Sachli Gholamalizad ou la rage des origines

Théâtre
Portrait

Sachli Gholamalizad ou la rage des origines

D’après un entretien réalisé en mars 2017

Le 11 Juin 2017
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132

En Flan­dre, où elle a atter­ri à l’âge de cinq ans avec sa mère et ses deux frères, il y a trente ans, Sach­li Gho­la­mal­izad est une vedette de ciné­ma et surtout de séries TV. Dans Bunker, qui déroule ses enquêtes poli­cières dans le cadre d’une équipe de la Sûreté de l’État, son per­son­nage, Farah Tehrani, est à son image : une jeune Fla­mande, fière de ses orig­ines irani­ennes et qui n’a pas froid aux yeux. Mais Sach­li Gho­la­mal­izad a une iden­tité plus sub­tile et d’autres ambi­tions esthé­tiques : créer sa pro­pre œuvre de haut niveau, mêlant ciné­ma et théâtre doc­u­men­taire, pour racon­ter son his­toire d’exilée et sa rela­tion agres­sive, com­plexe à sa mère, sa famille et ses deux pays, l’Iran et la Bel­gique. On a pu voir cette sai­son, au KVS, en fla­mand, puis au Théâtre Nation­al, en français, deux volets d’une trilo­gie. Elle y règle ses comptes, en Bel­gique, avec sa mère, dans A Rea­son to talk1, un solo qui a rem­porté un pre­mier prix au pres­tigieux Fringe Fes­ti­val d’Edimbourg (2014).
Dans (Not) my par­adise (2016)2, elle pour­suit de sa hargne, en Iran, le reste de sa famille, un oncle, une tante, une grand-mère, qu’elle assiège de rudes ques­tions, dont l’agressivité n’exclut ni l’humour ni, par­fois, la ten­dresse. Le tout au ser­vice d’une recherche d’identité et d’une chas­se au men­songe intrafa­mil­ial. Pourquoi tant de dis­sim­u­la­tion, au sein d’une famille ?
Au départ il y a cette fuite, aux raisons longtemps dis­simulées : la peur que le fils aîné ne soit mobil­is­able à l’âge de douze ans, en pleine guerre
ira­no-iraki­enne.

Au cen­tre de la con­tro­verse, dans A Rea­son to talk, un affron­te­ment mère/fille, iranien et uni­versel, résumé par l’autrice : En venant en Bel­gique, ma mère a fait de moi une étrangère, une sit­u­a­tion dif­fi­cile à vivre, puisque cette dif­férence a entraîné des con­flits avec mon envi­ron­nement et à l’ école où je me sen­tais rejetée. En même temps, je suis frus­trée de ne pas être capa­ble de lui par­ler, de ne pas com­pren­dre sa peine. Et furieuse con­tre moi-même d’ être une mau­vaise fille, de lui faire un procès pub­lic alors qu’elle s’est com­portée en mère par­faite, pro­tégeant ses enfants. Au fond, ma colère con­tre elle est une colère con­tre moi-même.

Une recherche formelle con­stante
Com­ment éviter le pathos scénique dans ces sit­u­a­tions famil­iales à fond mélo­dra­ma­tique ? En util­isant divers procédés, dont le film enreg­istré. Si je trans­for­mais ma mère et les autres mem­bres de ma famille en per­son­nages de théâtre, le pub­lic ne les aurait ni com­pris ni « sen­tis ». En créant une ver­sion doc­u­men­taire, le pub­lic peut mieux se reli­er à eux. L’actrice/narratrice, qui avoue croire au ciné­ma plus qu’au théâtre, est bien présente mais de dos, tapant un texte pro­jeté sur l’écran, autre dis­tan­ci­a­tion. C’est un peu comme si je jouais du piano, je suis un rythme et les hési­ta­tions de ma pen­sée sont ressen­ties par le pub­lic qui accroche et que je sens con­nec­té, même si je ne le vois pas et qu’ il n’est qu’un lecteur act­if. Par­fois la vidéo en direct met l’actrice en dan­ger et le pub­lic en con­fi­dence : Faire face à un pub­lic me rendrait moins vul­nérable que de lui per­me­t­tre de voir en gros plan, en direct, ce que je ressens, sec­onde par sec­onde.

Dans (Not) my par­adise, elle risque une nou­velle forme, en devenant la voix off du réc­it, une sorte de fan­tôme des généra­tions présentes et passées, qui resur­git « théâ­trale­ment » à la fin pour accueil­lir sa mère, en un curieux hap­py end de théâtre « réal­iste ». Mais le ciné­ma enreg­istré et dif­fusé sous divers angles prend le pou­voir dans la scéno­gra­phie.
Ces recherch­es formelles qui exposent l’actrice vont puis­er dans plusieurs sources avouées, prin­ci­pale­ment irani­ennes. Au cen­tre, le cinéaste Abbas Kiarosta­mi et la cinéaste belge Chan­tal Ack­er­man, tous deux admirés pour l’ hon­nêteté de leur démarche, à la fois réal­iste et poé­tique dont elle se sent proche. Comme du met­teur en scène de théâtre Amir Rezâ Koohestâni, décou­vert au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts de Brux­elles. La pre­mière fois que je l’ai vu, je me suis dit : c’est donc pos­si­ble aus­si au théâtre (et pas seule­ment au ciné­ma) d’être à la fois très réal­iste et très sec. Je m’en suis inspirée sans le copi­er parce que ce que je mon­tre vient du plus pro­fond de moi.
« Familles, je vous hais », vrai­ment ?
Le deux­ième épisode, (Not) my par­adise, cen­tré sur le retour en Iran dans le clan famil­ial, est l’occasion d’un por­trait au vit­ri­ol d’un oncle, qui utilise la loi islamique pour s’attribuer un dou­ble héritage, délestant sa sœur. Filmé, il est agaçant, mais… il exploite la loi islamique à son prof­it parce qu’ il s’estime moins riche que ceux ou celles qui vivent en Europe ou au Cana­da. J’ai appris à aimer une per­son­ne que je hais ! De la grand-mère, atten­dris­sante, on voit l’insupportable mariage à douze ans, avec véri­fi­ca­tion de la vir­ginité. Elle a été ter­ri­ble avec ma mère et tous ses enfants. C’est elle qui a fait de ma mère, puis de moi, une femme en colère, généra­tion après généra­tion. Mais en même temps, ma mère a ouvert un chemin qui m’a per­mis d’aller plus loin.

Et la poli­tique, dans tout ça ?
Depuis toute petite je me suis ren­due compte que tout ce que je fais ou dis est poli­tique par le sim­ple fait que je viens d’Iran. Ça a com­mencé en Bel­gique mais c’est pire main­tenant. Je ne peux pas aller voir mon oncle aux USA ou y jouer ma pièce, parce que je suis née en Iran. Or, en Iran, les gens sont plus pro­gres­sistes que les Améri­cains ou les Européens, qui virent à droite. En par­ti­c­uli­er les femmes, surtout dans les villes, résis­tent à la loi islamique en l’appliquant sub­tile­ment, au min­i­mum. Comme les Irani­ennes n’ont jamais été bien accep­tées dans leur pro­pre société, elles pensent vrai­ment « out­side the box ». Elles s’ intéressent au monde entier alors que beau­coup de mes ami(e)s belges vivent leur pro­pre vie et jouis­sent de leur lib­erté sans s’intéresser vrai­ment à celle des autres.

  1. A Rea­son to talk, octo­bre 2015 au Beurss­chouw­burg, Brux­elles, et mars 2017 au Théâtre Nation­al, Brux­elles. ↩︎
  2. (Not) my par­adise, sep­tem­bre 2016 au KVS, Brux­elles. ↩︎
Théâtre
Portrait
Sachli Gholamalizad
1
Partager
Photo de Christian Jade
Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements