prenantes, la majorité des met­teuses en scène, a con­trario des comé­di­ennes, sont con­scientes des dis­crim­i­na­tions liées au genre. Deux d’entre elles com­mentent : 

Ça demande beau­coup d’organisation, beau­coup de temps. Je dirais que, hon­nête­ment, le temps de la créa­tion c’est peut-être … 20% dans les meilleures années. Et tout ce qui va être de la con­duite admin­is­tra­tive, de la stratégie, de la com­mu­ni­ca­tion, de la dif­fu­sion, c’est sans prob­lème 80% du temps […] Il faut oser, c’est une entre­prise. Il faut être ferme dans ses bas­kets, il faut être solide sur ses pieds, il faut voir loin. Et ce sont des attrib­uts… je suis désolée de le dire, je déteste dire ça, mais vrai­ment je déteste… ce sont des attrib­uts mas­culins. C’est une réal­ité. 

Femme met­teuse en scène, 40 ans

Non, mais moi, ça a été très rad­i­cal. Je pense qu’on doit com­pren­dre, si ce n’est maîtris­er, au moins com­pren­dre : une com­pag­nie, c’est une petite entre­prise, c’est une PME. Ils l’ont com­pris depuis longtemps… 

Femme met­teuse en scène, 30 ans

- Elles racon­tent avoir fait l’objet de traite­ments machistes ou misog­y­nes de la part des directeurs de lieux, le plus sou­vent au début de leur activ­ité, avant qu’elle ne trou­vent « la bonne façon de se posi­tion­ner […], de regarder droit dans les yeux […], de se pos­er devant le bureau » (Bar­bara, Nan­terre + 1). Les ignor­er, les infan­tilis­er, ou encore les ramen­er, par le biais de ten­ta­tives de séduc­tion plus ou moins démon­stra­tives, à leur iden­tité sex­uée, dis­crédite leur autorité et propo­si­tions artis­tiques. Cer­taines dévelop­pent un sen­ti­ment d’inhibition ou d’intimidation faisant part d’incompréhensions et de décep­tions qui sem­blent agir comme une auto­cen­sure et mod­ér­er leurs ambi­tions pro­fes­sion­nelles. Même si les attrib­uts de la féminité et la séduc­tion sont des ressources ambiguës dont il faut savoir se servir (Bus­cat­to 2008a, 7), leur faire trop de place, « y laiss­er trop de plumes », comme le dit l’une d’entre elles, freine « l’autoréalisation » (Löwy 2006, 174) et la pour­suite des ambi­tions pro­fes­sion­nelles. La sit­u­a­tion n’est pas plus favor­able quand les met­teuses en scène se trou­vent face à des direc­tri­ces de lieux. En dehors d’exceptions notoires, les met­teuses en scène men­tion­nent un manque de sol­i­dar­ité et une cer­taine misog­y­nie, cer­taines femmes prou­vant leur loy­auté au sys­tème de con­sécra­tion mas­culin en dén­i­grant d’autres femmes. 

Deux tâch­es qui incombent aux direc­tri­ces de com­pag­nie résul­tent d’efforts par­ti­c­uliers sig­nalés rel­a­tive­ment sou­vent par les met­teuses en scène : par­ler de son tra­vail et écrire des dossiers qui défend­ent les pro­jets de créa­tion (pro­duire un tra­vail intel­lectuel), gér­er bud­gets et équipes (tâch­es organ­i­sa­tion­nelles et tech­niques).
Acquérir le savoir-faire de « man­age­ment », « gér­er des équipes tech­niques, admin­is­tra­tives et artis­tiques » joue un rôle décisif dans la con­quête d’une légitim­ité, élar­git les représen­ta­tions de pos­si­bles ascen­sions pro­fes­sion­nelles et développe l’ambition. De la même manière, savoir par­ler et écrire sur son tra­vail artis­tique (alors que ce dernier n’est sou­vent qu’à l’état de pro­jet au moment où se font les deman­des de sub­ven­tions) gal­vanise les désirs d’accomplissements artis­tiques et insti­tu­tion­nels. Bar­bara, comé­di­enne pen­dant dix ans avant de pass­er à la mise en scène, témoigne, comme d’autres, d’un par­cours où elle acquiert peu à peu con­fi­ance dans l’exercice de com­mu­ni­ca­tion et de rédac­tion de dossiers. 

Au départ, comme je voulais me con­va­in­cre que je pou­vais le faire, et comme je n’étais pas cer­taine de pou­voir le faire, je com­mu­ni­quais mal, je le dis­ais mal, de manière embrouil­lée. C’est pour ça que je par­le de posi­tion […]. Je le vois bien dans ma manière de par­ler main­tenant : j’ai quelque chose de déter­miné, de posé dans mes bas­kets et je vais droit, alors que c’était pas le cas il y a trois ans ou qua­tre ans. Donc, c’est un long par­cours. Si on fait le bilan, c’est quand même dix ans. Bien sûr que j’ai eu énor­mé­ment de mal à faire un dossier, à pos­er tout ça, à pou­voir en par­ler, évidem­ment. Par con­tre, j’ai l’impression d’avoir passé la page.

Autre témoignage d’une met­teuse en scène qui passe d’une con­cep­tion roman­tique de son méti­er à un cer­tain sens des réal­ités : 

Quand je présen­tais mes pro­jets, j’étais tou­jours dans des dis­cus­sions artis­tiques, mais aujourd’hui, les pro­gram­ma­teurs, ils sont… Le pro­jet artis­tique compte, atten­tion, mais ils s’en foutent, c’est « qu’est-ce que vous allez faire comme action cul­turelle à côté ? Comme axes ? C’est quoi votre bud­get ? Quels sont vos sou­tiens, quels sont les parte­naires ? Com­ment vous comptez met­tre en place le pro­jet et qu’est-ce que vous allez dévelop­per autour ? ». Moi, j’étais dans un dis­cours essen­tielle­ment artis­tique et je sor­tais de mes ren­dez-vous sou­vent en pleurs parce que… je me sou­viens d’un de mes pre­miers ren­dez-vous, j’avais même pas de bud­get.

Plusieurs des met­teuses en scène inter­viewées insis­tent sur le fait « d’oser met­tre en scène », de « pass­er le cap », cer­taines remar­quant qu’elles parta­gent « ces préoc­cu­pa­tions de la dif­fi­culté à oser beau­coup plus avec des femmes bizarrement ». Les ques­tions de légitim­ité et de con­fi­ance en soi sont omniprésentes. « Moi j’avais très envie, mais je me posais tou­jours la ques­tion de la légitim­ité. Pourquoi je prends la parole ? », explique l’une d’entre elles. Déçues ou intrépi­des, elles ont le sen­ti­ment de devoir ou d’avoir dû se sur-légitimer et « s’autoriser à » en mul­ti­pli­ant les expéri­ences d’apprentissage (for­ma­tions mul­ti­ples et assis­tanats à la mise en scène), « le diplôme ser­vant de passe­port pour lever l’auto-censure » (Naudi­er 2007, 191). L’un d’entre elle revient sur son besoin de cumul : « Vous voyez, j’ai eu besoin de faire Nan­terre, le CNSAD, Dauphine. On peut pas me reprocher que je ne sais pas où je suis alors que des hommes, ils vont se lancer plus facile­ment » (Nan­terre, + 5 ans). Plus diplômées, elles rentabilisent moins bien que les hommes ne le font leurs expéri­ences et for­ma­tions. Elles met­tent plus de temps à se nom­mer « met­teure en scène » et, refusent, pour la plu­part, le « met­teuse en scène » trop sonore : 

Dire « je suis met­teur en scène », dire que je ne suis que met­teur en scène, ça m’a pris un temps fou, mais un temps fou… même avec des copines. […] Mais alors, pourquoi, j’en sais foutre rien. C’était vrai­ment un truc comme si j’allais avoir l’air ridicule… quelque chose de cet ordre-là, très très étrange quand même. […] J’ai ce sen­ti­ment-là en tous les cas, c’est que la légitim­ité pour une femme, elle n’est absol­u­ment pas induite dans son édu­ca­tion. Mais je par­le de manière générale, la légitim­ité, tout sim­ple­ment, j’ai le sen­ti­ment que la légitim­ité pour une femme, c’est quelque chose qui s’acquiert. […]

Les hommes met­teurs en scène inter­rogés inscrivent plus spon­tané­ment leur tra­vail dans une rup­ture esthé­tique et n’évoquent pas la dif­fi­culté à se dire « met­teur en scène ». Franchir le seuil d’assistant.e met­teur en scène à la prise de direc­tion en tant que met­teur ou met­teuse en scène sem­ble plus dif­fi­cile pour les femmes. C’est alors que se font sen­tir la résis­tance informelle du réseau et la pro­gres­sive détéri­o­ra­tion des prob­a­bil­ités d’ascension (Cap­pellin 2010, 37). Une des met­teuses en scène iden­ti­fie d’ailleurs, avec rai­son selon nous, l’existence du pla­fond de verre dans ce pas­sage de l’assistanat à la mise en scène. Alors que Gas­pard évolue aisé­ment entre ses activ­ités de met­teur en scène et d’assistant, pour les aspi­rantes met­teuses en scène, revendi­quer une place iden­tique à celle qu’occupe celui à qui elles étaient vouées est vécu par la pro­fes­sion comme une usurpa­tion : « Dire que cette place était aus­si pour moi ! …j’ai trou­vé des tapes dans le dos, très ami­cales, mais comme on encour­age une brave bête quoi », déclare Bar­bara. Sil­via, diplômée de l’Université Paris-Ouest Nan­terre en 2008, est assis­tante-dra­maturge sur un spec­ta­cle pro­gram­mé dans un théâtre nation­al parisien. Elle enchaîne ensuite les assis­tanats sur plusieurs pro­duc­tions où elles diri­gent les acteurs et actri­ces. Par­al­lèle­ment, en 2009, elle crée sa com­pag­nie et dirige une équipe de dix-sept per­son­nes. Elle con­tin­ue à assis­ter plusieurs met­teurs en scène dont les spec­ta­cles tour­nent dans les théâtres nationaux et CDN. Appré­ciée en tant qu’assistante par l’ensemble des équipes des spec­ta­cles en ques­tion et des théâtres qui l’accueillent, elle met trois ans à faire recon­naître son pro­pre tra­vail de met­teuse en scène. « J’avais beau­coup beau­coup tra­vail­lé, explique-t-elle, mais finale­ment toutes les ren­con­tres que j’avais faites… ils m’avaient vue comme l’assistante de et pas comme… ». Les liens tis­sés avec la pro­fes­sion en tant qu’assistante ne garan­tis­sent en aucun cas une inser­tion facil­itée dans les réseaux en tant que met­teuse en scène. 

Réseau et emploi à l’épreuve de la mater­nité 

Sont exclu.e.s et discriminé.e.s ceux et celles qui ne par­ticipent pas aux pra­tiques de recrute­ment informel (Lut­ter 2013). Les quelques refus pen­dant le con­gé mater­nité entraî­nent rapi­de­ment une absence de propo­si­tions pour des comé­di­ennes con­sid­érées, après quelques mois d’absences comme non « recruta­bles » (Bus­cat­to 2008b, 98). La mater­nité accentue par ailleurs la divi­sion du tra­vail sex­uée et domes­tique entre con­joints. Si, après la nais­sance du pre­mier enfant, l’activité pro­fes­sion­nelle de celui qui devient le « pour­voyeur de ressources » tend à aug­menter, les jeunes mères, sur qui repose prin­ci­pale­ment la garde de l’enfant, sor­tent sou­vent du sys­tème de l’intermittence pen­dant quelques mois ou davan­tage, s’éloignant ain­si d’un milieu pro­fes­sion­nel qui requiert d’être disponible le soir pour par­ticiper à une socia­bil­ité tant affec­tive que pro­fes­sion­nelle, ne pas se faire oubli­er et main­tenir son réseau en place (Testenoire 2012, 71 – 81). Elles affron­tent ensuite une moin­dre vis­i­bil­ité et valeur sur un marché du tra­vail dont elles se sont absen­tées. Deux des met­teuses en scène ren­con­trées, dis­ent que leur car­rière est moins affec­tée depuis leur sépa­ra­tion avec le père des enfants, lui aus­si artiste. 

Con­clu­sion

On peut faire le con­stat d’une ambi­tion à deux vitesses : celle des désil­lu­sion­nées lass­es et celle des « jeunes lou­ves » ! Les plus sol­lic­itées et moins disponibles pour répon­dre à notre enquête, « pré­par­ent le coup d’avance », enchaî­nent pro­jets et ren­dez-vous, sont au fait des sta­tis­tiques sex­uées, con­nais­sent les obsta­cles, les nom­ment et les com­bat­tent. Elles gèrent leur « com­pag­nie comme une PME », ne le déplorent pas, et se pro­jet­tent dans moins de dix ans à la direc­tion d’une insti­tu­tion nationale…
Pour les autres, qui sont aus­si entrées dans le théâtre en tant que comé­di­ennes, l’assignation à l’apparence, le dis­crédit auquel elles sont ren­voyées, leur dépen­dance à l’égard des pro­duc­teurs et dif­fuseurs hommes, freine leur ambi­tion et l’accès à l’autorité. Elles sont ain­si empêchées de par­venir aux postes les plus prop­ices aux évo­lu­tions de car­rière, pri­or­i­taire­ment réservées à l’entre soi d’une hégé­monie mas­cu­line, blanche, aux cap­i­taux cul­turel et social assurés.
Quelle dif­férence y a‑t-il entre les unes et les autres ? Les ambitieuses ont une déter­mi­na­tion con­sti­tuée dans le temps. Elles ont con­science des dif­fi­cultés et des rap­ports pou­voir, et une représen­ta­tion de soi dans l’exercice du pou­voir artis­tique et insti­tu­tion­nel (l’inverse de l’auto-exclusion). Elles font usage d’un lan­gage alter­na­tive­ment pub­lic ou artis­tique à même de con­va­in­cre financeurs et pro­gram­ma­teurs à l’écrit comme à l’oral, et, à même de per­suad­er dans le futur, les mem­bres du jury chargé.e.s du recrute­ment d’artistes à la tête des insti­tu­tions théâ­trales nationales (lan­gage tech­nique, admin­is­tratif, artis­tique). Elles ont assez inter­rogé leur pro­pre légitim­ité à être met­teuses en scène pour ne plus red­outer de diriger un Cen­tre Dra­ma­tique nation­al ou région­al, quoique ces fonc­tions aient été, his­torique­ment, et tou­jours à l’heure actuelle dans l’inconscient col­lec­tif, des métiers d’hommes. Elles sont « sur­diplômée » et « suradap­tée » (Bus­cat­to 2008b, 92), con­sid­érant avec sang-froid leur oppor­tu­nités. Élé­ment de toute une vie de social­i­sa­tion et d’expériences pro­fes­sion­nelles au cours desquelles le sen­ti­ment de sécu­rité se sédi­mente : leur voca­tion sem­ble inébran­lable. 

  1. Ne sont con­sid­éré-e‑s comme ayant effec­tué la sco­lar­ité du CNSAD que les élèves comédien.ne.s du 1er cycle.
    Les apprenti.e.s de l’Unité nomade de for­ma­tion à la mise en scène, fondée en 1997 par Josyane Horville,
    rat­tachée au Jeune Théâtre Nation­al dans un pre­mier temps puis accueil­lie par le CNSAD à par­tir de 2001, ne
    sont pas considéré.e.s comme ayant été formé.e.s au CNSAD. Reine Prat indique dans le rap­port de 2009 que
    l’unité nomade a accueil­li 31% de femmes dans ces stages (p. 44). ↩︎
  2. « Dans le cas de co-direc­tions, chaque directeur.rice compte pour une demi-part (0.5) »,
    http://www.ousontlesfemmes.org/24-de-directrices-a-la-tete-des-cdn-et-cdr/, con­sulté le 2.1.2016. ↩︎
  3. Il arrive que les années ne soient pas indiquées pour préserv­er l’anonymat des interviewé.e.s. ↩︎
  4. Le titre fait référence à l’article de Marie Bus­cat­to, « Ten­ter, Ren­tr­er, Rester : les trois défis des femmes
    instru­men­tistes de jazz », Tra­vail, genre et sociétés, 2008, vol. 1, n°19, p. 87 – 108. ↩︎
  5. Qua­trième édi­tion de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la cul­ture et la com­mu­ni­ca­tion,
    MCC, Départe­ment des études, de la prospec­tive et des sta­tis­tiques (DEPS) mars 2016, Rédac­teur : Tris­tan
    PICARD, Respon­s­able de la pub­li­ca­tion : Edwige MILLERY, p. 7 ↩︎
  6. « Is There a Clo­sure Penal­ty ? Cohe­sive Net­work Struc­tures, Diver­si­ty, and Gen­der Inequal­i­ties in Career
    Advance­ment » dont la tra­duc­tion pour­rait être : « Y a‑t-il un une pénal­ité de clô­ture ? Struc­tures de réseaux
    cohésifs, diver­sité, et iné­gal­ités de genre dans l’avancement des car­rières ». ↩︎
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Écrit par Raphaëlle Doyon
For­mée à l’École Jacques Lecoq et à l’Institut d’Études théâ­trales de la Sor­bonne Nou­velle, Raphaëlle Doy­on ter­mine actuelle­ment...Plus d'info
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Scènes de femmes

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Par Christian Jade
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