Singularités des parcours de femmes en art dramatique et mécanismes du « plafond de verre »
L’association HF Île-de-France, née en 2009, s’est fixé pour objectif de repérer et de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes dans les milieux de l’art et de la culture, notamment « en orientant les politiques publiques et de l’action artistique et culturelle » (http://www.hf-idf.org/qui-sommes-nous/). Parmi ses vingt revendications, figure la « production, publication et large diffusion de rapports et études sur les trajectoires professionnelles » (http://www.hfidf.org/wp-content/uploads/2015 – 10-21-manifeste-HF.pdf). Ce desideratum constitue la seconde proposition du Mouvement HF, la première étant la « pérennisation de l’Observatoire de l’égalité » qui effectue une veille statistique sexuée auprès de « toutes les structures qui distribuent et reçoivent l’argent public ». La présente étude sur les trajectoires professionnelles des artistes femmes en art dramatique, réalisée grâce à un financement de la Région Île-de-France, a été commanditée par l’association HF qui en a défini la cohorte (les individus considérés et interrogés), à savoir des artistes femmes, interprètes ou metteuses en scène, diplômées de trois écoles nationales de la région Île-de-France : le CNSAD, Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, l’ESAD, École Supérieure d’Art Dramatique, devenue nationale en 2008, et l’Université de Nanterre qui propose depuis 2006 un Master universitaire et professionnel « mise en scène et dramaturgie »1. Cette enquête, effectuée à partir d’entretiens de longue durée, vise à comprendre les raisons pour lesquelles les femmes, qui forment un vivier important dans les formations et sur le marché du travail, sont sous-représentées dans les postes à responsabilités. Être nommé.e par le ou la ministre chargé.e de la culture à la direction d’un Théâtre national, ou, en concertation avec les collectivités locales du territoire d’implantation, à celle d’un Centre Dramatique National, est la consécration et gratification la plus importante dont peut jouir un.e artiste du monde de l’art dramatique. Au début de l’année 2016, on ne trouve aucune directrice à la tête des Théâtres nationaux – la Comédie-Française, le Théâtre de l’Odéon, le Théâtre national de Chaillot, le Théâtre national de Strasbourg, et le Théâtre national de la Colline – et neuf directrices pour 28 hommes directeurs de Centre Dramatiques Nationaux et Centres Dramatiques Régionaux, soit 24% de femmes2 . Cette inégalité de fait qui contredit l’inégalité de droit montre que l’exclusion des femmes, qui a été constitutive de la sphère publique politique (Sénac 2015, Fraisse 1989) reste un phénomène d’actualité quand il s’agit d’occuper les postes les plus élevés de la hiérarchie des établissements publics. Le plafond de verre qui « désigne la difficulté pour les femmes d’accéder aux plus hauts niveaux du pouvoir, du prestige et des rémunérations » (Buscatto, Marry, 2009, 171) opère dans un monde perçu comme « enchanté », celui du théâtre, où les discours et l’imaginaire professionnel vantent l’émancipation aux côtés de la vocation. Appréhender les trajectoires professionnelles (et de vie) des comédien.ne.s afin de saisir où la discrimination entre en jeu, c’est suivre les préconisations de Reine Prat dans le second rapport qu’elle remis à la misson égalitéS du Ministère de la Culture, en 2009. Reine Prat insiste sur l’importance de considérer l’inégalité d’accès aux directions comme « l’aboutissement d’un long processus, dont chaque étape doit être examinée de manière à déterminer les seuils où s’instaurent les inégalités de traitement entre hommes et femmes » (Prat 2009, 23).
Elle identifie des « étapes où se sédimentent les inégalités tout au long du parcours professionnel :
- les enseignements artistiques […], l’insertion professionnelle
- les relations de travail […]
- l’exercice des responsabilités et la prise de décision
- l’accès aux moyens de production, aux réseaux de diffusion, à la visibilité
médiatique
- les représentations artistiques » (Prat 2009, 24).
Tout en observant la difficulté à accéder et à se maintenir dans la profession pour les comédiens et comédiennes (Wallon 2015, 81 ; Rolle, Moescler 2015, 7), nous cherchons à identifier les facteurs d’asymétrie entre hommes et femmes, au cours de la formation, dans l’accès au métier et aux postes à responsabilités, autant d’espaces d’opportunités différenciées en fonction du genre. Après avoir exposé la méthodologie employée, nous présenterons certains des résultats les plus notables de cette recherche : la difficulté à entrer dans le métier et à y rester ; les pratiques et modalités de consécration et les discriminations genrées.
Une cohorte aux multiples entrées : méthodologie et démarche qualitative
Identifier les formations et parcours de celles qui ont été nommées à la direction d’un Centre Dramatique National, toutes metteuses en scène, permet d’interroger l’accès des femmes aux postes à responsabilités. Les directrices d’institutions nationales présentement en poste, tout comme les directeurs, ont étaient formées à la mise en scène sur le tas, après une formation initiale de comédienne, à l’université ou dans une grande école. Trois exemples illustrent ces différents cas de figure. Murielle Mayette, seule femme à avoir dirigé un Théâtre National, la Comédie Française, de 2009 à 2014, est élève du CNSAD puis sociétaire de la Comédie Française. Macha Makeïeff, nommée à La Criée Théâtre National de Marseille en 2011, suit une formation universitaire après un cursus au Conservatoire de théâtre de Marseille. Marie-José Malis est ancienne élève de l’École Normale Supérieure-Ulm et agrégée de lettres modernes. Elle fonde sa compagnie la Levantina en 1996 et se forme sur le tas. Aucun.e des directeurs ou directrice de cette génération n’a suivi de formation à la mise en scène. Contrairement à bon nombre d’autres pays où « le théâtre a ses lettres de noblesse » et où la mise en scène s’enseigne depuis longtemps (l’Allemagne, la Russie, les Etats-Unis et les pays dits de l’Est), en France, ce n’est qu’en 2001 qu’ouvre la première formation nationale qui lui est consacrée : l’Unité Nomade de formation à la mise en scène, hébergée par le CNSAD (Thibaudat 2001), bientôt suivie par l’ENSATT (École Nationale Supérieure d’Art et des Techniques du Théâtre) dont le Département « mise en scène » est fondé en 2003. Or, la littérature sociologique (Mauger, Naudier, Buscatto) a montré que plus les barrières d’accès au métier sont informelles, c’est-à-dire non-institutionnalisées par le biais de formation et frontières juridiques, plus les femmes sont écartées d’un fonctionnement corporatiste de « fraternité exclusive » sur lequel nous reviendrons. Il est fort probable que plusieurs des futur.e.s candidat.e.s à la direction des institutions nationales auront suivi une formation nationale à la mise en scène, notamment les femmes, en général plus diplômées que ne le sont leurs homologues masculins au moment où elles déposent leur candidature.
Le choix de la population étudiée prend en compte l’institutionnalisation de l’enseignement de la mise en scène aussi bien que les formations sur le tas. Aussi, n’interroger que celles et ceux qui se disent metteurs et metteuses en scène alors même que l’offre de formation à la mise en scène est réduite et récente aurait d’emblée mis de côté la polyvalence des interviewé.e.s et l’observation d’un potentiel passage des fonctions d’interprètes à celles de directeur ou directrice de projets artistiques. Cette option aurait ignoré l’importance des allers-retours d’une activité à l’autre, et exclu les comédien.ne.s susceptibles de passer à d’autres fonctions engageant plus de responsabilités. La cohorte qui réunit comédien.n.es et responsables de projets artistiques, rend ainsi compte d’une certaine indistinction « entre des pôles étanches de la division du travail artistique » (Menger 2009, 532, 520), et de parcours qui se construisent de manière aussi bien volontaire qu’aléatoire. De fait, mettre en scène ou jouer implique des activités subsidiaires autres que strictement alimentaires.
27 entretiens, 3 écoles, 3 moments de la carrière
Nous avons réalisé 27 entretiens semi-directifs longs avec deux tiers de femmes et un tiers d’hommes, soit 18 femmes et 9 hommes, pour chacune des formations nationales en Île-de-France. Le CNSAD est l’école la plus convoitée, désignée par les diplômé.e.s comme une « école de soliste » et « la voix d’accès à la Comédie Française », 90% des sociétaires étant issu.e.s du CNSAD.
Quand on arrive au Cons, il y a toutes ces individualités qui ont été à un moment donné un peu phares dans leur groupe, et ils se prennent tous pour le Roi Soleil. Au Cons, on se prend pour le Roi Soleil. Le problème, c’est qu’il y en a trente, voire, trois fois trente des Rois Soleils…
Mathilde, CNSAD, + 10 ans
Comme l’indique l’extrait ci-dessus, les critiques portent sur le caractère individuel de la formation, ainsi que sur une certaine étanchéité ou hiérarchisation des rôles et des fonctions entre metteurs et metteuses en scène, comédien.ne.s, technicien.ne.s à la disposition des étudiant.e.s. Enfin, la tendance à une distribution naturaliste où les genres du rôle et de l’interprète coïncident tendrait à réaffirmer les stéréotypes sexués. Une comédienne, Hélène, diplômée de l’ESAD, qui est, grâce à un membre de sa famille, très intégrée depuis sa sortie au milieu professionnel commente :
Ça, le fait d’être dans des emplois, c’est le Conservatoire, le répertoire, etc. […]. L’ESAD c’est très particulier, tu fais quasiment pas de texte la première année, tu fais : clown, marionnettes, théâtralité du mouvement. Après tu fais un stage et dans le stage d’interprétation qu’on a eu avec une très grande comédienne, sur Hamlet, le rôle d’Hamlet a été donné à une fille, donc le sexe de l’interprète, c’était pas sa préoccupation […].
Il est arrivé que les interventions de certains metteurs en scène pédagogues au CNSAD aillent à l’encontre de l’esthétique de l’emploi décrite ci-dessus. L’ensemble des témoignages des diplômé.e.s du CNSAD confirme cependant cette tendance. De fait, l’ESAD qui prône la création collective et une indistinction des tâches fonctionne avec un budget annuel bien inférieur à celui du CNSAD, les diplômé.e.s de l’ESAD, découvrant les réalités du métier avec moins de déconvenues que les élèves du CNSAD et s’adaptant avec moins de désagrément à la nécessaire diversification des emplois : jeu ou figuration dans la publicité ou l’événementiels, à la télévision ou dans des parcs d’attractions, etc.
Autre point de différence majeure entre le CNSAD et l’ESAD : les anciens et anciennes du Conservatoire reçoivent le soutien du JTN qui est une association loi 1901 (fondée en 1971), subventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication. Sa mission est d’accompagner pendant trois années les artistes diplômé.e.s du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) et de l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg (École du TNS) en organisant des auditions et en cofinançant les salaires des comédien.ne.s. Bien que les comédien.ne.s issu.e.s de l’ESAD soit inscrit.e.s dans la base de données du JTN, le Répertoire des artistes issus des écoles supérieures l’ESAD, la rencontre avec les metteurs en scène par le biais des auditions, reste le privilège jalousé des diplômé.e.s du CNSAD et de l’École du TNS.
Les Master 1 et Master 2 dispensés en deux ans par l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense occupe une place à part dans le paysage de la formation supérieure en théâtre : l’enseignement, à la fois universitaire et professionnel, théorique et pratique, « prépar[e] aux métiers de la mise en scène et de la dramaturgie ». Sur les neuf personnes interrogées issues de Nanterre, huit d’entre elles sont porteurs ou porteuses de projets et l’étaient avant d’intégrer la formation. Seul l’un d’entre eux n’avait jamais réalisé de mises en scène. Les diplômé.e.s, dont le parcours intellectuel est souvent plus consistant que celui des élèves des écoles nationales, soulignent l’intérêt des stages professionnels tout en exprimant des réserves vis-à-vis d’une formation « que l’on peut intégrer plus facilement », « dont le niveau est assez professionnel, mais qui n’a pas la renommée des écoles nationales ». C’est moins la qualité de l’enseignement qui est remise en question que son manque de renommée nationale et internationale.
Le premier groupe de personnes interviewées (A) est sorti diplômé de l’une des écoles nationales de la Région Île-de-France, il y a environ dix ans, entre 2003 et 2007, le second (B), il y a cinq ans, entre 2008 et 2011. Le troisième groupe © est diplômé depuis 2012 ou 2013. Notre attention porte davantage sur l’ancienneté, soit l’année de référence au moment de l’entretien (+ 0 ou 1 an, + 5 ans, + 10 ans)3, que sur l’année civile de sortie des élèves. Notons le léger décalage entre d’une part, les deux écoles nationales de comédien.ne.s (ESAD et CNSAD), et de l’autre, l’Université de Nanterre qui n’ouvre son cursus de formation à la mise en scène et à la dramaturgie qu’en 2006, soit sept ans et non dix avant le début de l’enquête, ce qui explique la moindre visibilité à long terme des parcours de leurs diplômé.e.s.
Grandeur et misère des comédiennes : se former, entrer dans le métier, y rester4
Les concours nationaux aux nationales de jeu : une première discrimination envers les femmes ?
La sélection pour les écoles nationales est plus importante pour les candidates ; deux tiers des candidat.e.s aux concours d’entrée sont des femmes. Sur le nombre restreint de personnes interrogées, insuffisant pour élaborer des statistiques, les femmes interviewées ont un plus haut degré de qualification que leurs pairs masculins et une expérience artistique plus conséquente au moment de passer les concours. Cette tendance a aussi été repérée par Olivier Moeschler et Valérie Rolle, auteurs d’une enquête sur la Haute école de théâtre de Suisse romande, La Manufacture (Moeschler, Rolle, 2015). Par ailleurs, plus d’un tiers des femmes interrogées ont un des deux parents appartenant à la profession, ou ont reçu un autre type d’éducation artistique (danse, musique ou chant). En outre, lors des entretiens, à la fois les candidats et les candidates aux concours nationaux jugent que les femmes fournissent un travail plus important que leurs camarades masculins pour se préparer et faire face à la concurrence. Un diplômé de l’ESAD commente au sujet de la sélection moins accrue pour les hommes : « Je rencontre beaucoup moins de filles glandeuses que de garçons. Y en a une pour dix ».
De la vocation aux aspérités du terrain
Quelles que soient les expériences que les comédien.ne.s, metteurs et metteuses en scène ont vécues, ils et elles ont une image idéale de leur métier comme des formes accomplies d’expression de soi (Buscatto, 2008a). « Je veux faire ce métier, je fais ce métier, pour une certaine liberté d’expression, une certaine humanité, une certaine idée de l’être humain et du rapport à l’autre », explique une femme metteuse en scène et comédienne, diplômée de l’Université de Nanterre. Pour Marie (CNSAD + 5 ans), qui refuse d’être dans la « vente d’elle-même », et perd son statut peu à peu, « le théâtre, c’est un endroit où [elle a] découvert la liberté, une certaine forme de vie peut-être plus forte que la vie ».
« La rencontre abrupte avec les réalités du métier », « le rapport à la rivalité avec les autres filles », la vente, et le commerce de soi et de son image, sont autant de raisons invoquées par les interviewé.e.s qui expliquent pour eux et elles, le taux de sortie important dans les premières années de professionnalisation. Ils et elles font état d’un décalage important entre l’univers imaginaire qui renvoie à la camaraderie, à l’esprit de corps, à la solidarité et « la réalité d’une concurrence mal vécue » (Paradeise 1996, 100). Une autre déception pour certain.e.s consiste à voir « réduits à peau de chagrin » les temps de recherches artistiques, tant attendus et foisonnants pendant la période de formation. Du reste, nombre de comédien.ne.s courent les cachets, se disent parfois contraint.e.s « de faire de l’événementiel », « des cocktails, des anniversaires déguisé.e en Batman… », ou encore d’acheter des cachets pour conserver leur accès au régime de l’intermittence. Notons avec Chloé Langeard (Langeard 2012), que l’accès au régime d’indemnisation chômage de l’intermittence est paradoxalement considéré comme un statut professionnel, l’expression « avoir le statut » jouant en termes symboliques sur l’identité professionnelle et l’employabilité.
La diversification dite interne, d’activités rémunérées en cachets, et externe, d’activités rémunérées au régime général, est plus importante pour les comédiennes interrogées qu’elle ne l’est pour les comédiens. Ariane, diplômée du CNSAD, se dit être un pur produit de la méritocratie ; elle explique ne pas avoir disposé de suffisamment de ressources économiques, relationnelles, personnelles ou familiales pour se maintenir dans son réseau professionnel. Les deux spectacles dans lesquels elle joue sont annulés en 2010, deux ans après sa sortie d’école. Elle est alors contrainte d’accepter des emplois externes et diminue ainsi ses chances de se maintenir dans le régime de l’intermittence. Elle assume dans un premier temps une « double vie » (Rolle, Moeschler 2015, 62 citent Lahire), cumulant activités internes et « boulots alimentaires réguliers » avant de s’apercevoir qu’étant employée à horaires fixes, elle manque de disponibilité pour se rendre aux auditions, aux castings, au théâtre et aux rencontres informelles avec ses camarades. Elle se déconnecte ainsi peu à peu de son monde professionnel.
Moi, ça fait deux ans et demi que j’ai pas joué. On m’a proposé que du travail non rémunéré. On m’a proposé deux spectacles cette année, mais je ne pouvais pas les accepter parce que j’ai un loyer à payer et que c’était pas possible quoi. On me demandait d’être disponible six mois gratuitement. […] Là, en ce moment, on me propose que de jouer gratuitement. Donc, je ne peux pas. Et je ne viens pas d’une famille… je viens d’une famille très modeste. […] C’est tellement dur pour tout le monde. Mais vraiment, c’est ahurissant… Les seules personnes que je connais qui peuvent continuer dans ce milieu-là en étant…comédiens, et aussi du point de vue de la production, c’est des gens qui, soit n’ont pas de loyer à payer, donc, c’est plus facile pour eux d’avoir des petits revenus, sinon, c’est des gens qui ont des aides familiales. Là aussi, ils n’ont pas la question du revenu. Ils peuvent se dire : bon, ben, c’est pas grave, je travaille gratuitement et c’est quelqu’un d’autre qui paye. Ils n’ont pas de questions économiques à se poser. Ou alors, c’est des gens qui ont de la famille dans le milieu et c’est un tremplin énorme.
Marie CNSAD + 5 ans, exerçant un autre métier
Cas inverse, Rachel (ESAD, + 5 ans) provient d’une famille aisée. Elle est propriétaire d’un appartement et soutenue par ses parents qui financent ses recherches artistiques, ces dernières trouvant peu à peu un accueil favorable dans l’institution. Hélène, obtient, grâce à un membre de sa famille, un emploi de comédienne, l’assiste ensuite à une mise en scène à la Comédie Française, accède au régime de l’intermittence sans difficulté, moins de neuf mois après sa sortie de l’ESAD. Ses premiers emplois, bien rémunérés et prestigieux, sont porteurs, et lui permettent de progresser vers d’autres contrats du même type dans le théâtre subventionné. Il est compréhensible que prendre contact avec un agent ne soit pas une de ses priorités.
Les témoignages montrent que les ressources familiales socio-économiques et la légitimité culturelle dont héritent certain.e.s comédien.ne.s issu.e.s de milieux artistiques ou culturels sont des éléments déterminants dans les représentations et le parcours des jeunes diplômé.e.s qui arrivent sur le marché du travail. Les caractéristiques sociales s’entrecroisent (Crenshaw 2005). La classe, le sexe, la couleur de peau, l’âge, le réseau de connaissance co-construisent les relations et les possibilités professionnelles.
Les femmes pour lesquelles les revenus sont faibles, et l’accès aux réseaux professionnels, mal assuré, se retrouvent plus facilement exclues que ne le sont leurs collègues masculins du régime de l’intermittence. Elles exercent plus rapidement des activités professionnelles externes, subies, ou choisies du reste, comme dans le cas inaccoutumé de Laurence, qui refuse d’entrer dans le jeu du « démarchage », des agents, du site autopromotionnel, des auditions, des publicités et autres activités qu’elle juge dévalorisantes, etc. Laurence préfère distinguer profession et revenus. Elle subvient à ses besoins grâce à d’autres métiers précaires : serveuse ou modèle vivant pour artistes et cours de dessins. Aucun des hommes rencontrés n’a témoigné accepter une si faible reconnaissance sociale et financière. Les femmes qui « ont un salaire horaire moyen inférieur de 19 % à celui des hommes » dans les entreprises culturelles5 ont-elles intériorisé cet écart de reconnaissance ? Seraient-elles plus enclines, parce que davantage socialisées à se sous-estimer et particulièrement nombreuses sur un marché du travail saturé, à accepter les diversifications externes au métier ?
Séduction, rivalité et harcèlement dans les formations et le monde professionnels
Dans le monde professionnel, plus exceptionnellement pendant les formations, les comédiennes subissent, plus que leurs congénères, des rapports de séduction ambigus, des comportements misogynes, ou des situations de harcèlement. L’existence de ces phénomènes reste taboue, même si le rapport d’information du Sénat n°704 sur la place des femmes dans l’art et la culture, coordonné par Brigitte Gonthier Maurin, « lève l’omerta » sur ces pratiques « tolérées », le sexisme ordinaire et l’impunité des pédagogues hommes, et propose, parmi ces recommandations, le lancement d’une réflexion nationale et la rédaction d’une charte déontologique sur le sujet (Gonthier Maurin 2013, 52).
Notons que les comédiens rapportent plus volontiers et rapidement au cours des entretiens les préjudices physiques et moraux vécus par les comédiennes qu’elles ne le font elles-mêmes. Les abus de pouvoir émotionnels, psychologiques ou physiques opèrent sur la pente glissante des rapprochements « humains » nécessaires qu’impliquerait la « direction d’acteur ».
Mehdi revient sur le trouble entre guidance de l’enseignant et gestes déplacés :
…de toutes les façons dans notre milieu, du harcèlement, ce sera pas du harcèlement, parce que tu ris, tu fais des blagues ; t’es en train de travailler, je te repositionne. Je te touche le genou, je sais pas quoi.
Mehdi, CNSAD + 5 ans
« Dans les écoles d’art, pour le dire schématiquement, des générations de ‘Lolitas’ travaillent sous l’égide de mentors qui sont le plus souvent des hommes, le plus souvent d’un certain âge », écrivait Reine Prat. Certaines promotions du CNSAD disent avoir connu des enseignants dont les cours faisaient subir « une instrumentalisation » ou « une maltraitance psychologique ». Les mots d’une des interviewées, qui recoupent d’autres témoignages, permettent de comprendre l’ambivalence des élèves, entre le refus d’être malmenées et l’acceptation d’une expérience humaine qui, dans un certain imaginaire collectif, serait d’autant plus révélatrice artistiquement qu’elle serait coûteuse humainement :
[L’enseignant] est un mec qui est très séducteur et tout, et qui peut être hyper horrible avec les femmes. […] Par exemple, il a défoncé la gueule à toutes les filles, et en même temps, c’était ça sa pédagogie, c’est ça qui est un peu étrange. Il m’a dit des trucs affreux comme : « qu’est-ce que tu fous là ? De toutes les façons, tu n’y arriveras jamais, t’es bonne à rien ». Il y avait une autre nana où c’était toujours par rapport à son corps : « Mais de toutes les façons, t’es que bonne à montrer ton corps », des trucs énormes. À un moment, si vraiment on se laisse aller… Enfin, moi ça m’a vraiment meurtrie à certains moments, mais heureusement qu’à plein de moments, j’ai eu un réflexe de survie, mais sinon, j’étais bonne pour tout arrêter. […] Par exemple, il y avait beaucoup de personnages masculins qui faisaient des scènes d’amour, ou de prendre la femme alors que c’était pas du tout dit dans la pièce, donc y a un moment où on s’est dit : « Mais, c’est pas possible , là, on va toutes y passer ? C’est bon, on doit crier pendant qu’on joue Don Juan ? On se fait défoncer, machin… ». C’est ce qu’on se disait nous en tant qu’élèves, parce que bon, ça va, non, j’ai pas forcément envie d’être sur la table comme ça à me faire prendre. Ça me gave, quoi. Et en même temps, c’était aussi pour nous faire imaginer, enfin pour nous mettre en dehors des chemins battus qu’on pourrait imaginer. Ce que je veux dire, c’est qu’il est très respectueux de LA femme, du personnage féminin, de la mère nourricière, de machin.
Anonymat conservé
Tout en le dénonçant, la comédienne cherche à justifier le comportement du pédagogue en expliquant qu’il s’agit « d’une pédagogie » ou d’une recherche expérimentale qui permettrait de sortir des « sentiers battus ». Ces agissements, tout comme l’objet sexuel passif qui se « fait prendre », « défoncé », ne refléteraient en rien l’identité d’un metteur en scène et acteur « pas du tout misogyne » et respectueux de cette entité abstraite et maternelle que serait LA femme, « Ce sexe qui n’en est pas un », comme le formulait Lucie Irigaray dans son article de 1974. Malgré la résistance que formule la comédienne dans ses propos à l’égard de mises en situation systématiquement liées au désir et à une sexualité agressive (« c’est ce qu’on se disait nous en tant qu’élèves », « ça me gave », etc.), la nécessaire souffrance qu’impliquerait le don de soi au théâtre demeure un mythe partagé et non perçu comme faisant partie d’une possible idéologie. Ce témoignage qui relate en creux les dégâts psychologiques de celles qui n’auraient pas, comme l’interviewé.e, « eu un réflexe de survie » pose des questions quant au recrutement des enseignant.e.s et aux attentes pédagogiques. Comment aider les élèves « à reconnaître des situations d’abus de pouvoir et de harcèlement psychologique en milieu de travail et leur donner les outils disponibles à utiliser s’ils en sont victimes » (David Pressault 2011) ?
Une fois dans le monde professionnel, si l’autorité abusive des metteurs en scène est signalée par certaines interviewées (et par Reine Prat 2009, 59), la majorité des témoignages d’actrices reviennent sur des rapports de travail « ambigus », empreints de séduction. Une comédienne de l’ESAD restitue la façon dont, au cours de ses premiers rendez-vous professionnels, elle interprète une atteinte à son intégrité physique et morale comme un rapport de séduction inéluctable. Les expériences les plus traumatisantes sont celles des « promotions canapés » conditionnées par l’acceptation « qu’il se passe quelque chose » pour être prise dans une tournée ou recrutée sur le prochain projet.
[…] L’indication qui m’a le plus choquée dans ma vie est venue d’un de ces deux metteurs en scène. Je lui dis, bon, ben voilà, je fais mon entrée, etc., et maintenant, qu’est-ce que je fais ? Donne-moi une indication, etc. ? Il m’a dit « eh ben voilà, maintenant, fais-moi bander ». Voilà… J’avais juste envie d’aller vomir. […] J’étais seule… Le metteur en scène avait demandé à ce qu’on ne travaille que tous les deux, qu’il n’y ait personne d’autre.
Plusieurs metteuses en scène, comédiennes au début de leur parcours, disent avoir fui le « coup du harcèlement sexuel », douloureux et difficile à surmonter, car imbriqué dans des rapports de pouvoir.
Les emplois de son physique : répertoire et assignations limitantes
Dans la conception habituelle de la distribution, le répertoire dit classique offre des rôles plus importants aux hommes, et aux hommes blancs, qu’aux femmes. Comme le dit un homme diplômé de l’ESAD en 2008 : « Dans les écoles de théâtre, il y a 80% de femmes. C’est extraordinaire pour les hommes parce que du coup, on est tout le temps sollicité pour faire des scènes. Faut bien un Titus pour répondre à Bérénice ». C’est en interprétant ce répertoire de manière naturaliste que les élèves des écoles nationales font leurs armes (pour le concours ou après) et se construisent une identité professionnelle en devenir. La doxa de la vraisemblance règne de manière drastique dans un monde professionnel influencé par les pratiques de l’audiovisuel. Les comédien.ne.s font le constat d’un retour aux emplois (types de rôles déterminés physiquement et vocalement susceptibles d’être joués par un même acteur : le comique, le roi, le comique, le confident, la soubrette, etc.), les castings privilégiant le physique sur la compétence à inventer et composer. Une comédienne et metteuse en scène diplômée de l’ESAD en 2003 raconte :
C’est un milieu compliqué parce que beaucoup de choses se font sur le physique, et parce qu’il y a des emplois. Tu regardes les annonces des castings. Tu vas voir, y a pas de rôles. On demande une fille de type caucasien. Jolie. Ça veut dire quoi être jolie ? En France, je trouve qu’on ne demande pas trop aux gens de composer. On te voit, t’arrives et on te dit : ‘vous êtes pas le rôle’. Je suis comédienne, je peux faire ce que vous me demandez de faire. Vous n’avez pas d’imagination. Les directeurs de castings n’ont aucune imagination. Ils n’ont pas le temps pour ça.
Comédienne et metteuse en scène, ESAD + 10 ans
Une autre mentionne l’injonction « tu vas être ce à quoi tu ressembles, point barre ! ». Cette discrimination au physique qui touche acteurs et actrices est cependant, culturellement et du fait de leur nombre sur le marché de l’emploi, plus stricte envers les femmes. Le monde du théâtre, sans parler de l’audiovisuel, accentue, en outre, les règles implicites du monde social : la femme, bien qu’indépendante économiquement est « perçu[e] comme objet du désir masculin », « les hommes montr[ant] rarement un tel degré de préoccupations pour leur physique » (Löwy 2006, 88 – 89). « L’enquête sur le devenir des artistes issus du CNSAD et de l’École du TNS » rapporte qu’une personne sur quatre, a au moins eu une fois, trois ans après la sortie de l’école, une expérience de mannequin déclarée dans une agence de mannequinat (Audiens 2015, 3). Plusieurs hommes font part de leur difficulté à être employés pour autre chose qu’une jeune racaille de banlieue, un terroriste, ou, au mieux, un gendre étranger quand ils sont « typés ». Les difficultés sont cumulées pour une femme qui ne répond pas aux critères de beauté recherchés.
Le physique déterminerait ainsi des rôles pour lesquels les un.e.s et les autres seraient ontologiquement doué.e.s. Il outrepasserait les compétences de création et de composition développées au cours de sélections et de formations exigeantes. La violence symbolique que constituent ces assignations limitantes, qui s’intériorisent au jour le jour dans l’exercice du métier, restreint les représentations de soi et les idéaux professionnels, qu’ils s’agissent d’interpréter différents rôles ou de s’envisager comme porteuse de projets favorable pour son propre avenir.
Talent, réseaux, instances de consécration
Le talent, c’est pas ça qui va nous faire travailler. C’est la projection qu’on aura dans l’imaginaire et le regard de l’autre. Si on n’est pas un bon communicant, si on n’est pas socialement quelqu’un qui est efficace, on ne va pas créer de désir dans le regard de l’autre.
Femme, CNSAD + 5 ans
Un entre soi masculin
Les hommes et femmes interviewé.e.s sont lucides sur le fonctionnement d’un marché qui repose sur l’accès à des réseaux, un « réel social relationnel », qui constitue les « structures invisibles » (Mauger 2007, 2) des recrutements. La formation dans une école nationale, considérée comme une barrière formelle, n’est valorisée que dans la mesure où les diplômé.e.s sont associé.e.s à des personnes et à des projets cotés par la profession et par ses intermédiaires, comme les agents et, les directeurs et directrices de casting. L’intégration à un réseau est « un processus de cooptation et de consécrations multiples » qui permet d’être recruté.e ou programmé.e, d’établir de nouvelles collaborations (Lutter 2013, 1), et de réduire l’incertitude professionnelle. Mark Lutter6 suggère que « les femmes pâtissent de marchés du travail structurés par des pratiques de recrutement informelles parce que les hommes rejoignent plus facilement des groupes cohésifs et ont davantage de retours de leurs investissements sociaux » 7 . Par la locution « male gatekeepers », il désigne des réseaux masculins et le contrôle qu’ont majoritairement les hommes sur l’accès aux informations permettant d’acquérir des emplois. Ces renseignements s’échangent dans les bars et à la sortie des théâtres, au cours de discussions informelles qui mêlent idées, envies, rires, quand-dira-t-on, médisances et louanges. Une comédienne et metteuse en scène, diplômée du Master « dramaturgie et mise en scène » de l’Université de Nanterre, commente sa situation : « Dans ce milieu-là, la reconnaissance, elle est faite par les paires / pères, dans tous les sens des termes ! ». Les comédiennes interrogées soulignent davantage que leurs homologues masculins la difficulté à « être efficace socialement » et considèrent que « se vendre » ne fait ni partie de leur métier ni de leur apprentissage. Envoyer un CV, téléphoner, insister auprès d’une connaissance pour être recommandée (en tant qu’actrice ou metteuse en scène), passer des auditions, rappeler, « se déplacer pour serrer une pince et être vue » sont autant de tâches non rémunérées et chronophages (Rolle, Moeschler 2015, 71) qui mettent à l’épreuve vocation et estime de soi.
Cinq ans après la sortie de l’école, comédiennes et metteuses en scène soulignent « la persévérance », « la sacrée dose de courage » dont elles font preuve pour aller voir des « agents, des machins… ». Plusieurs d’entre elles racontent « l’écrémage » de celles qui se lassent vers 30 ans, certaines se réjouissant de voir que « la concurrence s’amoindrit ».
Les comédiens et comédiennes qui exercent des emplois gratifiants au cinéma comme au théâtre, les metteurs et metteuses en scène reconnu.e.s par les institutions nationales, ne décrivent pas leur réseau en termes stratégiques, évoquant plutôt la qualité des liens artistiques, communautaires et amicaux qui prolongent le travail. Les hommes interrogés soulignent l’importance du réseau tout en déclarant ne pas savoir comment ça marche, comment identifier des règles claires ou devoir s’y fier. Ces signes d’une moindre angoisse sont-ils ceux d’une plus grande confiance à être intégrés aux réseaux ?
Le rapport Reine Prat rend compte de réunions organisées entre femmes à la DMDTS, groupes de réflexion thématique autour de la parité dans le spectacle vivant et l’accès à la direction d’institutions. Le compte-rendu souligne que « les candidatures féminines se trouvent invalidées par le (dys)fonctionnement de tout un système ». Est désigné « un système de validation qui passe par la cooptation par les pairs (relayés par les médias nationaux), directeurs des institutions (parisiennes et avignonnaises) dans lesquelles il faut avoir été programmé pour accéder à la notoriété » (Prat 2009, 41). Plusieurs interviewé.e.s dénoncent une co-production et co-programmation mutuelles entre « dinosaures » ou « mammouths surreprésentés au festival d’Avignon ou dans les CDN », directeurs de théâtres rétifs à quitter leurs postes, un entre soi masculin souvent misogyne, « mafieux » qui « ne prend pas de risques » et fonctionne en huis clos. « Les programmateurs, ils se déplacent plus ! Vous êtes pas introduit par quelqu’un ? Mais ils s’en foutent, ils viennent pas faire leur travail, ils ne font plus leur travail d’innovation. […] », explique une femme interviewée, qui suit la formation de l’Université de Nanterre en 2012 – 2013 après plusieurs années de travail en tanat que metteuse en scène. Le système de cooptation fonctionne à la fois en termes de financement (DRAC, DMDTS, collectivités territoriales), et de programmation, donc de visibilité et de renommée. Les affinités électives et le fonctionnement en réseau prennent la forme d’un « contrat sexuel », fraternel et patriarcal.
Reine Prat (2006, 26) le suggère, l’historienne de l’art féministe Linda Nochlin (1971) le montre, la qualité du travail se consolide dans des infrastructures de formation, au cours de temps de résidences, de répétitions, et en fonction du nombre de représentations. Ce temps de travail dépend du budget et de la diffusion dont disposent les spectacles de l’artiste. En 2010, 52% des « jeunes compagnies » au budget inférieur ou égal à 30 000 euros sont dirigées par des femmes contre 19% quand le budget excède 150 000 euros (Urrutiaguer, Henry et al. 2011, 61). Ces chiffres montrent que les hommes directeurs artistiques ont davantage de moyens pour consolider leurs propositions. De fait, ils ont également plus de chances d’accéder à des lieux de diffusion réputés et promoteurs pour candidater et être nommés à la direction de CDN ou théâtres nationaux. Le fait d’être un homme favorise donc la progression professionnelle et l’accès à des postes plus élevés.
Être metteuse en scène : représentations collectives et discriminations genrées informelles
Plusieurs éléments autres, apparus dans les entretiens, permettent de comprendre les effets insidieux des représentations collectives des hommes et des femmes du métier, ainsi que les pratiques discriminatoires, et la façon dont elles peuvent être consolidées ou contournées.
- La mise en scène : une activité perçue comme une activité masculine
À la question de savoir quelles qualités sont nécessaires pour s’insérer sur le marché du travail, une metteuse en scène diplômée de l’ESAD répond « persévérance, audace, avoir des couilles ! ». Aguerries, réalistes, accomplies et entreprenantes, la majorité des metteuses en scène, a contrario des comédiennes, sont conscientes des discriminations liées au genre. Deux d’entre elles commentent :
Ça demande beaucoup d’organisation, beaucoup de temps. Je dirais que, honnêtement, le temps de la création c’est peut-être … 20% dans les meilleures années. Et tout ce qui va être de la conduite administrative, de la stratégie, de la communication, de la diffusion, c’est sans problème 80% du temps […] Il faut oser, c’est une entreprise. Il faut être ferme dans ses baskets, il faut être solide sur ses pieds, il faut voir loin. Et ce sont des attributs… je suis désolée de le dire, je déteste dire ça, mais vraiment je déteste… ce sont des attributs masculins. C’est une réalité.
Femme metteuse en scène, 40 ans
Non, mais moi, ça a été très radical. Je pense qu’on doit comprendre, si ce n’est maîtriser, au moins comprendre : une compagnie, c’est une petite entreprise, c’est une PME. Ils l’ont compris depuis longtemps…
Femme metteuse en scène, 30 ans
- Elles racontent avoir fait l’objet de traitements machistes ou misogynes de la part des directeurs de lieux, le plus souvent au début de leur activité, avant qu’elle ne trouvent « la bonne façon de se positionner […], de regarder droit dans les yeux […], de se poser devant le bureau » (Barbara, Nanterre + 1). Les ignorer, les infantiliser, ou encore les ramener, par le biais de tentatives de séduction plus ou moins démonstratives, à leur identité sexuée, discrédite leur autorité et propositions artistiques. Certaines développent un sentiment d’inhibition ou d’intimidation faisant part d’incompréhensions et de déceptions qui semblent agir comme une autocensure et modérer leurs ambitions professionnelles. Même si les attributs de la féminité et la séduction sont des ressources ambiguës dont il faut savoir se servir (Buscatto 2008a, 7), leur faire trop de place, « y laisser trop de plumes », comme le dit l’une d’entre elles, freine « l’autoréalisation » (Löwy 2006, 174) et la poursuite des ambitions professionnelles. La situation n’est pas plus favorable quand les metteuses en scène se trouvent face à des directrices de lieux. En dehors d’exceptions notoires, les metteuses en scène mentionnent un manque de solidarité et une certaine misogynie, certaines femmes prouvant leur loyauté au système de consécration masculin en dénigrant d’autres femmes.
Deux tâches qui incombent aux directrices de compagnie résultent d’efforts particuliers signalés relativement souvent par les metteuses en scène : parler de son travail et écrire des dossiers qui défendent les projets de création (produire un travail intellectuel), gérer budgets et équipes (tâches organisationnelles et techniques).
Acquérir le savoir-faire de « management », « gérer des équipes techniques, administratives et artistiques » joue un rôle décisif dans la conquête d’une légitimité, élargit les représentations de possibles ascensions professionnelles et développe l’ambition. De la même manière, savoir parler et écrire sur son travail artistique (alors que ce dernier n’est souvent qu’à l’état de projet au moment où se font les demandes de subventions) galvanise les désirs d’accomplissements artistiques et institutionnels. Barbara, comédienne pendant dix ans avant de passer à la mise en scène, témoigne, comme d’autres, d’un parcours où elle acquiert peu à peu confiance dans l’exercice de communication et de rédaction de dossiers.
Au départ, comme je voulais me convaincre que je pouvais le faire, et comme je n’étais pas certaine de pouvoir le faire, je communiquais mal, je le disais mal, de manière embrouillée. C’est pour ça que je parle de position […]. Je le vois bien dans ma manière de parler maintenant : j’ai quelque chose de déterminé, de posé dans mes baskets et je vais droit, alors que c’était pas le cas il y a trois ans ou quatre ans. Donc, c’est un long parcours. Si on fait le bilan, c’est quand même dix ans. Bien sûr que j’ai eu énormément de mal à faire un dossier, à poser tout ça, à pouvoir en parler, évidemment. Par contre, j’ai l’impression d’avoir passé la page.
Autre témoignage d’une metteuse en scène qui passe d’une conception romantique de son métier à un certain sens des réalités :
Quand je présentais mes projets, j’étais toujours dans des discussions artistiques, mais aujourd’hui, les programmateurs, ils sont… Le projet artistique compte, attention, mais ils s’en foutent, c’est « qu’est-ce que vous allez faire comme action culturelle à côté ? Comme axes ? C’est quoi votre budget ? Quels sont vos soutiens, quels sont les partenaires ? Comment vous comptez mettre en place le projet et qu’est-ce que vous allez développer autour ? ». Moi, j’étais dans un discours essentiellement artistique et je sortais de mes rendez-vous souvent en pleurs parce que… je me souviens d’un de mes premiers rendez-vous, j’avais même pas de budget.
Plusieurs des metteuses en scène interviewées insistent sur le fait « d’oser mettre en scène », de « passer le cap », certaines remarquant qu’elles partagent « ces préoccupations de la difficulté à oser beaucoup plus avec des femmes bizarrement ». Les questions de légitimité et de confiance en soi sont omniprésentes. « Moi j’avais très envie, mais je me posais toujours la question de la légitimité. Pourquoi je prends la parole ? », explique l’une d’entre elles. Déçues ou intrépides, elles ont le sentiment de devoir ou d’avoir dû se sur-légitimer et « s’autoriser à » en multipliant les expériences d’apprentissage (formations multiples et assistanats à la mise en scène), « le diplôme servant de passeport pour lever l’auto-censure » (Naudier 2007, 191). L’un d’entre elle revient sur son besoin de cumul : « Vous voyez, j’ai eu besoin de faire Nanterre, le CNSAD, Dauphine. On peut pas me reprocher que je ne sais pas où je suis alors que des hommes, ils vont se lancer plus facilement » (Nanterre, + 5 ans). Plus diplômées, elles rentabilisent moins bien que les hommes ne le font leurs expériences et formations. Elles mettent plus de temps à se nommer « metteure en scène » et, refusent, pour la plupart, le « metteuse en scène » trop sonore :
Dire « je suis metteur en scène », dire que je ne suis que metteur en scène, ça m’a pris un temps fou, mais un temps fou… même avec des copines. […] Mais alors, pourquoi, j’en sais foutre rien. C’était vraiment un truc comme si j’allais avoir l’air ridicule… quelque chose de cet ordre-là, très très étrange quand même. […] J’ai ce sentiment-là en tous les cas, c’est que la légitimité pour une femme, elle n’est absolument pas induite dans son éducation. Mais je parle de manière générale, la légitimité, tout simplement, j’ai le sentiment que la légitimité pour une femme, c’est quelque chose qui s’acquiert. […]
Les hommes metteurs en scène interrogés inscrivent plus spontanément leur travail dans une rupture esthétique et n’évoquent pas la difficulté à se dire « metteur en scène ». Franchir le seuil d’assistant.e metteur en scène à la prise de direction en tant que metteur ou metteuse en scène semble plus difficile pour les femmes. C’est alors que se font sentir la résistance informelle du réseau et la progressive détérioration des probabilités d’ascension (Cappellin 2010, 37). Une des metteuses en scène identifie d’ailleurs, avec raison selon nous, l’existence du plafond de verre dans ce passage de l’assistanat à la mise en scène. Alors que Gaspard évolue aisément entre ses activités de metteur en scène et d’assistant, pour les aspirantes metteuses en scène, revendiquer une place identique à celle qu’occupe celui à qui elles étaient vouées est vécu par la profession comme une usurpation : « Dire que cette place était aussi pour moi ! …j’ai trouvé des tapes dans le dos, très amicales, mais comme on encourage une brave bête quoi », déclare Barbara. Silvia, diplômée de l’Université Paris-Ouest Nanterre en 2008, est assistante-dramaturge sur un spectacle programmé dans un théâtre national parisien. Elle enchaîne ensuite les assistanats sur plusieurs productions où elles dirigent les acteurs et actrices. Parallèlement, en 2009, elle crée sa compagnie et dirige une équipe de dix-sept personnes. Elle continue à assister plusieurs metteurs en scène dont les spectacles tournent dans les théâtres nationaux et CDN. Appréciée en tant qu’assistante par l’ensemble des équipes des spectacles en question et des théâtres qui l’accueillent, elle met trois ans à faire reconnaître son propre travail de metteuse en scène. « J’avais beaucoup beaucoup travaillé, explique-t-elle, mais finalement toutes les rencontres que j’avais faites… ils m’avaient vue comme l’assistante de et pas comme… ». Les liens tissés avec la profession en tant qu’assistante ne garantissent en aucun cas une insertion facilitée dans les réseaux en tant que metteuse en scène.
Réseau et emploi à l’épreuve de la maternité
Sont exclu.e.s et discriminé.e.s ceux et celles qui ne participent pas aux pratiques de recrutement informel (Lutter 2013). Les quelques refus pendant le congé maternité entraînent rapidement une absence de propositions pour des comédiennes considérées, après quelques mois d’absences comme non « recrutables » (Buscatto 2008b, 98). La maternité accentue par ailleurs la division du travail sexuée et domestique entre conjoints. Si, après la naissance du premier enfant, l’activité professionnelle de celui qui devient le « pourvoyeur de ressources » tend à augmenter, les jeunes mères, sur qui repose principalement la garde de l’enfant, sortent souvent du système de l’intermittence pendant quelques mois ou davantage, s’éloignant ainsi d’un milieu professionnel qui requiert d’être disponible le soir pour participer à une sociabilité tant affective que professionnelle, ne pas se faire oublier et maintenir son réseau en place (Testenoire 2012, 71 – 81). Elles affrontent ensuite une moindre visibilité et valeur sur un marché du travail dont elles se sont absentées. Deux des metteuses en scène rencontrées, disent que leur carrière est moins affectée depuis leur séparation avec le père des enfants, lui aussi artiste.
Conclusion
On peut faire le constat d’une ambition à deux vitesses : celle des désillusionnées lasses et celle des « jeunes louves » ! Les plus sollicitées et moins disponibles pour répondre à notre enquête, « préparent le coup d’avance », enchaînent projets et rendez-vous, sont au fait des statistiques sexuées, connaissent les obstacles, les nomment et les combattent. Elles gèrent leur « compagnie comme une PME », ne le déplorent pas, et se projettent dans moins de dix ans à la direction d’une institution nationale…
Pour les autres, qui sont aussi entrées dans le théâtre en tant que comédiennes, l’assignation à l’apparence, le discrédit auquel elles sont renvoyées, leur dépendance à l’égard des producteurs et diffuseurs hommes, freine leur ambition et l’accès à l’autorité. Elles sont ainsi empêchées de parvenir aux postes les plus propices aux évolutions de carrière, prioritairement réservées à l’entre soi d’une hégémonie masculine, blanche, aux capitaux culturel et social assurés.
Quelle différence y a‑t-il entre les unes et les autres ? Les ambitieuses ont une détermination constituée dans le temps. Elles ont conscience des difficultés et des rapports pouvoir, et une représentation de soi dans l’exercice du pouvoir artistique et institutionnel (l’inverse de l’auto-exclusion). Elles font usage d’un langage alternativement public ou artistique à même de convaincre financeurs et programmateurs à l’écrit comme à l’oral, et, à même de persuader dans le futur, les membres du jury chargé.e.s du recrutement d’artistes à la tête des institutions théâtrales nationales (langage technique, administratif, artistique). Elles ont assez interrogé leur propre légitimité à être metteuses en scène pour ne plus redouter de diriger un Centre Dramatique national ou régional, quoique ces fonctions aient été, historiquement, et toujours à l’heure actuelle dans l’inconscient collectif, des métiers d’hommes. Elles sont « surdiplômée » et « suradaptée » (Buscatto 2008b, 92), considérant avec sang-froid leur opportunités. Élément de toute une vie de socialisation et d’expériences professionnelles au cours desquelles le sentiment de sécurité se sédimente : leur vocation semble inébranlable.
- Ne sont considéré-e‑s comme ayant effectué la scolarité du CNSAD que les élèves comédien.ne.s du 1er cycle.
Les apprenti.e.s de l’Unité nomade de formation à la mise en scène, fondée en 1997 par Josyane Horville,
rattachée au Jeune Théâtre National dans un premier temps puis accueillie par le CNSAD à partir de 2001, ne
sont pas considéré.e.s comme ayant été formé.e.s au CNSAD. Reine Prat indique dans le rapport de 2009 que
l’unité nomade a accueilli 31% de femmes dans ces stages (p. 44). ↩︎ - « Dans le cas de co-directions, chaque directeur.rice compte pour une demi-part (0.5) »,
http://www.ousontlesfemmes.org/24-de-directrices-a-la-tete-des-cdn-et-cdr/, consulté le 2.1.2016. ↩︎ - Il arrive que les années ne soient pas indiquées pour préserver l’anonymat des interviewé.e.s. ↩︎
- Le titre fait référence à l’article de Marie Buscatto, « Tenter, Rentrer, Rester : les trois défis des femmes
instrumentistes de jazz », Travail, genre et sociétés, 2008, vol. 1, n°19, p. 87 – 108. ↩︎ - Quatrième édition de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication,
MCC, Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) mars 2016, Rédacteur : Tristan
PICARD, Responsable de la publication : Edwige MILLERY, p. 7 ↩︎ - « Is There a Closure Penalty ? Cohesive Network Structures, Diversity, and Gender Inequalities in Career
Advancement » dont la traduction pourrait être : « Y a‑t-il un une pénalité de clôture ? Structures de réseaux
cohésifs, diversité, et inégalités de genre dans l’avancement des carrières ». ↩︎

