Le renoncement éclairé des violentés

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Critique

Le renoncement éclairé des violentés

Le 22 Juin 2017

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

À pro­pos de :

Gian­ni Schic­chi de Gia­co­mo Puc­ci­ni, mise en scène Hâdi Ghozât (Tehran Opera Ensem­ble)
Let­tres pour Thèbes de Moham­mad Charmshir, mise en scène Sia­mak Ehsaei
Antigone de Sopho­cle, mise en scène Homây­oun Gha­nizâdeh (Com­pag­nie R.A.A.M)
Silence de la mer de Rézâ Gouran d’après Ver­cors, mise en scène Nimâ Dehghan
Woyzeck d’après Büch­n­er, adap­ta­tion, mise en scène et scéno­gra­phie de Rézâ Ser­vati (Max The­atre Group)

Prélude

2013 :
Papa chéri, bénis-moi ou je me jette à l’eau.

En juin 2013, le prési­dent réfor­ma­teur Has­san Rohâni est élu prési­dent de la Prési­dent de la République d’Iran. Après huit années d’une prési­den­tielle mou­ve­men­tée, celle du con­ser­va­teur Mah­mood Ahmad­inéjâd, et de lour­des sanc­tions inter­na­tionales, la sit­u­a­tion poli­tique va pro­gres­sive­ment s’améliorer.
Juste avant ces élec­tions, pour la pre­mière fois depuis l’instauration la République islamique d’Iran, a lieu, à Téhéran, la créa­tion inat­ten­due d’un opéra. Inspiré de l’histoire vraie d’un fal­sifi­ca­teur flo­rentin, évo­quée dans le Chant XXX de L’Enfer dans La Divine Comédie de Dante, Gian­ni Schic­chi1 est représen­té dans la grande salle du Talar Vah­dat2. Les restric­tions d’ordre religieuses à l’encontre du chant solo féminin sont sévères, mais le min­istère de la cul­ture et de l’orientation islamique, après réflex­ion, con­clut que la cen­sure islamique ne peut s’appliquer au réper­toire lyrique de la musique occi­den­tale.
De tous les opéras en un acte du Réper­toire, pourquoi le met­teur scène a‑t-il choisi celui-ci pré­cisé­ment ? Nul doute que la présence d’un thème récur­rent sur la scène irani­enne, la soumis­sion des fils à la loi abso­lutiste du père, y avait con­tribué. Le man­dat d’Ahmadinejad touche à sa fin, mais les évène­ments trau­ma­tiques de juin 20093 hantent encore les con­sciences.
Avec ses nou­veaux rich­es bouff­is, ses fan­tômes émaciés d’une bour­geoisie oubliée, celle pous­siéreuse de l’ancien régime, et surtout les Enfants de la Révo­lu­tion – une nou­velle classe moyenne, une jeunesse trente­naire majori­taire, active ou en quête d’emploi, des étu­di­ants, artistes et intel­lectuels, soit cette même com­mu­nauté qui par­tic­i­pait active­ment à la vie cul­turelle téhéranaise – ce pre­mier pub­lic d’opéra était rad­i­cale­ment dif­férent de celui du monde occi­den­tal.
Les lumières s’éteignent, deux pianistes dans la fos­se exé­cu­tent la réduc­tion orches­trale, et le rideau se lève pour une mise en scène con­ven­tion­nelle, au décor sim­i­laire à celui de sa créa­tion4, et des cos­tumes Belle Époque dont les grands cha­peaux et les longues robes dis­simu­lent totale­ment le corps féminin. Survient alors le moment atten­du, l’aria de la soprane. Le pub­lic retient son souf­fle. Téméraire, la jeune chanteuse, Shi­va Soroush, campe à l’avant-scène.
Effarouchée, elle ouvre la bouche et une voix au tim­bre inquiété, et au grain d’une matière tour­men­tée, émerge d’une prison sym­bol­ique. Trem­blantes, les notes chevrotantes de l’aria « O mio bab­bi­no caro » (Oh mon papa chéri) déboî­tent les join­tures du temps théocra­tique : les mélan­col­iques songent au passé doré d’un Shah auto­crate ; la jeunesse rêveuse hésite entre l’espoir d’un futur affranchi et la crainte d’une cen­sure régres­sive ; les cor­rom­pus sans scrupule se gavent d’une jouis­sance vocale immé­di­ate.
Dans cet air d’une fraîcheur juvénile, la petite Lau­ret­ta s’adresse à son père bien-aimé : bénis mon mariage avec Rin­uc­cio papa chéri, sinon je me jette à l’eau. Autrement dit, un chan­tage affec­tif déter­miné, un bras de fer inflex­i­ble, était au cœur d’une mélodie vocale des plus ten­dres. Lau­ret­ta obtien­dra dou­ble gain de cause, elle sera et mar­iée et con­damnée. Son père dira oui pour mieux la punir, et l’acquisition d’une dot, en dépit de la for­tune fraud­uleuse­ment acquise du pater­nel, sera des moins cer­taines.
Comblés, les amants trans­gressent l’autorité ; com­plices, ils sont témoins de la cor­rup­tion macabre de Gian­ni Schic­chi ; déclassés, il est improb­a­ble que leur cou­ple sur­vive à la pau­vreté. Un pas en avant pour la lib­erté, trois pas en arrière pour la soumis­sion et la vengeance patri­ar­cale, ils se con­damnent en vérité à la per­pé­tu­ité d’un cer­cle infer­nal.
Dans une Flo­rence médié­vale (con­texte de l’œuvre), une Ital­ie pré­fas­ciste (1918, sa créa­tion mon­di­ale), ou l’Iran (sa con­sécra­tion postrévo­lu­tion­naire), la comédie amère dans Gian­ni Schic­chi jette un trou­ble pro­fond sur les rela­tions d’autorité. L’ordre établi est celui d’un pou­voir ver­ti­cal et le désor­dre engen­dré est celui d’une con­science éman­ci­patrice. Que l’individu prométhéen défie la sacral­ité d’une pyra­mide féo­dale, incar­ne une divinité en la fig­ure d’un Duce, ou se con­fronte au Guide Suprême d’une théocratie, les con­séquences ne seront pas les mêmes. Une lib­erté basée sur le chan­tage ne jus­ti­fie pas la fon­da­tion d’un nou­v­el ordre, et Lau­ret­ta sera per­due ; une indépen­dance qui obtient sa légitim­ité de force, avec la créa­tion d’un ordre fas­ciste, annonce déjà sa chute fatale ; et la rébel­lion qui défie le guide d’une révo­lu­tion religieuse, l’instance émi­nente d’une théocratie, que lui arrive-t-elle ?

Flash-backs
2009 :
Will the father kill the sons ? Or will the sons kill the father ?

Pen­dant l’été 2009, face à la force armée d’une autorité implaca­ble, la jeunesse irani­enne – soit ce même pub­lic d’opéra – empêchée par l’issue stérile du Mou­ve­ment Vert, choisira la défaite en toute con­science. Ce renon­ce­ment, effec­tué en toute lucid­ité par une col­lec­tiv­ité vio­len­tée, cette pos­ture anti-héroïque si tant est que le mot soit jute, pour la survie d’une con­sti­tu­tion sacrée et la péren­nité d’un Guide vénéré, devien­dra, pen­dant le sec­ond man­dat d’Ahmadinejad (2009 – 2013), un thème récur­rent sur la scène irani­enne. Les met­teurs en scène emblé­ma­tiques de cette généra­tion, Rézâ Ser­vati, Homây­oun Gha­nizâdeh, Siâ­mak Ehsâei, Nimâ Dehghan, Amir Rezâ Koohestâni, le déclineront cha­cun à leur tour, par le biais d’adaptations théâ­trales sur­prenantes, dans une vision scénique des plus étranges.

2011 :
Ismène, ma chère sœur, il a plu à Colone hier soir…

Dans Let­tres pour Thèbes5, d’après la pièce éponyme de Moham­mad Charmshir – une libre adap­ta­tion d’Œdipe à Colone de Sopho­cle – Antigone, son frère Polyn­ice, et quelques fidèles servi­teurs d’Œdipe sont écrasés par une chaleur suf­fo­cante, à l’orée déser­tique de la ville de Colone.
Sur un plateau recou­vert de sable, des let­tres des­tinées à Ismène restée à Thèbes, sont jetées à même le sol. « L’enfer de Colone, la cité des gens sans espoir » a écrit Antigone sur l’un des feuil­lets. Des let­tres, par cen­taines, sont aus­si empilées sur des escabeaux, côtés cour et jardin. Depuis com­bi­en de temps sont-ils là ? Per­son­ne ne le sait. « Nous sommes dans un cauchemar, ma sœur, un vrai cauchemar » écrit Antigone à sa sœur.
Ces let­tres ne seront jamais envoyées, elles con­stituent la trame même de la pièce où, dans un dis­cours choral, la voix mono­corde de per­son­nages désœu­vrés – des êtres sans con­tours, aux teints et aux cos­tumes couleur de sable – devi­en­nent les échos inces­sants des phras­es si intimes d’Antigone. « Si l’on m’avait dit qu’un tel lieu exis­tait, je ne l’aurais pas cru. Mais mon père, cet Œdipe sans espoir, n’aurait sans doute pas trou­vé de place où aller si Colone n’existait pas ». Invari­ables, monot­o­nes, le même jour et la même nuit se déroulent indéfin­i­ment, ryth­més par la mélan­col­ie grave d’un vio­lon­celle ampli­fié. Les let­tres évo­quent toutes une pluie soudaine sur Colone, celle qui, rédemptrice, pansera peut-être le dés­espoir et lav­era les plaies d’Œdipe. « Ismène, ma chère sœur, il a plu à Colone hier soir », « Il a plu hier Ismène », « J’avais besoin de cette pluie dans l’enfer de Colone », « Nous étions sous la pluie hier, nous mar­chions et nous per­dions sous la pluie », « La pluie a tout lavé et emporté », « La pluie d’hier m’a fait du bien, si tant est qu’il est pos­si­ble d’aller bien à Colone », « Ismène ma chère sœur, la pluie d’hier était telle­ment douce que notre père est sor­ti de sa cham­bre ».
Œdipe est souf­frant. Ses yeux sont infec­tés de pus et de sang. Des ban­delettes rouges sont net­toyées, pliées par ses proches ; sa tunique rouge des crimes com­mis est réparée, rafis­tolée. Œdipe dort, il ne par­le pas, il hurle seule­ment de douleur. Œdipe est un mon­stre qui fait peur à tous. « Tu l’aimes ? » demande Antigone à son frère. « Non, et toi ? » Elle ne répond pas. Œdipe marche la nuit, quand tous, le corps prostré et le cœur lourd, dor­ment à même la terre. Il lève alors l’index vers le ciel et l’interroge : Œdipe ne com­prend pas la fatal­ité de son des­tin, il ne saisit ni sa faute ni sa blessure.
« Quelqu’un doit mourir ? » demande un proche. « La mort rôde tou­jours auprès de nous » répond Antigone. Le rit­uel de la mort se met en place, des bou­gies sont allumées, encer­clant les con­tours d’un cer­cueil esquis­sé sur le sable. Œdipe s’en approche, s’allonge, et dans la pénom­bre, tous se ban­dent les yeux pour mourir avec lui.

2011 :
Le scan­dale « Antigone »6

« À cause de lui et de ses provo­ca­tions, nous allons tous finir par le pay­er » dit un met­teur en scène en colère, pen­dant le Fes­ti­val Inter­na­tion­al du Théâtre de Fad­jr. Homây­oun Gha­nizâdeh, et la troupe estoni­enne R.A.A.M., a encore fait des siennes dans sa nou­velle créa­tion Antigone, une libre adap­ta­tion de la tragédie de Sopho­cle.
Dans un espace rouge comme le sang de tous les meurtres, la scéno­gra­phie d’Inga Vares offre une vision cen­tral­isée du pou­voir. La table royale est au cen­tre du plateau. Au milieu trône Créon, à ses extrémités siè­gent le futur cou­ple roy­al, son fils Hémon, et sa fiancée Antigone. Au-dessus de Créon, une fenêtre en hau­teur ouvre sur les rem­parts de Thèbes. Dehors pour­rit le cadavre de Polyn­ice ; par-delà la loi de Créon, Antigone a com­mis l’irréparable et des caméras de sur­veil­lance l’ont filmée, recou­vrant le corps d’une terre sèche.
Pour Gha­nizâdeh et la troupe estoni­enne R.A.A.M, la fatal­ité de la tragédie grecque n’est qu’un pré-texte pour exprimer l’indicible d’une vio­lence subie en Iran. Dans une vision scénique hors du temps, des êtres vêtus de longues chemis­es et bon­nets de nuit, tels des pier­rots fan­tai­sistes, avec le teint fardé de blanc et les yeux cer­clés de noir, sont dépourvus d’intériorité psy­chique. Styl­isés, leurs mou­ve­ments cor­porels sont indi­vid­u­al­isés : le vieux domes­tique Tirésias traîne des pieds ; la trop dis­crète Antigone marche à petit pas, avec des gross­es chaus­settes en laine ; la séduc­trice Ismène porte des escarpins à talons qui réson­nent fréné­tique­ment ; l’immature Hémon avance jambes écartées et bottes délacées ; et Créon, seul comé­di­en per­sanophone de la pro­duc­tion (Atti­la Pessyani), fait cla­quer ses bottes lacées dans une démarche assurée.
Il fait très chaud à Thèbes. Créon entre dans sa cab­ine de douche, il attend une eau rédemptrice. Or, tel un fléau, la sécher­esse s’est abattue sur la ville et le cadavre putré­fié de Polyn­ice empeste l’air ambiant et attire les mouch­es. La trot­teuse infer­nale d’une hor­loge rythme la vie régulée d’une journée qui se répète inlass­able­ment. Ismène apporte les œufs, Antigone fait une omelette, Tirésias sert le repas, tous man­gent puis quit­tent la table, Créon fou­ette longue­ment sa femme, son fils joue au golf, et le même événe­ment se répète, avec ses phras­es min­i­males et ses gestes mécaniques. Mais Antigone a été démasquée : l’ordre immuable prend fin, le cli­quetis réguli­er des couteaux et des fourchettes s’arrête, la Cat­a­stro­phe est enclenchée.
Le con­flit éclate entre le père et le fils.
Hémon se jette sur Créon et l’égorge, maud­is­sant son peu­ple et son trône. La scène est cen­surée.
Négo­ciée, elle sera con­servée si le temps avance à recu­lons : la scène du meurtre sera répétée deux fois, et le fils aux pieds de son père lui promet cette fois de servir son peu­ple. Créon tue Antigone, Hémon se pend, Eury­dice se défen­estre, Tirésias fume tran­quille­ment une cig­a­rette, et le tyran, sat­is­fait, entre dans la cab­ine de douche, en caleçon et mar­cel, mal­gré la cen­sure.

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Leyli Daryoush
Écrit par Leyli Daryoush
Leyli Dary­oush est musi­co­logue de for­ma­tion et doc­teure en études théâ­trales. Dra­maturge, chercheuse, spé­cial­iste de l’opéra, elle est mem­bre...Plus d'info
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