Asghar Farhâdi : “La vie et le théâtre s’entremêlent dans l’existence”

Entretien

Asghar Farhâdi : “La vie et le théâtre s’entremêlent dans l’existence”

Entretien réalisé à Gand, paru dans La Libre Belgique du 23 novembre 2016, avec l’aimable autorisation de son auteur.

Le 26 Juin 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

FD Le Client, votre dernier film, aurait très bien pu s’appeler « Une Sépa­ra­tion » ou « Le Passé » ?

AF Effec­tive­ment, ce film s’inscrit dans la con­ti­nu­ité de mes films précé­dents. Il n’y a pas de rup­ture mais plutôt une façon de mod­i­fi­er mon lan­gage ciné­matographique d’un film à l’autre, d’aborder les mêmes thèmes tout en ajoutant un nou­veau à chaque fois.

FD Votre thème de fond, c’est la crise con­ju­gale ?

AF Je dirais plutôt que la rela­tion entre un homme et une femme est le ter­reau de mes films. À par­tir de cela, j’aborde dif­férents thèmes, dans ce cas, c’était l’humiliation et l’intimité de la vie privée.

FD Pourquoi restez-vous aus­si évasif sur ce qui s’est passé dans la salle de bains de cette femme ? Cer­tains pensent qu’elle a été vio­lée, d’autres pas ?

AF Les spec­ta­teurs sont libres de penser qu’il s’agit d’un viol. Pour moi, en tant qu’auteur, il n’y a pas de viol, pas de rela­tions sex­uelles mais le lieu le plus intime de cette femme a été vio­lé. Des spec­ta­teurs sont per­suadés qu’il ne s’est rien passé. Et puis d’autres, plus proches des voisins, pro­jet­tent leurs pro­pres inquié­tudes, leurs pro­pres fan­tasmes sur cette scène et sont per­suadés du viol.

FD Le mari, lui, se sent déshon­oré.

AF Pas au début, il a une réac­tion rationnelle et pro­pose à sa femme d’aller porter plainte à la police. Mais sa femme refuse tout en atten­dant une réac­tion de sa part. Ses voisins aus­si. Il se sent sous pres­sion, il est humil­ié. Et cela se trans- forme en colère qui le pousse à agir.

FD Cette colère qui se mue en cul­pa­bil­ité était présente dans de nom­breux films à Cannes, dont La Fille incon­nue. Pourquoi la cul­pa­bil­ité est-elle dans l’air du temps ?

AF Je n’ai pas vu de films à Cannes mais ce sen­ti­ment d’une respon­s­abil­ité indi­vidu­elle est très présent dans les esprits de notre époque.
Il y a une prise de con­science d’une cul­pa­bil­ité indi­vidu­elle à pro­pos de nos faits et gestes passés. Cela va de pair avec le développe­ment d’une société de plus en plus indi­vid­u­al­iste. Je pense que le sen­ti­ment d’appartenance à une col­lec­tiv­ité fait partager l’idée de la respon­s­abil­ité, le sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité. Quand un indi­vidu prend l’initiative de met­tre fin aux jours d’un autre indi­vidu, sa cul­pa­bil­ité est beau­coup plus lourde à porter que lorsqu’une troupe s’attaque à une autre troupe. On peut jus­ti­fi­er son acte par le biais de la col­lec­tiv­ité.

FD Le thème que vous avez ajouté, est-ce le théâtre ?

AF Oui, le théâtre n’est pas sim­ple­ment un con­texte, un décor. L’idée d’avoir un cou­ple de comé­di­ens, c’était une façon de mon­tr­er com­bi­en la vie et le théâtre s’entremêlent dans l’existence. À mesure que le film avance, la fron­tière se dis­sipe entre théâtre et réel.

FD Mais ce qu’Emad com­prend au théâtre, il ne le com­prend pas dans la réal­ité.

AF C’est tout le para­doxe du per­son­nage. Sur scène, il essaie de le ren­dre aimable, com­préhen­si­ble, de jus­ti­fi­er sa façon d’être
auprès des spec­ta­teurs. Mais con­fron­té au même homme dans la vraie vie, il ne peut plus ressen­tir aucune empathie. Il juge et il le con­damne.

FD C’est un film sur les rôles que nous jouons ?

AF : Oui, c’est bien pour cela que le denier plan du film les mon­tre en train de se faire maquiller, de se pré­par­er à jouer un autre rôle.

FD Le théâtre inter­vient-il dans votre proces­sus créatif ? On sait que vous con­sacrez beau­coup de temps aux répéti­tions, le texte se trans­forme au con­tact des acteurs ?

AF Oui, vu de l’extérieur, le ciné­ma et le théâtre peu­vent paraître comme deux modes d’expression bien dif­férents. Mon défi est pré­cisé­ment de faire entr­er la dimen­sion arti­fi­cielle et très con­stru­ite du théâtre dans la dimen­sion beau­coup plus réal­iste et doc­u­men­taire du ciné­ma. Le squelette est celui d’une con­struc­tion théâ­trale mais avec
la chair plus vivante, plus réal­iste du ciné­ma.
Ces répéti­tions, elles exis­tent pour per­me­t­tre aux acteurs de s’approprier le réc­it à tel point qu’ils ne sem­blent plus jouer.

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