Entretien avec Mohammad Yaghubi, un écrivain devant l’État iranien

Entretien
Théâtre

Entretien avec Mohammad Yaghubi, un écrivain devant l’État iranien

Le 7 Sep 2020
Une Minute de Silence. 2016_Canada, metteur en scene Mohamad Yaghubi_Source des photos_Archive personnelle de Mohamad Yaghubi
Une Minute de Silence. 2016_Canada, metteur en scene Mohamad Yaghubi_Source des photos_Archive personnelle de Mohamad Yaghubi
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

Moham­mad Yaghu­bi 1

François Cha­banais : Le théâtre, la poli­tique et la reli­gion, pourquoi ces trois
élé­ments sont-ils insé­para­bles en Iran ?

Moham­mad Yaghu­bi : Parce que la fonc­tion du théâtre con­siste à éclair­er et à dire la vérité. Le théâtre se fonde sur la rhé­torique et la philoso­phie et il a pour tâche d’analyser la sit­u­a­tion et de jeter la lumière sur l’obscurité. Mais la poli­tique et la reli­gion veu­lent que les gens soient igno­rants et soumis. Le théâtre invite les gens au doute et à l’interrogation alors que la poli­tique et la reli­gion les invi­tent au con­sen­te­ment, à la soumis­sion et l’imitation. Pour cette rai­son ils ne sont pas sépara­bles.

F.CH : On dirait que les artistes iraniens doivent abor­der prudem­ment les ques­tions religieuses et poli­tiques dans leurs pièces de théâtre, alors que dans cer­tains pays on
cri­tique dans les pièces de théâtre les dif­férentes reli­gions et même les hommes d’État, leurs actions et les effets qu’ils pro­duisent sur la société.

M. Y : Les artistes iraniens n’ont pas d’autre solu­tion. Les extrémistes religieux et poli­tiques s’opposent avec vio­lence à tout théâtre qui veut porter un regard cri­tique sur les ques­tions religieuses et poli­tiques. Il est aujourd’hui prou­vé et admis que la vio­lence résulte de la peur. Celui qui se com­porte avec vio­lence craint quelque chose. Et pour cacher sa peur, il com­mence à agir avec vio­lence. Il craint que la vérité ne soit divul­guée et que les gens en soient infor­més. Beau­coup de gens souf­frent tou­jours d’une igno­rance his­torique.

Une Minute de Silence. 2016_Canada, met­teur en scene Mohamad Yaghubi_Source des photos_Archive per­son­nelle de Mohamad Yaghu­bi

F.CH : Que pensez-vous de l’influence de la reli­gion et de la poli­tique sur le théâtre
iranien ?

M. Y : Toutes les deux sont dérangées par le théâtre et le cen­surent. Elles ne tolèrent pas que le théâtre accom­plisse sa pro­pre mis­sion. Même le com­porte­ment des régimes antire­ligieux comme l’Union sovié­tique, la Chine com­mu­niste ou la Corée du Nord ont à l’égard du théâtre une réac­tion proche d’un régime aus­si religieux que l’Iran. Pour la même rai­son, les alliés poli­tiques les plus proches de l’Iran sont actuelle­ment la Russie et la Chine. C’est vrai­ment ridicule du point de vue religieux qu’un régime aus­si religieux que celui de l’Iran entre­ti­enne des rela­tions étroites avec deux régimes irréligieux comme la Chine et la Russie. Mais il n’y a aucune rai­son d’être éton­né ! Car ces trois régimes sont par nature iden­tiques. Ils sont tous les trois idéologiques, total­i­taires et intolérants. Le théâtre pou­vait et peut tou­jours fournir aux gens, mieux que la reli­gion et l’idéologie, un endroit de tran­quil­lité, un abri pour l’édification de soi et le traite­ment de l’âme, un meilleur endroit pour se con­naitre et se con­stru­ire. Par sa nature son aspect col­lec­tif, le théâtre est plus que tout art, un sujet de tra­cas et une cause d’inquiétude pour les religieux hyp­ocrites, les prédi­ca­teurs super­sti­tieux et les hommes poli­tiques dém­a­gogues.

F.CH : À votre avis pourquoi la cen­sure s’exerce-t-elle tou­jours en Iran qu’elle
s’aggrave ou s’allège d’un gou­verne­ment à l’autre ? Veuillez nous par­ler
des expéri­ences que vous avez en la matière.

M. Y : Selon la Con­sti­tu­tion de la République islamique d’Iran la cen­sure est inter­dite. Mais dès le début de l’instauration du régime islamique en Iran on a dédaigné la Con­sti­tu­tion en créant des organ­ismes de cen­sure. Et aucun homme poli­tique iranien n’a envie de recon­naître que l’un des principes les plus impor­tants de la Con­sti­tu­tion est con­stam­ment ignoré. Pourquoi en est-il ain­si ? Cette sit­u­a­tion et ce manque d’attention à la lib­erté d’expression, cette envie mal­adive de cacher et de con­trôler, ce com­porte­ment inter­ven­tion­niste à l’égard de la vie des autres, tous s’enracinent dans l’histoire poli­tique, religieuse et sociale de l’Iran ain­si que dans la sit­u­a­tion his­torique de la famille en Iran. La famille, en tant que petite insti­tu­tion sociale, est tou­jours impliquée dans les entrav­es, les sévérités, la cen­sure com­porte­men­tale, la souf­france et la vio­lence. Les lib­ertés per­son­nelles les plus axioma­tiques ne sont pas encore recon­nues dans cette petite insti­tu­tion sociale ; les mem­bres de la famille ne con­nais­sent pas leurs droits les plus évi­dents et le père de la famille tra­di­tion­nelle irani­enne se donne le droit d’intervenir dans la vie de la mère et des enfants pour leur inter­dire ce qu’ils désirent.

Je dois avouer que con­tourn­er la cen­sure est un des plaisirs qu’on peut avoir en tra­vail­lant dans le théâtre. Depuis la mise en scène de ma pre­mière pièce de théâtre en hiv­er 1987, je fais tout mon pos­si­ble pour écrire tou­jours dans la lib­erté. Je me sou­viens d’un comé­di­en qui me dis­ait que le per­son­nage ne devait pas dire « Je t’aime », car on ne per­me­t­tait pas à l’époque de dire une telle phrase sur la scène. Pou­vez-vous l’imaginer ? On ne pou­vait pas pronon­cer l’une des phras­es les plus belles du monde. Je me sou­viens qu’à la même époque, Akbar Zna­ja­nipour avait mis en scène La Mou­ette de Tchekhov ; un comé­di­en dis­ait à l’autre : « Je m’intéresse à vous », car il était inter­dit de dire « je t’aime ». Voyez-vous dans quelle péri­ode de stu­pid­ité nous viv­ions ? En hiv­er 1987, j’ai fait dire à mon per­son­nage Nahid « je t’aime » en s’adressant à son mari, mon acteur m’a fait remar­quer qu’on ne nous per­me­t­trait pas de pronon­cer cette expres­sion sur scène. Je lui ai répon­du que nous allions garder l’expression et si jamais on nous l’interdisait, nous pense­ri­ons à la façon de la mod­i­fi­er. Heureuse­ment on ne nous a rien dit. Même si on m’avait fait des remar­ques, j’aurais accep­té de chang­er les phras­es en présence des agents de l’organisme de cen­sure ; finale­ment nous avons fait ce que nous désiri­ons. Le théâtre est le meilleur art pour man­i­fester de l’insoumission, car c’est un art incon­trôlable. Qua­tre ans après cet hiv­er de 1987 et après plusieurs autres pièces que nous avions mis­es en scène, les autorités ont pris con­science de leur respon­s­abil­ité et ont décidé de me tir­er les oreilles. Ils ne m’ont pas autorisé à met­tre en scène ma pièce inti­t­ulée de l’obscurité. Bien que cette inter­dic­tion con­stitue un sou­venir désagréable dans mon par­cours pro­fes­sion­nel, elle ne m’a jamais con­duit à chang­er de chemin et à me soumet­tre à la volon­té de ceux qui m’ont imposé cette inter­dic­tion. Je me suis heurté à des obsta­cles dès mon pre­mier tra­vail. La mise en scène de Night Moth­er de Mar­sha Nor­man était ma pre­mière présence pro­fes­sion­nelle dans le théâtre iranien et nous avons fait beau­coup d’effort pour pou­voir la met­tre en scène. Le Con­seil de cen­sure ne nous don­nait pas la per­mis­sion de présen­ter cette pièce. On dis­ait que son thème propageait le sui­cide. Je crois que nous avons joué clan­des­tine­ment cette pièce plus de cinquante fois dans le sous-sol de la mai­son pater­nelle de Pan­théa Bahram (l’un de deux comé­di­ens de la pièce) et beau­coup d’artistes du théâtre iranien ont vu notre présen­ta­tion. Finale­ment l’un des spec­ta­teurs de ces séances clan­des­tines a par­lé avec le directeur du cen­tre des arts du spec­ta­cle de l’époque (avant juin 1997) et il a telle­ment admiré notre tra­vail que le directeur m’a appelé et nous a per­mis de présen­ter cette pièce dans la salle numéro 2 du Théâtre de la Ville (Téhéran). C’était ain­si que notre présen­ta­tion a été accueil­lie par le plus grand nom­bre des spec­ta­teurs de cette année-là sans que per­son­ne ayant vu notre spec­ta­cle ni faisant par­tie de notre équipe ne se soit sui­cidé. J’ai com­pris désor­mais que pour toute pièce que j’écris ou que je mets en scène, je pour­rais enten­dre une réponse néga­tive, mais je dois faire ce que je veux. Tout ce que j’ai écrit à par­tir de ce moment-là était un effort pour exprimer l’insoumission. Il est pos­si­ble que cer­tains ne veuil­lent pas avoir les ennuis qu’impose l’insoumission et qu’ils préfèrent se com­porter selon les règles du con­formisme pour éviter les embar­ras éventuels. Mais un con­seil que je donne dans mes ate­liers d’écriture, c’est que pour être dif­férent, il faut sor­tir des trou­peaux et être courageuse­ment insoumis. Nous vivons dans une telle sit­u­a­tion désagréable parce que beau­coup de gens ont préféré de vivre tou­jours dans le con­formisme pour éviter tout embête­ment. C’est un grand plaisir de désobéir dans un pays où il est inter­dit de dire beau­coup de choses.

Une Minute de Silence. 2016_Canada, met­teur en scene Mohamad Yaghubi_Source des photos_Archive per­son­nelle de Mohamad Yaghu­bi.

F.CH : Quand vous écriv­iez une minute de silence, n’aviez-vous pas pen­sé au
fait que l’enchaînement suc­ces­sif des meurtres ou les autres événe­ments de
cette époque-là se voy­ait claire­ment dans votre pièce, et que cela aurait pu se
sol­der par la cen­sure et l’interdiction de la mise en scène de cette pièce ?

M. Y : J’ai présen­té cette pièce à l’époque où même le prési­dent du pays avait était obligé
(pour des raisons dont je doute qu’elles aient été human­i­taires) d’avouer que
les respon­s­ables de ces meurtres n’étaient autres que quelques agents du
min­istère de l’information et de la sécu­rité nationale. J’ai prof­ité de cette
occa­sion his­torique et j’ai pu met­tre en scène ma pièce. Quand je décide
d’écrire, quand je com­mence à écrire, je ne me demande jamais si on
m’autorisera à présen­ter ma pièce ou non. Dans une société aus­si fer­mée que
l’Iran, tout citoyen pour­rait ressem­bler au per­son­nage de Kaff dans la nou­velle
devant la porte de Frantz Kaf­ka. Si vous atten­dez la per­mis­sion pour
entr­er dans le château, il est pos­si­ble qu’on ne vous per­me­tte jamais d’y
entr­er. Pour écrire, il ne faut pas atten­dre la per­mis­sion. Il faut écrire et
essay­er ensuite de met­tre en scène vos écrits. J’ai écrit (ma pièce) dans
l’espoir de la met­tre en scène et elle a été mise en scène. Je peux dire
fer­me­ment qu’un sys­tème déter­miné n’est pas en vigueur en Iran. Les choses qui
provo­quent la sen­si­bil­ité des respon­s­ables sont presque évi­dentes, pour­tant il
ne faut pas faire atten­tion à cette sen­si­bil­ité. Tout ce que vous écrivez en
Iran pour­rait être incon­ven­able et prob­lé­ma­tique selon le Con­seil de cen­sure.
Obtenir l’autorisation de la mise en scène pour Écrire dans l’obscurité
était plus dif­fi­cile que celle d’Une minute de silence. Au moment où
j’ai écrit Écrire dans l’obscurité, per­son­ne n’imaginait qu’il était
pos­si­ble de met­tre en scène une pièce por­tant sur les élec­tions prési­den­tielles
dou­teuses et les émeutes de juin 2009. Pour­tant j’ai écrit une pièce et je l’ai
mise en scène en 2010 mal­gré tous les tra­cas. Cette pièce a été révisée et
mod­i­fiée six fois pour qu’on puisse obtenir enfin la per­mis­sion de la met­tre en
scène. Je promet­tais de répar­er toutes les objec­tions faites par les agents de
cen­sure. J’avais com­pris que le Con­seil de cen­sure avait adop­té une nou­velle
atti­tude ; ils cher­chaient la petite bête au point qu’on se sen­tait
méprisé et qu’on renonçait à met­tre en scène sa pièce. J’ai décidé de ne pas me
sen­tir méprisé et de ne pas don­ner des pré­textes au Con­seil de cen­sure pour
dés­ap­prou­ver mon tra­vail. Plus ils trou­vaient d’objections à mon texte, plus je
leur promet­tais de cor­riger et d’éliminer les prob­lèmes. J’avais l’intention de
ne pas être fatigué et de les fatiguer au con­traire. Et comme je vous ai déjà dit, cette pièce a été finale­ment mise en scène après six fois des mod­i­fi­ca­tions et beau­coup d’obstination de notre part même si elle a subi de nom­breuses cen­sures.

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Mohammad Yaghubi
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Écrit par François Chabanais
Doc­tor­ant en Arts du spec­ta­cle, sous la direc­tion de la Pro­fesseure Chan­tal Mey­er-Plan­tureux. Uni­ver­sité de Caen-France.Plus d'info
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