En Iran, comme dans tout pays à régime sévère, un nouveau gouvernement, plus souple que le précédent, ouvre une brèche où les artistes s’engouffrent. C’est ce qui s’est produit ces dernières années, principalement à Téhéran.
On a vu apparaître des nouveaux petits théâtres privés à la vie fragile et parfois éphémère, des nouveaux metteurs en scène sachant au besoin jouer au chat et à la souris avec la censure, et un public, jeune pour l’essentiel, qui remplit les salles avec ferveur.
Cela part dans tous les sens, du boulevard à l’expérimental, du minimalisme à l’expressionnisme. C’est grouillant, riche d’avenir. Trop tôt encore pour parler de tendances. L’heure est à l’étoilement. Voici quelques exemples de spectacles repérés au cours de deux voyages effectués à Téhéran ces dernières années.
Le Trou. Sur scène, cinq portes et, sur la droite, l’arrivée d’un l’ascenseur. Où sommes- nous ? Nulle part. Qui sont ces deux flics- détectives qui sortent non sans mal (premiers gags) de l’ascenseur souffreteux ? On ne sait. L’un se fait appeler « inspecteur » et l’autre « sergent » Que cherchent-ils ? « Un jeune homme », un coupable. Ils trouveront cinq jeunes hommes derrière les portes, aussitôt soupçonnés d’être coupables.
Ambiance kafkaïenne pimentée de détails et gags ubuesques, joli cocktail. Par exemple « l’inspecteur » a en main un téléphone portable qu’il brandit comme une arme et avec lequel il photographie tout. C’est bien rythmé, bien joué. Le Trou est une pièce écrite et mise en scène par Jaber Ramezani né en 1987. Il signe des spectacles depuis 2011, après avoir suivi des études de théâtre et de cinéma, en Iran, en Thaïlande et à Mumbai. Le spectacle se donne dans un nouveau lieu, le Théâtre indépendant de Téhéran, 80 places.
Hanté. Une pièce de Farshad Jafari, mise en scène dans des lieux insolites par Behnam Ahmadi (28 ans), encore étudiant. Deux acteurs (S. Balahang et M. Shahedi) et une actrice extraordinaire, Bahreh Radmand. La pièce se donne dans un lieu à peine éclos, deux longues caves voûtées en briques rouges, assez hautes et très longues (les réserves d’eau d’un ancien bain). Une histoire au temps du Shah dans un faubourg de Téhéran entre deux cousins, Javad et Jamal, et la sœur de ce dernier, Javaher. Une amitié entre hommes brisée par la trahison (dénonciation) dont la fille sera la victime. Une ambiance proche d’un rituel de possession très populaire dans le sud de l’Iran, le Zaar. Un spectacle nocturne avec bougies et lampes tempête, une succession de scènes furtives, saisissantes. On pense à Grotowski. Un public restreint due à la petitesse du lieu mais le spectacle s’est donné dans des lieux plus vastes.
Parvâneh (Le Papillon), signé par le jeune Hossein Tavâzonizâdeh se donne (deux fois par jour) pour trois spectateurs. En haut d’un escalier nous attend une jeune fille ; elle donne un bouquet de fleurs au premier spectateur, le second doit enfiler un veston et au troisième on met entre les mains une boite de sucreries, autant d’éléments liés traditionnellement à une cérémonie de mariage. On s’installe dans un salon où les trois femmes vont se relayer pour parler à chacun de nous en regardant de près, les yeux dans les yeux. Trois actrices impressionnantes de présence. À la fin, le mariage n’a pas eu lieu, les trois sœurs sont alanguies sur le balcon, l’air absent elles chantent doucement, le chant s’éteint petit à petit, on comprend que c’est fini et on sort.
Ce sont également des actrices qui interprètent La Maison de Bernarda Alma de FG Lorca, mis en scène par Ali Akbar Alizad.
Une pièce sur l’enfermement et sur l’autorité qui parle en sous-main de l’Iran, un pays qui rêve d’ouverture comme les filles de Bernada. « Après les huit ans de Mahmood Ahmadinéjâd, on avait besoin de cela, les femmes surtout. Pendant les répétitions, les actrices se sentaient si proches de leur rôle qu’il leur arrivait de pleurer » dit Ali Akbar Alizad. Il enseigne à l’université des arts du théâtre et du cinéma de Téhéran après y avoir été étudiant. Il s’est fait connaître en 2004 avec un En attendant Godot de veine comique. Depuis, il a entrepris de monter tout Beckett. Il y a six ans, Ali A. Alizad a créé le 84théâtre avec sept de ses étudiants. Aujourd’hui, ils sont tous partis à l’étranger, sauf lui. « J’aime travailler ici, c’est le seul endroit où je peux travailler ». Il n’est pas le seul à le penser. C’est le cas du jeune Rézâ Servati qui met en scène Woyzeck avec une force exceptionnelle. Un spectacle « d’après » la pièce de Georg Büchner, on le sait, inachevée. Le metteur en scène y ajoute sa propre prose poétique et son étonnante scénographie. Tout se passe sur une courbe, le bas d’un U, semblable
à une piste de skateboard mais tout en bois. De chaque côté en haut de la courbe, un petit espace flanqué à gauche d’une porte, à droite d’une sorte de gigantesque œil de bœuf. À mi-pente, de chaque côté, une petite trappe. Le docteur est une sorte de Méphistophélès. Le capitaine est un colosse aveugle, la scène du rasage est superbe avec un Woyzeck effrayé, maladroit. Woyzeck lui-même est toujours flanqué de son double.
Marie, seule femme de la pièce, est en blanc, ce qui, avec sa coiffe (obligatoire à la ville comme à la scène), lui donne une allure d’infirmière. L’amant de cette dernière est une sorte de héros de BD à combinaison rouge et cheveux iroquois qui la séduira avec ses mirages et ses patins à roulettes. Scène hallucinante, à un moment l’amant scalpe Marie qui se retrouve chauve, et, à la fin, c’est Woyzeck qui se retrouvera affublé de ce scalpe par l’amant, humiliation suprême.
« Cela part dans tous les sens, du boulevard à l’expérimental, du minimalisme à l’expressionnisme. C’est grouillant, riche d’avenir. Trop tôt encore pour
parler de tendances. L’heure est à l’étoilement. »
Ce spectacle, comme d’autres, se joue des règles imposées par le régime islamique, qui valent pour le théâtre autant que pour le cinéma. La femme ne peut montrer que ses pieds (pas les chevilles), ses mains et son visage, un homme ne peut toucher une femme, seule tolérance, la poignée de mains, mais aucune étreinte, même légère, et pas de baisers, bien sûr. Servati transforme ces contraintes en redoublant d’imagination scénique.
Début du spectacle : à Jardin, Marie est assise ; à mi-pente au bas de la courbe, un soldat endormi ou mort. Elle balance un seau (son enfant de quoi s’agit-il ? son enfant est dans le seau ?). De la trappe à Cour sort un énorme rat qui, lentement, vient renifler le soldat puis disparait dans l’autre trappe, près de Marie, après avoir hurlé ou plutôt mugi à la mort comme un loup. Alors apparaît en haut à droite, émergeant de la margelle d’un puits ou d’un sous-marin, le docteur. Derrière lui, dans l’œil de bœuf, un homme monstrueux à tête proéminente est crucifié. Le docteur actionne une tronçonneuse électrique et lui scie les bras, puis fait disparaître le tout dans une trappe. La tête du monstre, vivante et tirant la langue, réapparaîtra plus tard. Tout le spectacle est ainsi traversé de visions, de cauchemars, qui ne sont pas tirés directement de la pièce de Büchner. Dans l’œil de bœuf apparaît alors un soldat semblable à l’autre : Franz. Il dit « Mariiiiiie » comme une plainte qui rappelle le cri du rat. Marie répond « Franz », plus doucement. L’ambiance nous prend et ne nous quitte plus.
Rézâ Servati a fait des études de théâtre à l’université, une thèse sur l’influence de Meyerhold chez Kantor et Grotowski. Pourquoi Woyzeck ? « On sortait de huit années [les années de Mahmood Ahmadinéjâd] où tout allait mal mais où personne ne faisait rien, où chacun était passif comme Woyzeck. Le héros de Büchner ne réagit pas. Dans la pièce, j’ai introduit un double qui ne cesse de lui dire ce qu’il faudrait faire mais qui ne fait rien. »
Son spectacle, lui, fait beaucoup, comme tous ceux dont j’ai parlé (liste non exhaustive) pour un renouveau du théâtre iranien. Fort, on le voit, d’une foisonnante diversité.